La Couronne de Cuivre

Astrée hocha la tête.
" Oui, je vois que tout semble aller..."
Le centaure nu était clairement un ancien esclave. Pour les autres, il était plus difficile de savoir.
" Les luméniens ont-ils discuté avec vous de la suite des événements ? Vous dites que vous attendez de rentrer... Mais peut-être que certains d'entre vous n'ont pas de lieu digne de ce nom où loger. Faut-il organiser quelque chose pour la nuit prochaine, ou pour les repas ? Et savez-vous s'il manque encore beaucoup de centaures, au fait ?"

" Il y a largement de quoi loger tout le monde, dit le centaure. Nous verrons qui a besoin de solitude, qui préfère rester en groupe. Peut-être certains préféreront-ils aller camper en forêt ou demeurer à l'extérieur."
Il leva les yeux sur le ciel clair.
" Les nuits sont fraiches, cependant. Mais notre souci principal est que chacun puisse disposer de lui-même, sans contrainte. Tant pis si certains réalisent demain matin qu'ils ont fait un choix mal inspiré. Pour le reste, le capitaine de Tempera nous a dit qu'on nous apporterait de quoi manger avant la mi-journée. Elle a parlé de cuisiniers à pied d'oeuvre."
Les centaures se dévisagèrent en souriant.
" Et nous ne savons pas combien de centaures sont manquants. Il est difficile de savoir exactement combien nous sommes. Et qui a survécu, accessoirement."

" Je vois que tout s'organise à merveille, répondit Astrée en souriant. C'est l'essentiel..."
Il n'était probablement pas utile de parler tout de suite d'avenir. Ils avaient besoin de réaliser ce qui se passait, de prendre leurs marques. De se sentir libres.
" En tout cas, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me le dire. A moi, ou aux soldats, bien sûr. Mais je pense que je vais rester un petit moment dans les parages, ajouta-t-elle. Enfin, sauf si vous souhaitez rester juste entre centaures. Je comprendrais très bien si vous préférez éviter toute présence humaine..."

Les centaures s'entre-regardèrent.
" Je pense mieux vous pas venir dans groupe, dit alors la femme. Pour sécurité."
Les autres acquiescèrent.
" Nous ne pouvons pas répondre de tout le monde. Et les émotions sont extrêmes, chez certains."

" Je comprends...", acquiesça Astrée.
Non, tout n'allait pas pour le mieux, et c'était prévisible.
" J'imagine que vous avez déjà désigné quelques-uns parmi vous pour organiser un service d'ordre minimum. Mais effectivement, on ne peut jamais tout prévoir. Je vais rester un peu à l'écart, dans ce cas..."
Elle voulait voir, de ses yeux, comment ça se passait, comment tout s'organisait entre eux. Parvenaient-ils à gérer les éventuels débordements ? De quelle manière ? Mais bien sûr, simple petite humaine au milieu des centaures, elle ne ferait pas le poids si elle se trouvait au milieu de tout ça. Il fallait qu'elle se trouve un point d'observation en-dehors du groupe, suffisamment à l'écart pour qu'ils ne se sentent pas menacés par sa présence, suffisamment proche pour voir et entendre.
Elle réalisait qu'elle raisonnait comme s'il s'agissait de centaures sauvages, en voulant les laisser régler les choses entre eux... Et pourtant ils n'étaient pas des centaures sauvages. Mais elle ignorait comment se comporter avec eux.
" Est-ce que ça vous dérange si je m'installe un peu plus loin ? Comme ça, je suis disponible si vous avez besoin de quoi que ce soit. J'ai une trousse de secours par exemple... Et, accessoirement, j'attends des nouvelles des groupes partis dans la vallée."

" Vous n'aurez pas la meilleure vue sur la vallée en restant ici. Les murailles vous en cachent les trois-quarts, remarqua le centaure. Mais faites à votre guise. Vous êtes libres comme nous le sommes."
Ils ne se replièrent ensuite pas vers leurs congénères mais attendirent de voir ce que ferait la rôdeuse. Les prés et les champs l'environnaient ainsi que quelques bosquets. Le terrain était plat et sa seule bonne vue sur toute la zone viendrait des remparts.

Ils se méfient de moi, songea la rôdeuse. Et l'inverse était vrai. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander s'ils la surveillaient juste par souci de sécurité ou parce qu'ils cherchaient à lui cacher des choses. Par exemple, y avait-il des centaures qui souhaitaient rejoindre la harde et qui en auraient été empêché, pour les protéger de l'influence des sauvages ? Hum... non, elle devenait paranoïaque. Ils avaient dit qu'ils les laisseraient libres d'aller camper en forêt... donc ils étaient libres, potentiellement, de rejoindre la harde.
Un peu désoeuvrée, elle s'éloigna lentement, longeant un moment la clôture en tendant l'oreille aux murmures des conversations, puis s'éloigna en direction de la porte est, pour rejoindre les remparts. De là-haut, elle verrait mieux, bien que trop loin pour intervenir. Si elle en avait l'occasion, elle s'efforcerait aussi d'accompagner les luméniens qui apporteraient le repas.

Il lui fallut rapidement choisir car les Luméniens étaient justement en train d'apporter à manger. Ils transportaient d'énormes marmites dans lesquelles un ragoût mélangé avait mitonné et ils gagnèrent la sortie du village en les transportant sur des chariots. Il y avait aussi mille bols et cuillers : sans doute s'étaient-ils servis dans les maisons désormais vides. Ils acceptèrent l'aide d'Astrée mais cela ne lui permit pas d'entrer dans la zone où se trouvaient les centaures. Le transfert se fit en périphérie, plusieurs des créatures se présentant pour prendre le relais. Les soldats humains ne forcèrent rien et se retirèrent dès que la livraison eut été effectuée. La rôdeuse n'avait d'autre choix que de les suivre et de grimper sur les remparts. De là où elle était, elle avait une vue sur la vallée, mais la zone ouest était très éloignée et elle ne pouvait pas savoir par où arriveraient les groupes de retour de la vallée. Elle en vit rentrer deux pendant le temps où elle reste perchée. Tous étaient composés de soldats, de quelques humains à pied, de quelques centaures qui les précédaient. Dans aucun d'entre eux elle ne reconnut la silhouette de Reynald.

Il lui semblait que le groupe de Reynald s'éloignait vers le nord-est lorsqu'elle en avait suivi les traces, donc il devait arriver du bon côté. Mais ils avaient eu cent fois le temps de changer de trajectoire depuis, et s'ils se trouvaient toujours aussi loin au fond de la vallée, ils ne rentreraient peut-être pas avant le lendemain.

Jetant parfois des coups d'oeil à l'horizon, elle préféra finalement se concentrer sur la surveillance discrète du groupe de centaures, essayant d'évaluer combien ils étaient, de repérer si certains semblaient perdus, paniqués, observant ceux qui s'isolaient, se demandant combien restaient nus, ou si certains auraient la curiosité de sortir du pré, cherchant à repérer ceux qui faisaient peut-être office de service d'ordre ou de leaders. Par certains côtés, il était préférable qu'ils restent entre eux, protégés de toute interférence humaine. Mais elle aurait souhaité qu'ils soient pris en charge par la harde et non par les centaures d'ici, qui avaient des idées bien arrêtés et des préjugés défavorables à l'égard des centaures sauvages. Malheureusement, elle ne pouvait pas grand-chose pour contrer leur influence. Essayer de pénétrer à l'intérieur de l'enclos contre l'avis des meneurs aurait été mal perçu. Et puis, peut-être ne cherchaient-ils nullement à les influencer, en réalité.

Elle profita également de son inactivité pour interroger les gardes postés sur les remparts, leur demandant s'il y avait eu des débordements, des réactions difficiles. Dans un moment, elle redescendrait faire un tour dans le village, curieuse de voir où en était la fouille des maisons, curieuse, également, d'entendre ce qu'on disait aux captifs lorsqu'on les libérait. Elle s'arrangerait pour accompagner un petit groupe de centaures libérés jusqu'au pré, pour voir comment ils étaient accueillis. Tout cela était sans doute inutile, mais elle avait envie de voir et d'entendre, de comprendre comment ils réagissaient, de savoir de quel bois ils étaient faits... Et puis, ça lui occupait l'esprit.

Les centaures demeuraient calmes. Parfois, certains s'éloignaient du groupe, sans que cela crée de commotion. De nouveaux centaures arrivèrent de l'intérieur de Montequine. Parmi eux, une jeune femme s'en fut au triple galop vers la forêt, sans que personne ne l'en empêche, même si de nombreux regards la suivirent. Astrée voyait que parmi les centaures domestiques, certains étaient très éprouvés ou nerveux, mais les choses étaient contenues par des discussions et des étreintes. Elle ne vit nulle violence, à aucun moment. Si quelqu'un partait subitement au galop, personne ne s'interposait. Les seuls qui furent rappelés à l'ordre furent les enfants, dont l'énergie devenait parfois destructive. Deux femmes les sermonnèrent, ils firent mine d'écouter, puis reprirent leurs jeux de course poursuite. La rôdeuse repéra quelques centaures qui circulaient particulièrement entre les groupes, toujours en mouvement, et c'était peut-être leur service d'ordre, leurs leaders, ou simplement des personnes qui avaient besoin de s'enquérir des besoins de chacun. Cinq centaures partirent à la rivière pour laver leur vaisselle. D'autres semblaient s'être endormis. Un certain nombre lorgnaient Montequine avec attention.
Sur les remparts, les soldats luméniens apprirent à Astrée que les tout débuts avaient été un peu plus chaotiques mais que cela faisait plusieurs heures maintenant que la situation était stable et tranquille.

Bon... Tout allait pour le mieux, apparemment. Ils prenaient juste la précaution de limiter les contacts avec les humains. La fin de journée serait sans doute plus problématique, lorsqu'il leur faudrait décider de l'endroit où ils voulaient dormir. Il y aurait peut-être à ce moment-là, à nouveau, des contacts avec les montequins restés cloîtrés, et ça pouvait réveiller des tensions.
Elle songea à la harde, se demandant s'ils s'étaient regroupés, et si les rescapés parvenaient à les retrouver. Il leur faudrait les accueillir, les réconforter, mais sans Neffen pour les aider, comment feraient-ils ? Dymphéa lui avait expliqué l'importance de son rôle. Il faudrait qu'ils apprennent à fonctionner autrement...

Puisqu'elle n'avait rien d'utile à faire ici, et qu'elle n'avait pas envie de simplement guetter pendant des heures et des heures l'arrivée de Reynald, elle finit par redescendre dans le village, revenant vers le bâtiment où elle avait laissé Tybert.

Il y avait un peu plus de monde autour de la bâtisse, notamment le capitaine de Tempera, un homme en robe de mage et une femme en habits de clerc, appartenant au culte lathandrite. Ils paraissaient avoir une discussion animée, sans tension particulière cependant. Deux soldats luméniens attendaient un peu plus loin, aux côtés d'un centaure qui paraissait circonspect. Mara avait disparu, tout comme l'un ou l'autre de ses compagnons. Pas de traces de Tybert. Un homme portant les couleurs de Goran demanda à Astrée si elle avait faim. Le ciel se couvrait doucement au-dessus de leurs têtes.

Astrée commençait à avoir faim, effectivement. Elle ne s'était guère préoccupée de se nourrir convenablement ces derniers jours. Elle observa quelques instants le centaure, peut-être un captif récemment libéré, puis salua d'un signe de tête et d'un sourire le capitaine de Tempera. Si elle souhaitait lui parler d'urgence, elle l'intercepterait, sinon, ça attendrait bien encore quelques minutes...
" Je mangerais bien un morceau, effectivement, répondit-elle au cavalier de la Trouée. Et il faudra aussi que je voie le capitaine, quand elle en aura terminé..."

Le mage et la prêtresse finirent par s'écarter tandis que le soldat ramenait un bol de ragoût fumant à Astrée ainsi que quelques tranches de pain. Le capitaine de Tempera fit signe à la rôdeuse d'approcher.
" Et bien. On peut dire que vous avez pris des libertés avec ce que nous avions convenu, dit la militaire sans ambages. J'ai ouï dire que votre compagnon d'infortune n'avait pas tellement apprécié le voyage."

Astrée acquiesça avec une grimace.
" Je ne suis pas sûre d'avoir vraiment compris ce qui s'est passé, je dois avouer... Il y a eu un problème entre sa magie et celle de la pierre des centaures, une sorte d'interférence. Il a fait un malaise en arrivant là-bas, il était impossible de le réveiller... et apparemment il ne pouvait plus lancer de sortilèges dans les jours qui ont suivi. Mais je ne l'ai pas revu depuis. J'étais partie chercher du secours auprès de la harde de centaures, et les montequins l'ont retrouvé avant mon retour... Heureusement pour lui qu'il est bon parleur, il a dû savoir les convaincre qu'il n'avait rien à voir dans tout ça... Mais... voilà, il nous était impossible d'être au rendez-vous prévu... Je suis désolée."

Elizabeth inclina la tête en haussant les sourcils, mais n'ajouta rien.
" Peu importe. Vous êtes là, désormais, et vous avez survécu. En ce qui me concerne, vous êtes libre de faire ce que bon vous semble. Nous avons désormais assez de preuves et de témoignages pour mener tous les procès du monde. Le principal aura lieu à Luménis, probablement. Il est possible que le procureur ait besoin de vous, mais ce n'est pas certain, et nous vous contacterons en temps utiles."

Astrée hocha la tête.
" Je serai à votre disposition, bien sûr..."
C'était rassurant de savoir que tout était en de bonnes mains. Mais tout de même, elle aurait voulu en savoir plus. Après une hésitation, elle ajouta.
" Pourrais-je savoir, par curiosité, quels sont les Montequins que vous avez arrêtés ? D'après le peu de choses que j'avais pu entendre et observer, il me semble que les principaux responsables étaient Bertille, l'herboriste, et Abel, le chef du conseil. Il y avait aussi au moins un autre membre du conseil, en gilet de cuir, dont j'ignore le nom, qui approuvait totalement leurs décisions... mais en revanche, leur clerc était opposé à ce qui se passait, même s'il n'osait pas le dire assez ouvertement. Et il y en a d'autres qui ne sont pas de mauvais bougres, mais qui semblaient juste sincèrement persuadés que les centaures n'étaient guère plus que des bêtes... ou d'autres pour qui la guerre justifiait tout, aussi. "
Démêler tout ça serait loin d'être simple. Elle était bien contente de ne pas être juge...

" Nous avons arrêté les membres du conseil, ainsi qu'un certain nombre d'autres personnalités. Ils seront rapatriés sur Luménis dans les heures à venir, en l'attente de leur procès. Pour le reste de la population, les responsabilités apparaîtront peu à peu, suivant que les centaures désirent, ou pas, une résolution collective. Je pense que certaines victimes auront à coeur d'obtenir une condamnation de leurs bourreaux. Quoi qu'il en soit, la majorité des gens vont devoir renoncer à leur mode de vie et au village où ils sont nés. En soi, c'est déjà une rude punition, ne pensez-vous pas ?"

Astrée acquiesça.
" Tout à fait. C'est ce que souhaitait la harde : que la justice soit rendue, les principaux responsables arrêtés, et ils voulaient également que tous les humains quittent Montequine. Cependant, je sais que certains centaures nés en captivité ne partagent pas tout à fait ce point de vue, et estiment qu'il est possible de cohabiter avec une partie des montequins... Et je ne sais pas ce que veulent, désormais, les centaures sauvages. La harde n'existe plus, les Montequins s'en sont pris à la pierre à laquelle ils étaient liés et leur shaman est mort. Peut-être souhaiteront-ils partir vers d'autres hardes. Peut-être, au contraire, voudront-ils rester et mettre en place une nouvelle organisation, sur place, avec ceux nés en captivité... et dans ce cas je doute qu'ils acceptent la présence d'humains."
Elle haussa les épaules.
" J'imagine que vous allez devoir rester quelque temps encore, le temps de démêler tout ça. Peut-être souhaitez-vous rencontrer le chef de la harde, aussi ?"

Le capitaine de Tempera sourit gravement.
" En réalité, je ne suis pas certaine qu'il soit dans son intérêt de sortir des bois, dit-elle alors. En l'état, les exactions commises par les Montequins envers les centaures domestiques sont déjà suffisantes pour obtenir de lourdes condamnations : il y a eu de l'exploitation sous toutes ses formes, sans parler des meurtres et des mutilations. La harde sauvage en devient presque... inutile dans l'acte d'accusation. Or les centaures libres se sont rendus coupables d'actes effroyables, eux aussi. Bien sûr, on pourrait imaginer une forme d'amnistie... Mais même quand on est en guerre, il y a des règles pour ne pas tomber dans la barbarie. Bref, je ne sais pas si nous devons nous rencontrer."

" Je ne sais pas... Je ne connais pas vraiment l'historique de cette guerre, je n'ai pas eu le temps de confronter les versions des uns et des autres. Je n'ai vu que l'instant présent, c'était largement suffisant... "
C'était un demi-mensonge, mais elle ne voulait pas dire quoi que ce soit qui puisse accabler la harde. Était-il vrai qu'ils avaient assassiné une trentaine de gosses ? Elle n'arrivait pas à se l'expliquer... En quoi le fait de monter un jeune centaure mettait-il en danger la harde ? Il n'y avait que ça qui les aurait conduit à un tel crime, lui semblait-il. Et avec la mort de Neffen, peut-être ne saurait-elle jamais le fin mot de tout ceci. Dymphéa saurait-elle l'expliquer ?
" Mais je vous fais confiance pour juger de ce qui est nécessaire ou pas à la résolution de cette affaire, conclut-elle avec un sourire confiant. Si vous estimez inutile de rencontrer les centaures sauvages, c'est sans doute mieux ainsi."
Elle ne pouvait pas lui expliquer que pour elle, l'un des pires crimes commis par les montequins était d'avoir fait détruit la harde. L'officier ne comprendrait pas. Et puis, la destruction de la magie liant une harde n'était probablement pas un crime répertorié dans les lois hélonniennes, même si ça avait abouti à la mort du shaman.
" Au fait, je me demandais, par pure curiosité... Où sont les montequins qui n'ont pas été arrêtés ? Cloîtrés chez eux ? Ou de l'autre côté de la muraille peut-être ?"

" Ils ont été rassemblés dans plusieurs hangars, dans l'ouest de la ville, pour l'instant. Nous les convoierons bientôt de l'autre côté de la falaise, en effet. Le village qui s'y trouve n'est pas très grand mais il suffira pour les accueillir. Ensuite, un tribunal de premier rang statuera sur leur sort au cas par cas. En fonction de leur degré de culpabilité, ils récupéreront tout, ou pas. Nous verrons avec les centaures ce qu'il convient de faire de la ville qui se trouve de ce côté-ci. Sans doute sera-t-elle partiellement démantelée."
Elle haussa les épaules.
" Le processus sera long, mais j'ai bon espoir d'avoir quatre juges et un expert, ce qui devrait accélérer les choses. La situation n'est idéale ni pour les victimes, ni pour ceux qui les ont lésées."

" Oui, il faudrait que tout se règle assez rapidement, c'est nécessaire pour qu'ils puissent tous repartir sur d'autres bases. Humains comme centaures..."
Ainsi, il demanderaient l'avis des centaures pour l'avenir de la ville... mais uniquement de ceux de Montequine, puisque c'étaient eux, les victimes. La harde n'aurait pas son mot à dire. Et pourtant, ça aurait été nécessaire, pour limiter les risques de conflits. Cela dit, puisqu'ils passaient sous loi hélonienne, il n'y aurait théoriquement plus de guerre, tout conflit se réglerait devant les tribunaux. C'était un rude changement.
" En tout cas, si pour une raison ou une autre vous avez besoin de contacter les centaures sauvages, d'avoir leur avis ou leurs souhaits, notamment concernant ce qu'il convient de faire de la ville... je ne compte pas quitter le secteur tout de suite et je resterai à votre disposition si vous pensez qu'un médiateur est nécessaire. Même si Byron peut aussi remplir ce rôle..."

" Je crois que Byron fera pas mal d'aller-retours, en effet. Il est plein d'enthousiasme, ce qui est bienvenu dans les circonstances. Il a un tempérament très positif et très rassembleur. Il pourrait faire un bon leader pour le groupe survivant. Ou en tout cas un bon porte-parole, s'il ne s'en sent pas les reins." dit Elizabeth, pensive.
Elle regarda à nouveau Astrée.
" Je note votre proposition. Mais je pense qu'à terme, nous devrons tous nous retirer, amis ou ennemis. L'avenir de la vallée doit se décider entre centaures. Nous sommes des intrus."

" Je le pense aussi, acquiesça Astrée. Nous sommes juste là pour aider à la transition. Et Byron sera un bon porte parole, en effet. Mais je l'imagine mal devenir un leader, il n'a jamais considéré que c'était son rôle. Dans la harde traditionnelle, les rôles de chacun sont très cadrés... "
A moins qu'il ait beaucoup changé, il s'effacerait devant Sheldon et jouerait simplement les médiateurs. Un rôle qui lui allait très bien, d'ailleurs.
Elle haussa les épaules.
" Enfin, nous verrons bien comment tout ça s'organise. Les centaures nés en captivités ont une vision des choses très différentes de celle des centaures sauvages, donc ça ne sera pas forcément simple. Mais comme vous le dites... il va falloir qu'ils règlent ça entre eux.
Elle doutait que ça puisse se faire sans heurts, mais elle n'y pourrait sans doute pas grand-chose.
Elle termina son bol de ragoût, songeuse. La situation lui paraissait confuse, non satisfaisante, et elle ressentait le besoin d'aider... mais à quoi?

" D'après ce que me disait Byron, la harde survivante est composée de femmes et d'enfants, sans hommes, ou presque. Il n'y en a pas beaucoup parmi les centaures domestiques, mais toujours plus. C'est purement prosaïque, mais la harde sauvage ne peut pas faire l'économie des centaures domestiques, et ils sont plus nombreux. Byron avait l'air de dire que son chef avait un caractère ombrageux. J'espère qu'il aura l'intelligence de réaliser qu'il doit composer. Par la force des choses, les troupes luméniennes devront rester dans les parages, le temps que les jugements aient lieu. Je ne voudrais pas que nous ayons à intervenir dans un conflit interne, mais nous le ferons. L'esclavage n'est pas plus tolérable entre espèces qu'à l'intérieur d'une seule."

Astrée hocha la tête avec un sourire confiant.
" Leur chef est intelligent, et il saura agir au mieux des intérêts de son peuple. Je lui fais entièrement confiance pour cela."
Il avait eu la sagesse de dépasser sa méfiance viscérale envers les humains pour demander de l'aide à Luménis, et il avait accepté de lui faire confiance, à elle. Il voulait le bien de son peuple, donc il saurait éviter de l'engluer dans une guerre interne, même si c'était complexe. De toute façon, avec les luméniens dans les parages, il n'aurait pas le choix, et il devrait le prendre en compte. Mais tout de même, les choses s'annonçaient extrêmement conflictuelles...
" Et ils n'y aura pas d'esclavage. Je sais que les centaures nés en captivités craignent une forme d'asservissement, mais... au sein de la harde, il n'y a jamais eu d'esclavage, simplement une répartition des rôles et des tâches selon les aptitudes de chacun, dès l'enfance. Il me semble que ça se faisait de façon tout à fait naturelle, et personne n'a jamais empêché un centaure de quitter la harde s'il souhaitait fonctionner autrement."
Elle avait conscience de présenter une vision partiale de la réalité, un peu trop enjolivée sans doute. Elle cherchait à les protéger. Mais pour elle, ça n'était pas de l'esclavage. Certes, il y avait la magie de la pierre qui les liait, et ils n'avaient pas vraiment de choix, de libre-arbitre. Certes, on pouvait parler de conditionnement, sans doute, mais l'était-ce vraiment plus que n'importe quelle éducation ? Ils étaient libres de partir le jour où ils ne se sentaient plus à leur place dans la harde. Sauf que ça n'arrivait quasiment jamais, que ce soit du fait de la magie ou de leur éducation. Mais ça n'était pas de l'asservissement. Pas plus... que pour les abeilles ou les fourmis.

" Vous semblez avoir une vision très idéalisée de la société centaure, dit Elizabeth en haussant les sourcils. Ce que j'ai lu et qu'on m'a raconté, quand j'ai préparé cette intervention était loin d'être aussi rose. Peu de centaures quittent leur harde, selon ce que j'en sais. Et beaucoup de leurs conflits se règlent dans la violence, et par soumission à un ordre établi. Ce n'est pas exactement ce que nous autres Luméniens considérons comme une société idéale, nous appelons ça l'aliénation. Elle serait sans doute plus populaire chez les Manostiens, même s'ils doivent eux aussi rêver de liberté. Mais je sais ce que vous allez me dire : un centaure n'est pas un humain, et il fonctionne essentiellement différemment. C'est une pente dangereuse, si vous voulez mon avis, mais j'imagine que vous y avez davantage réfléchi que moi."
Elle sourit.
" L'un dans l'autre, nous verrons bien."

Astrée acquiesça
" Oui, nous verrons bien."
Elle ne voulait pas contredire l'officier. Elle savait très bien qu'elle avait raison, sur le fond. Le fonctionnement de la harde n'était pas conforme aux idéaux luméniens... aux idéaux humains, donc. Mais peut-être que ça convenait mieux aux centaures. Il lui semblait, en tout cas, que c'était à eux d'en décider et non aux humains, aussi plein de bonnes intention soient-ils. Ils n'avaient pas à juger du fonctionnement d'une autre race selon leurs propres critères, du moins tant que les intéressés semblaient s'en satisfaire.
Sauf que là, ça allait être sacrément compliqué avec près de deux cent centaures nés en captivité et pétris, pour certains, d'idéaux humains. Ce genre d'idées risquait de ne pas être acceptable par la harde... sauf si la disparition de la magie de la pierre les changeait en profondeur ? Il faudrait qu'elle en discute avec Dymphéa : elle saurait peut-être faire la part des choses mieux que les autres. Elle se souvenait de cette discussion, une éternité auparavant, où Dymphéa espérait une discussion au sein de la harde pour aboutir plus démocratiquement à une décision, et où Neffen estimait que ça leur était impossible... Sauraient-ils trouver un compromis acceptable par tous ?

Puis, se souvenant de son bol de ragoût qui refroidissait, elle eût un sourire d'excuse.
" Je vais aller finir de manger à l'intérieur... Enfin, si vous n'avez plus besoin de moi dans l'immédiat ?"

" Comme je vous l'ai dit, vous êtes libre de faire ce que bon vous semble : je n'ai plus besoin de vous de manière formelle. Cependant, rappelez-vous que rien ne vous distingue des Montequins, aux yeux des soldats comme de bien des centaures."
Puis, sur un salut, le capitaine laissa Astrée regagner l'intérieur du bâtiment et son ragoût. La pièce où elle avait conversé avec Tybert était désormais vide : le clerc avait manifestement été appelé vers d'autres cieux.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine