La Couronne de Cuivre

Je te proposais ça parce qu'il est probable que je fasse la première sortie seul, puisque je peux me rendre invisible... avait-il répondu avant que le courtisan ne l'interpelle.
Se tournant vers celui-ci, il prit un ton menaçant :
-Non. Je suis un chasseur de marmotte, je traque ceux qui roupillent, peinards, tandis que les autres triment depuis déjà des heures !
Il sourit et reprit, sans cette fois jouer la comédie :
-Alors, bien dormi ?

Martin s'étira.
" Comme un loir. Et j'aurais pu dormir encore des semaines, je pense. Mais j'imagine que mon soleil interne s'est levé... ou mon sixième sens... Très pratique, les sixièmes sens, dans ma profession."
Il baissa les yeux et se palpa le ventre.
" A moins que ce ne soit mon estomac."
Il sourit.
" Alors, quel est le programme du jour ?"

-Et bien, puisque Rumoc a estimé plus prudent que je m'abstienne de pêcher, et puisqu'il serait sans doute peu avisé de convoquer d'emblée notre ami élémentaire, je propose, pour commencer, un déjeuner de mousse fraiche. Ensuite, chacun pourra vaquer selon son goût, en paressant, en prenant du poisson ou en explorant les galeries voisines pour voir si, d'aventure, certaines donnent directement sur l'extérieur.

Martin s'approcha en tâtonnant.
" Honnêtement, sans lumière, nous n'allons pas faire grand chose." fit le courtisan.
Il jeta un coup d'oeil circulaire.
" J'ai réfléchi. Nous devrions vraiment supprimer l'un des deux drows. Nous n'avons pas besoin de deux d'entre eux et c'est un poids pour nous. Un danger permanent. Laisse-moi m'en occuper. Je le ferai discrètement, dans un des culs de sac, Victor n'a pas besoin de le savoir. Mais nous devons être pragmatiques et ni toi, ni moi, ne pouvons répondre d'eux. Ils pourraient nous trahir à tout moment. Hurler quand nous voulons être discrets. Laisser traîner un pied pour nous faire trébucher. N'importe quoi. Ils n'ont rien à perdre, ils le savent. Je peux comprendre que nous ayons besoin d'un des deux, éventuellement... Mais les deux... Non."

Le barde leva les yeux au ciel : le courtisan n'avait pas tardé à aborder un sujet épineux. Mais en même tempos, vu les circonstances, quel sujet n'était pas épineux ?
-Martin, je ne suis pas très emballé par cette perspective, tu le sais bien... commença-t-il. Nous avons passé un accord avec eux, et je n'ai pas envie de trahir ma parole : ce sont des êtres vils et retors, certes, mais que vaudrions-nous, si nous tombions à leur niveau ?
Il grimaça.
-Et puis, lequel tuerions nous ? Le plus dangereux, probablement, à savoir Krenlyn. Or, il connaît peut-être un moyen détourné de sauver Jehan. Je veux dire... Je l'ai interrogé, avant ton réveil, et il m'a déclaré que les drows ne s'embêtaient pas à soigner ceux à qui ils infligent ce traitement. Rumoc a confirmé qu'il ne mentait pas. Mais il a servi une prêtresse : il connaît sans doute des méthodes employées d'ordinaire pour d'autres usages mais qui pourraient servir malgré tout... Pour le forcer à y réfléchir, je l'ai menacé de le tuer si le petit mourrait et, auparavant, de recourir à... certaines extrémités pour l'encourager à fouiller sa mémoire.
Il poussa un profond soupir.
-Bref, je suis d'avis d'attendre. Ici, nous avons de quoi boire et manger. Nous pouvons garder cette grotte comme camp de base, partir chacun à notre tour en reconnaissance pour trouver la surface, voir ce qu'il s'y passe. Ensuite... Nous pourrons aviser en fonction de la situation au dehors.

Martin soupira.
" Je vais réattaquer chaque matin sur ce sujet, je te préviens. Mais je n'insisterai jamais." fit-il. " J'espère que lorsque nous aurons trouvé la surface, justement, tu réfléchiras plus sérieusement à ce que je te propose. Et si tu veux garder Krenlyn, je ne suis pas contre. Mais je pense que tu te fais des illusions. Tout ceci est dangereux. Enfin, c'est stupide, évidemment que c'est dangereux. Mais c'est un risque supplémentaire. Ils ne nous aideront pas, par principe. Ce sont des drows. Et personnellement, pour sauver ma peau, la tienne, celle des gosses, je me fiche complètement de me mettre à leur niveau. Je n'ai plus rien à défendre de ce côté-là, crois-moi. Survivre est mon credo. Et je me défends plutôt pas mal dans ce domaine. Si c'est eux ou moi, ce sera eux. Plutôt mille fois qu'une."
" Vous parlez de quoi ?" demanda alors Victor, d'une voix ensommeillée.

-Si nous devions en arriver à une telle alternative, si nous devions choisir entre nos vies et les leurs, tu sais bien que je n'hésiterais pas une seule seconde... murmura le barde. Mais, vraiment, je n'ai pas l'impression que nous en soyons encore arrivés là.
Il reprit d'une voix normale, à l'intention de Victor cette fois.
-Oh, nous élaborions juste le programme du jour...
Il se leva, s'approcha de l'enfant.
-Bien dormi ? s'enquit-il.

" Ça va... Je crois que j'ai fait des sortes de cauchemars, mais je ne m'en souviens pas bien... Puis le sol est vachement dur et froid... Mais au moins j'avais moins peur... que quand on était prisonniers des elfes noirs, tu sais. Je crois que même endormi, je sentais qu'on était en sécurité."
Il sourit dans le noir.
" C'est quoi alors, le programme, en fait ?"

-Oh, rien n'est encore décidé. J'en étais à exposer mes réflexions à Martin quand tu t'es réveillé. Je proposais que nous déjeunions - nous n'avons pas encore testé cette fameuse mousse - puis que chacun... fasse ce qui lui convient le mieux, en reprenant des forces, en pêchant ou en allant explorer les alentours. Personnellement, la dernière option est celle qui me tente le plus, d'autant que Rumoc doute fortement de mes capacités à attraper du poisson.

" Le poisson, je peux m'en charger." fit Martin, tranquille. " C'est la seule autre chose que je sais faire."
" C'est quoi la première chose ?"
" Bon, ça va, Victor."
" Ah heu oui, hum. Donc... Heu... Mais moi je ne veux plus dormir sur ce sol tout froid. Je vais faire quoi ?"
" Tu peux prendre Rumoc." fit Martin." Enfin, si Taliesin veut bien te le prêter."

-Martin, je préférerais autant que Rumoc reste avec toi, s'il est d'accord. Sans lui, tu serais handicapé si les drows tentaient quelque chose ou... s'il y avait de la visite.
Il se tourna vers Victor.
-Évidemment, pour toi, l'exploration serait tout de suite moins amusante. Mais si vraiment rester ici t'ennuie trop, je ne vois aucun inconvénient à t'emmener avec moi et à te guider comme je l'ai fait jusqu'à présent.

" Oui, ça me parait chouette. Je ne verrai rien, mais c'est pas grave. Tu me guideras." dit Victor avec un certain enthousiasme.
Martin, de son côté, paraissait moins convaincu.
" Tu es certain que tu veux me confier Rumoc ?" demanda-t-il finalement." Tu ne douteras plus de moi ?"

Taliesin fronça les sourcils.
-Douter de toi ? Pourquoi douterais-je de toi ? Nous ne sommes pas toujours du même avis, d'accord, mais nous sommes sur le même bateau, nous partageons les mêmes objectifs et nous savons que nous les atteindrons plus facilement en nous serrant les coudes. De surcroît, si tu avais voulu me "trahir" ou jouer ta carte personnelle, tu aurais déjà eu des tas d'occasions de le faire.
Et tu me l'aurais dit s'il avait de mauvaises intentions, n'est-ce pas ? songea-t-il, s'adressant à Rumoc.
Une idée lui traversa alors l'esprit.
-Mais peut-être songes-tu au fait que je t'ai suivi sans attendre ton retour, hier... Honnêtement, j'ai surtout craint qu'il te soit arrivé quelque chose : le drow et Victor pensaient que tu étais parti depuis vraiment longtemps.

Taliesin... murmura Rumoc dans son esprit. Tu dois comprendre que mon pouvoir n'est pas infaillible. Je suis très fin. Certainement plus fin qu'un être humain, ou un elfe, ou n'importe quel autre être vivant... Mais ça ne veut pas dire que je suis capable de déceler tout mensonge. Un expert pourrait me tromper. Et Martin est un menteur. Pas ce genre-là. Et tu peux lui faire confiance. J'en mettrais mon cuir à couper. Il a des choses à rattraper et je pense qu'il a choisi de le faire avec vous. Peut-être surtout les gosses. Mais en cela, vous vous ressemblez.
Martin semblait embarrassé.
" Tu peux me faire confiance. Je sais que ce ne sont que des mots. Mais c'est vrai."

Je sais que tu n'es ni omniscient, ni omnipotent... songea l'elfe à l'intention de la ceinture. Il n'empêche : tes pouvoirs sont sacrément appréciables !
Puis, à voix haute :
-Martin, tu peux être rassuré de ce côté-là. Si je ne te faisais pas confiance, je n'aurais pas fermé l'œil en ta présence. Et je ne serais pas sur le point de partir en reconnaissance en laissant à ta garde Jehan... et Rumoc !
Il sourit.
-Bref : tu as toute ma confiance. Sois en certain.

Le courtisan était embarrassé mais il lui rendit son sourire.
" Merci. C'est... ça veut dire beaucoup pour moi. Et je ne te décevrai pas." fit-il avec une gravité presque étrange.
Puis il se frotta les mains et jeta un oeil derrière son épaule.
" Maintenant, à la pêche !"

Taliesin resta quelques instants à fixer le courtisan.
Celui-ci l'étonnait. Certes, il avait toujours été amical, mais n'avait-il pas dit, avant que les drows ne les séparent, qu'il entendait d'abord et avant tout se préoccuper de sa propre survie ? Et voilà qu'à présent, sa confiance lui importait. Sans compter ce qu'avait révélé Rumoc à son sujet...
Bah, au fond, qu'y avait-il d'étonnant à ces surprises ? Il ne connaissait pas Martin : ils n'avaient jamais vraiment eu l'occasion de discuter... Peut-être pourraient-ils remédier à ce manque avant que tout ne soit terminé, pour le meilleur ou pour le pire.
-Tu ne préfères pas que nous déjeunions d'abord ? s'enquit-il. Remarque, si personne n'a faim, je peux très bien emporter une partie de la mousse pour que Victor et moi la dégustions lors d'une pause au milieu de notre expédition.

" Mettez-vous en route." fit le courtisan. " Enfin, dès que tu m'auras rendu Rumoc. Je ne sais même pas où sont mes trous de pêche, et si je dois les trouver à tâtons, je suis mal embarqué..."
" On peut manger en route, moi ça me va."
" Une sortie nous fera du bien. Même si nos invités indésirables sont encore sur l'île... Ça nous fera du bien."

-Je suis bien d'accord, acquiesça l'elfe.
Il se défit de Rumoc, le donna au courtisan, puis se mit en devoir de remplir ses poches de mousse. Enfin, après avoir ceint son épée, il vint prendre Victor par la main.
-En route ! lança-t-il d'un ton léger. Martin, je te souhaite une bonne pêche, et j'espère qu'à notre retour, en échange du poisson que tu auras pris, nous aurons de bonnes nouvelles à t'annoncer.
Ce n'était pas des paroles en l'air : il l'espérait vraiment. C'était essentiel pour leur moral. Pour le sien, surtout.

Taliesin avait déjà exploré les environs la veille, ce qui lui permit de ne pas choisir les couloirs qui menaient directement dans des culs de sac. Le mouvement de la mer, qu'il étudia dans un silence recueilli pendant quelques minutes, lui permit de déterminer avec une quasi-certitude où se trouvait le grand large. Plutôt que d'aller vers l'intérieur supposé de l'île, ils empruntèrent alors un couloir plus transversal, dans l'espoir de découvrir une fenêtre sur l'extérieur. Et ils se mirent en route.
Les couloirs demeuraient très obscurs, et si Taliesin voyait mieux que Victor, sa progression n'était pas pour autant aussi aisée que s'il avait circulé en plein jour. Il fallait donc être précautionneux et la main du garçon dans la sienne n'était pas sécurité suffisante pour éviter les écueils les plus risqués à l'enfant. Mais après quelques éboulis traîtres, ils gagnèrent des couloirs plus larges et moins accidentés, ce qui leur permit même de marcher côte à côte. Ils progressèrent en grignotant leur mousse : amère mais étrangement rassasiante, pendant de longues minutes. Ce fut Victor qui rompit le silence, d'une petite voix chuintante.
" Les elfes noirs... Ils t'ont fait beaucoup de mal ?"

La question du gamin arracha Taliesin à son observation attentive du tunnel - il était constamment en quête de points de repère afin qu'ils puissent regagner leur refuge provisoire sans risque de s'égarer. Il demeura un instant silencieux, pris au dépourvu, puis serra un peu plus fort la main de l'enfant.
-Non, bonhomme, ils ne m'ont quasiment rien fait. J'ai juste été isolé, constamment attaché... Mais on m'a donné de quoi manger. Pour le reste... Leur magicienne, sachant que j'étais barde, m'a fait venir à plusieurs reprises pour que je lui narre des histoires... assez particulières, dirons-nous. Elle m'avait prévenu que vos vies dépendaient de ma capacité à la distraire. J'ai donc fait mon possible pour la satisfaire, et je savais que Jehan et toi étiez vivants. Enfin, j'essayais de m'en persuader. Malheureusement, on ne me disait rien de vous, on ne me laissais pas vous voir... Alors, forcément, j'étais très inquiet. C'était ça le plus dur.
Il s'interrompit, hésitant. De ce qu'il avait pu en voir, aucun des deux garçons ne présentait de signe de maltraitance. Malgré tout, il n'avait pas la moindre idée de la manière dont les drows s'étaient comportés avec eux, et cela le tarauderait tant qu'il n'aurait pas osé poser la question. Or, trouverait-il meilleur moment que celui-ci, alors que Victor venait d'aborder le sujet ?
-Et... Comment ça s'est passé, pour vous ? demanda-t-il enfin, avec autant de douceur que de réticence.

" C'était bizarre." fit Victor, sur un ton pensif, les yeux perdus dans le vague. " Ils n'avaient pas l'air de savoir quoi faire de nous. Au début, ils étaient plutôt méchants, ils nous faisaient des bêtes blagues, du genre une bourrade qui t'envoie à terre quand tu essaies d'escalader un rocher sans les mains... Tu vois, des p'tits machins nuls. Puis après, ils ont commencé à nous tourner autour... C'était bizarre. Moi j'avais peur qu'ils... enfin tu vois... qu'ils attendent quelque chose de nous qu'on n'avait pas trop envie de leur donner... Mais Jehan trouvait qu'ils avaient juste l'air... d'avoir faim. Et de nous regarder comme si on allait leur servir de dîner. C'est sans doute stupide, mais c'est vrai qu'on recevait à manger, et Griselda pas tellement..."
Il se tut une seconde.
" Ils avaient l'air... un peu comme des chiens attachés, tu vois ? Et puis à un moment, c'était comme si quelqu'un les avait détachés. Alors ils... hum..."
Il s'interrompit et poussa un soupir.
" Ils ne se sont occupés que de Griselda. Parfois, ils l'emmenaient. Mais on entendait presque toujours tout. Et parfois, ils n'avaient pas le temps de l'emmener..."
Il eut un sourire un peu cassé.
" C'est pas facile de boucher tes oreilles quand tu as les mains attachées dans le dos, tu sais ça ?"
Nouveau soupir.
" Griselda, elle était vraiment... Quelque part, je pense que ça doit la soulager d'être morte. Même si elle voulait sans doute pas mourir, je sais bien, on ne veut jamais vraiment mourir, mais... ça a dû la soulager quand même. Jehan, pour lui... Je pense qu'il est soulagé aussi d'être endormi. Moi, j'en ai vu d'autres, hein ?"
Il sourit à nouveau.
" Puis Martin nous a rejoints et il a beaucoup parlé avec Griselda. Alors elle a eu l'air de se sentir mieux. A ce moment-là, ils étaient généralement avec nous, sauf quand Martin partait, mais on ne les laissait jamais s'approcher pour nous parler."
Il haussa les épaules.
" Puis on est arrivés au lac, et ils ont emmené Griselda. Et puis j'ai compris à la tête de Martin qu'elle ne reviendrait plus. Pour le reste, je ne me souviens plus bien de ce qui s'est passé... Mais je pense qu'on peut dire que... non, ils ne nous ont rien fait."

Taliesin ne put réprimer un profond soupir de soulagement. Depuis que Rumoc avaient laissé entendre que les drows compenseraient sur les garçons l'absence de Griselda, il n'avait pu s'empêcher de redouter que ce soit réellement advenu... Les dieux soient loués, ce n'était pas le cas. Pourtant, même s'ils n'avaient pas été directement molestés, l'épreuve qu'ils avaient endurée n'en demeurait pas moins atroce...
-Vous avez été très courageux, tous les deux... fit-il. Et je suis désolé que vous ayez eu à vivre cela. Désolé pour le pauvre Jehan qui n'y était effectivement pas préparé. Mais désolé pour toi, aussi. Je préfère ne pas repenser à toutes les épreuves que tu as traversées depuis que nous nous connaissons... Je...
Il s'interrompit. Il s'apprêtait à déballer la culpabilité qui le rongeait : tout cela était de sa faute. Tout cela... et le reste. Jusqu'à la mort des parents de Victor qu'il avait indirectement causée. Cependant, il devait garder ce sentiment pour lui : l'enfant n'avait pas à en partager le poids.
-Je suis désolé, répéta-t-il, faute de mieux. Nous avons déjà discuté des promesses et... J'ai entendu ce que tu m'as dit à cette occasion. Alors je ne te promettrai rien. Je peux juste t'assurer que, chaque jour, je prie de toutes mes forces pour que tes épreuves touchent à leur fin, pour que tu puisses... retrouver une vie normale, sans ces malheurs, sans ces dangers qui t'accablent. Je souhaite de tout mon cœur que ce temps arrive, et s'il m'est possible de faire quoi que ce soit pour accélérer sa venue... Tu peux compter sur moi pour ne pas ménager mes efforts.
Pourtant, en son for intérieur, il se disait que le meilleur service à rendre au gamin serait de sortir de sa vie. Vu comme le mal s'attachait à ses pas, un éloignement ne pourrait qu'améliorer la situation. Chaque nouvel écueil sur leur route l'en convainquait un peu plus.

Victor lui donna une légère bourrade sur l'épaule. Il était embarrassé.
" Ce n'est pas de ta faute, c'est moi qui suis monté sur le bateau." fit-il. " Et je sais bien... tout ça... Je n'en doute pas. Tu ne dois pas t'en faire."
Il sourit.
" Puis tu sais, c'est de toute façon trop tard. Je ne crois pas que je sois destiné à être un fermier. Je serai aventurier ! Je le suis déjà ! J'ai vu tellement de choses... Je ne pourrais jamais rester chez moi à attendre que les pommes murissent ou que le voisin vienne me raconter les derniers potins de son étable. Je le sens bien... Je serai le barbare à dos de dragon, tu te souviens ? Simplement... J'ai envie de savoir me défendre mieux."

Le barde, déjà honteux de s'être abandonné à de vaines paroles qui ne le trompaient pas lui-même, fut reconnaissant au garçonnet d'aborder un thème un tantinet moins douloureux. Aussi sauta-t-il sur l'occasion :
-Je te comprends. Et nous y veillerons. Quoi que, tu peux m'en croire, tu sais rudement bien te défendre quand tu deviens berserk. Tu avais déjà terrassé des loups et un lion par le passé ; à présent, tu peux ajouter à ton tableau de chasse des drows et des naïades. Ah, et un barde verbeux également : nous nous sommes battus en duel, à un moment. J'avais été ensorcelé, j'étais voué corps et âme à ces créatures infâmes... En quelques passes d'armes, tu m'as mis au tapis et brisé le charme. En un mot comme en sans : tu m'as empêché de faire des bêtises et tu m'as rendu la raison.

Victor haussa les sourcils avec une grimace.
" Je ne sais pas si c'est une si bonne nouvelle... Je dois dire que... j'aimerais mieux réaliser tout ça en gardant... un certain contrôle... et un souvenir, aussi, de ce que j'ai fait." murmura-t-il. " En même temps, c'est sûr que c'est pratique. Et c'est vrai que les berserkers, ils oublient aussi tout. Mais quand même... Je pense que je préférerais être un paladin ou quoi. Enfin, peut-être pas un paladin. Un chevalier-dragon. Avec Méli. Ce serait terrible !"

-Terrible et digne d'être narré ! enchaîna l'elfe sur le même ton. Outre faire le bien et récolter gloire et renommée, tes prouesses me permettront de relancer ma carrière !
Il n'avait pas du tout le cœur à semblables conjectures, bien qu'il fît effort pour s'y abandonner. Et il ne put s'empêcher de revenir au présent.
-Je comprends que cet état dans lequel tu tombes parfois t'inquiète et te dérange. Mais il y a un point capital dont j'ai fait l'expérience : même quand tu es berserk, tu ne fais pas de mal à tes alliés. Bien sûr, dès que nous en aurons la possibilité, nous essaierons de... te libérer de ça. Mais en attendant, si cela doit se reproduire, tu peux être rassuré : tu es exceptionnellement dangereux... pour tes seuls ennemis ! Sais-tu que tu as effrayé nos affreux drows ?

Victor ne parut pas complètement convaincu.
" Je t'ai épargné toi, il y a une nuance. Tu n'es pas exactement le premier allié venu." fit-il. " J'aurais peut-être tué Martin ou Griselda, ou même Jehan... On ne peut pas juger de ce que je ferais parce qu'une fois, dans des circonstances bien particulières, je n'ai pas porté de coup..."
Il secoua la tête.
" J'espère que ça ne se reproduira plus trop souvent. Ce serait un bon signe que les choses s'améliorent... Même si elles ne s'amélioreront sans doute pas encore tout de suite."
Il haussa les épaules.
" Et je veux un droit de regard sur les ballades que tu écriras sur moi !"

-Alors là, c'est hors de question ! s'exclama Taliesin. Si tu veux que soient publiées des biographies autorisées, tu pourras payer des scribouillards ! Mais un barde doit conserver la liberté de l'artiste, et celle-ci ne souffre aucune ingérence, aucune censure. Je décrirai tes aventures comme je le jugerai bon, c'est à dire en ne rapportant que la stricte vérité ! Ah, je vois déjà les damoiselles se pamer en découvrant tes précoces talents de séducteur, au "Rendez-vous des moins que rien", quand tu t'étais déjà acquis un duo d'admiratrices empressées...

" Fais attention, alors... Je pourrais décider de devenir barde aussi, dans ce cas, et ma vengeance serait terrible !" s'exclama le petit garçon. " J'aurais aussi un catalogue de hauts faits à présenter aux foules en délire ! D'ailleurs, je vais m'y mettre tout de suite..."
Il prit une profonde inspiration.
" Il était un petit elfe, pirouette, cacahuète,
il était un petit elfe,
qui s'appelai-ait Taliesin, qui s'appelai-ait Taliesin !
Il avait des grandes oreilles, pirouette, cacahuète,
il avait des grandes oreilles,
et des yeux gris comme les cailloux, et des yeux gris comme les cailloux !"

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