La Couronne de Cuivre

Il ne vit pas trop.
Les minutes s'écoulèrent, les rites se poursuivirent.
Puis les cannibales commencèrent à se disperser, et Alban poussa un profond soupir.
-Quand les Morféens ont mis le feu au moulin, je n'ai pas détourné les yeux, et je ne les ai pas détournés jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des pierres calcinées, que des cendres, que des os, souffla-t-il. Je n'ai rien pu faire pour aider ma famille, mais je ne l'ai pas abandonnée.
Il soupira derechef avant d'ajouter d'une voix cassée :
-Je n'ai rien pu faire pour aider mon maître, mais je ne l'ai pas abandonné. Même si c'est seulement son corps qu'ils ont profané.

Hubert sentit quelque chose se rompre à l'intérieur de sa poitrine et pendant une seconde, il fut incapable de dire quoi que ce soit. Ce gosse avait été victime de tant de drames. Comment faisait-il pour trouver la force d'avancer, encore ?
" Je suis sûr... que si Robert est quelque part... et qu'il peut nous voir... Je suis sûr qu'il est fier de toi. Et qu'il est ravi de voir flotter sa bannière dans le vent. Sa bannière qui flottera toujours dans le vent."
Il eut envie de faire un geste vers l'enfant, se retint.
" Je suis désolé de ne pas avoir su le protéger, Alban. Je suis désolé de ne pas avoir pu retourner chercher son corps."

L'écuyer leva les yeux sur lui, incrédule.
Puis il secoua la tête avec force.
-Ne soyez pas désolé, messire, murmura-t-il. Si vous n'avez pas pu le faire, c'est que c'était impossible, ou que vous seriez mort en essayant. Messire Robert n'aurait pas voulu que vous tombiez ainsi. Moi non plus, je n'aurais pas voulu. Et la Communauté... Elle a besoin de vous. On a tous besoin de vous.
Son regard s'embua.
-Alors, s'il-vous-plait, ne soyez pas désolé, reprit-il d'un ton aux allures de supplique. Vous n'y êtes pour rien.

Je n'en suis pas si sûr et je suis quand même désolé, songea Hubert, en opinant du chef.
Il essaya de sourire doucement au petit garçon, mais finit par se détourner, sabordé par sa propre émotion.
" Alban..."
Il s'éclaircit la gorge et plongea la main dans sa veste.
" Robert a laissé une lettre pour toi."
Il la lui tendit, prêt à retenir la bannière si l'écuyer voulait la lâcher.

Les traits de l'enfant se contractèrent, une seconde. Mais, quand il parla, ce fut d'un ton très calme.
-Messire, est-ce que je peux vous confier la bannière, s'il vous plait ?
Sitôt que la hampe eut changé de main, il contempla le parchemin. Puis il releva les yeux, hésita longuement.
-Est-ce que je peux rest...
Il s'interrompit, observa à nouveau Hubert.
-Et puis zut, lâcha-t-il, à peine audible.
Il alla s'assoir contre les créneaux voisins, déroula le message.
Tout le temps de la lecture, ses yeux restèrent secs et, quand il en eut terminé, il usa pour ranger la lettre de gestes extraordinairement prudents qui ne furent pas sans rappeler au paladin ceux qu'il avait lui-même eu, un peu plus tôt.
L'écuyer poussa alors un soupir tremblant, enfouit son visage dans ses bras repliés et laissa l'émotion déborder.

Hubert cala la bannière entre deux créneaux, la laissant pendre un moment. Il avait l'intention de trouver un moyen de la faire flotter durablement au sommet de la tour, mais il y avait un temps pour tout.
Il marcha jusqu'à Alban, s'assit à côté de lui et passa un bras autour de ses épaules, l'attirant contre sa poitrine. Peut-être le gosse résisterait-il pour le principe, mais il n'était plus en état de se défier de quiconque. Le paladin ne dit rien, se contentant de le serrer avec force et douceur à la fois, tentant de lui indiquer par ce geste qu'il entendait le soutenir à travers tout. Lui-même ferma les yeux, sentit les larmes venir à nouveau, et les laissa couler.

Si Alban résista, cela ne dura qu'une seconde ; l'instant suivant, il rendait son étreinte à Hubert, se cramponnait à lui.
Ils restèrent ainsi un long moment, dans un silence uniquement troublé par les claquements de la bannière et, comme assourdis, comme venant d'incroyablement loin, par les sons de la Communauté, en dessous d'eux.
L'écuyer finit par s'apaiser et le paladin commençait à se demander s'il ne s'était pas endormi.
Mais il releva bientôt la tête, parut comme interdit de voir les larmes sur le visage de l'adulte.
-On va s'en sortir, lâcha-t-il d'une petite voix où perçait malgré tout une pointe sinon de détermination, au moins de conviction.

" Oui." répondit simplement le paladin en essuyant d'abord ses larmes, puis celles de l'enfant.
Il était conscient de n'avoir pas droit à la détresse d'Alban, et de l'avoir peut-être effrayé. Il connaissait à peine Robert, Alban lui avait remis toute sa vie. Leurs situations n'avaient rien de comparables, leur lien à Robert était tout à fait différent. Mais Hubert avait besoin de faire son deuil, lui aussi.
" Je ne te demande pas de me répondre tout de suite, et je ne veux pas que tu te sentes forcé... ni que tu croies que je veux me substituer à Messire Robert, mais... si tu le désires... Je serais honoré de poursuivre ta formation... Je ne suis pas un chevalier de la même trempe que l'était le Loup Blanc. Je suis moins spécialiste de toute... l'étiquette et les manières... et je n'ai pas le quart de son expérience... Mais je pense que je pourrais t'enseigner autre chose..."

Les yeux de l'enfant menacèrent à nouveau de déborder, mais il chassa les larmes, resta à le regarder.
Il ouvrit la bouche une première fois, la referma, ne la rouvrit qu'une longue minute plus tard.
-Mais... Et Ruth, messire ? s'enquit-il. Je veux dire...
Il se détourna.
-J'ai perdu mon maître, d'accord, mais je ne veux pas la priver de vous. Ce ne serait pas juste.

" Je ne comptais pas négliger Ruth pour autant, dit Hubert. Je sais que nous allons rester calés dans ce fort pendant un certain temps et que je n'aurai probablement pas beaucoup de temps pour m'occuper de vous deux, mais... Certains chevaliers ont deux écuyers, ce n'est pas complètement absurde. "
Il pinça les lèvres.
" Bien sûr, je ne peux pas te mentir, je ne sais pas exactement combien de temps je pourrai m'en tenir à notre arrangement... Je ne suis pas chevalier à proprement parler, je ne suis pas d'extraction noble, je ne pourrais pas t'adouber et faire de toi un preux comme Gaspard ou Etienne. Je ne veux pas non plus faire de toi un paladin... Si tu en ressentais un jour l'appel... Il faudrait que tu intègres une commanderie, et il n'y en a pas là où nous allons..."
Il soupira.
" Je sais que ce n'est pas la solution parfaite... mais je crois que nous serions capables, toi et moi, et Ruth, d'en tirer le meilleur."

Le gosse, qui l'avait écouté avec attention, opina lentement du chef avant de rester muet.
Mais il n'en avait pas fini avec ses questions.
-Messire, avec tout le respect que je vous dois... Est-ce que vous êtes sûr de vouloir vous infliger... autant de soucis ?
Il baissa les yeux.
-Parce que j'en cause, des soucis. Beaucoup. Avant le tumulus, ce n'était pas pareil : bien sûr, messire Robert était embêté que je sois aussi sérieux, aussi solennel, et ça l'ennuyait que je n'aille pas plus souvent m'amuser. Ça l'ennuyait pour moi, je veux dire. Mais sinon, il était plutôt content de moi. Après le tumulus, par contre... Il faut bien le reconnaître : je ne suis pas très en forme depuis ces événements, et il s'inquiétait pour moi. Alors maintenant, avec ce qui vient de se produire...
Il releva la tête, l'air terriblement solennel.
-Je ne voudrais pas que vous vous inquiétiez trop pour moi, messire. Parce que, comme messire Robert, vous avez des tâches autrement plus importantes. Je ne voudrais pas que ça vous en distraie et... Et que, par ma faute, il arrive malheur la Communauté.

Hubert sourit doucement au petit garçon.
" Je veillerai sur la communauté, Alban. C'est ma mission. Je le ferai quoi qu'il advienne. Je voudrais... pouvoir te donner... ce dont tu as besoin... et que tu constates que les deux choses ne sont pas antithétiques. Je ne peux pas... te promettre que je serai très disponible. Sans doute le serais-je moins que Robert ne l'a été, du moins tant que nous ne nous sommes pas débarrassés des cannibales. Tu ne dois pas craindre que mes inquiétudes te concernant ne me dépassent... Je suis Lathandrite, je suis optimiste, et je sais que toi et moi allons nous en sortir. J'ai foi en nous."
Il le serra contre son épaule.
" Je sais que les jours à venir seront difficiles. Mais nous avons de nombreux amis, d'autres personnes qui veillent sur nous et dont les bras sont ouverts, si nous avions besoin de nous y épancher. Si je ne suis pas toujours là, tu sais que tu peux aller vers quelqu'un d'autre... Et je trouverai toujours des moments pour toi. Nous formerons une bonne équipe."

Alban médita ses paroles, silencieux, avant d'acquiescer une nouvelle fois.
-Alors d'accord, dit-il, simplement.
Il sembla vouloir se lever, n'en fit finalement rien.
-Je vais vous épargner le coup du genou en terre. Je ne suis pas certain que les écuyers le fassent, de toute façon. Mais... Le cœur y est.
Un sourire un peu tremblant étira les commissures de ses lèvres.
-Vous ne devrez pas hésiter à me gronder si je fais des bêtises ou si je me comporte n'importe comment. Ne pas hésiter, non plus, à me dire de vous ficher la paix : j'ai parfois tendance à... prendre mon rôle trop au sérieux, et à ne plus lâcher la personne qui me forme. Oh, et dans sa lettre, messire Robert dit qu'il m'a écrit une recommandation pour me permettre de trouver un nouveau maître, avec des conseils pour celui-ci, le point où en est restée ma formation et... la loooongue liste de mes défauts. Je pense que ce serait bien que vous la lisiez.

" Marthe m'a parlé de ce document, oui, dit le paladin en lui ébouriffant les cheveux. Je le lirai avec sérieux et je le garderai sur moi en cas de doute."
Il lui décocha un léger clin d'oeil puis sa mine devint grave.
" Tu ne devras pas non plus hésiter à me dire quand je me méprends sur ton rôle. Comme je te l'ai déjà dit, les écuyers paladins ne sont pas aussi... proches de leurs aînés que ne le sont les écuyers de chevaliers. Si tu as l'impression que je garde parfois mes distances... Ne m'en veux pas. Ce n'est pas personnel, contre toi, c'est juste... Je n'ai jamais eu l'habitude d'avoir quelqu'un dans mon ombre, et je ne suis pas certain de pouvoir m'y faire en deux jours..."
Il sourit.
" Je vais devoir retourner travailler, je le crains. Est-ce que tu as mangé ?"

Il secoua la tête.
-Non. Et pour être franc, je n'ai pas très faim. Mais ça ira mieux ce soir et, au pire, avant ça... Il y a toujours de quoi grignoter, en cuisine.
Il leva les yeux sur la bannière, revint à Hubert.
-Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ? Comme nettoyer votre armure ou porter des messages ? J'aimerais vriament... vous être utile. Et bien sûr, je partagerai le travail avec Ruth.

Hubert lui sourit.
" La première chose que tu vas faire, c'est aller installer ton paquetage au troisième étage de cette tour, près du mien. Tu reconnaîtras mes fontes, je pense... Dans le doute, dépose simplement ton sac. Ensuite..."
Il déboucla sa ceinture et lui tendit le fourreau de son épée.
" Tu as bien raison : mon harnois, mon épée et mon bouclier ont besoin d'un bon entretien. Ruth n'y connait rien mais je sais que tu es déjà un expert. Si tu pouvais lui enseigner les bases tout en travaillant, ce serait généreux de ta part."
Il prit appui sur le sol pour se lever.
" Cela dit, prends ton temps, Alban. Je peux te confier mille tâches mais ne t'épuise pas. Si certaines choses doivent être remises à demain ou au jour d'après... Je n'en prendrai pas ombrage."

Le gamin s'était relevé, tenant dans ses mains, presque religieusement, l'épée qu'on lui avait confiée.
-Messire, plus vous pourrez me donner de travail, mieux ce sera. Si je suis trop fatigué, si je n'arrive plus à tenir le rythme, vous avez ma parole que je vous le dirai. Mais en attendant, je préfère vraiment ne pas rester les bras croisés.
Il chercha le regard d'Hubert.
-Merci messire. Merci beaucoup.
Il sourit puis parut subitement rattrapé par l'émotion et détala dans l'escalier.

Hubert resta pensif un moment, un peu inquiet par sa propre décision, mais en même temps absolument convaincu que c'était la seule chose décente à faire. Il n'était pas certain d'être à la hauteur — le gosse avait des attentes gigantesques, cela se voyait — et il n'arrivait pas à se projeter dans le temps. Le futur incertain, au-delà de la brume, des cannibales, des murailles de la cité endormie, de l'hiver, un an, un autre... Mais ce serait fatalement bien. Mieux même. Aller de l'avant, grandir, dans la lumière.
Il retourna jusqu'à la bannière et chercha un moyen de fixation sur la plateforme. Ça ne devait pas être la première fois qu'on accrochait un drapeau dans ces hauteurs... Il finit par dénicher la base d'un ancien mât et y planta la hampe. Une fois satisfait de la solidité du montage, il demeura quelques secondes en contemplation devant la toile qui claquait dans le vent froid.
Puis il pria Lathandre, pour le salut de Robert, par delà la frontière qu'il avait franchie, recommanda son âme à la lumière. Il pria Lathandre pour le salut des colons, d'Alban, de Ruth, d'Etienne, de tous les autres, d'Albérich, bien sûr, et il le supplia de lui donner la force d'être à la hauteur dans toutes les tâches qu'il devait désormais assumer, de la plus noble à la plus triviale, de la plus douloureuse à la plus formidable.
Ensuite, il promit à Robert de faire de son mieux.
Enfin, il redescendit dans la cour, se chercher un coin de table pour faire un moment le point sur les enseignements du jour.

Les tables n'avaient pas encore été enlevées, mais il n'y restait quasiment plus de colons, si bien qu'il n'eut aucun mal à s'y trouver un coin tranquille. Cependant, il n'y était pas installé depuis cinq minutes que, déjà, on s'approchait de lui. C'était Barthélemy, la mine fatiguée mais le pas décidé.
-Hubert, je suis désolé de vous déranger, mais j'aimerais... vous dire un mot.
Il jeta un discret regard autour de lui.
-Si vous êtes trop occupé, si vous avez trop de choses en tête ou si vous souhaitez vous reposer, cela peut attendre plus tard dans la journée, bien sûr.

Hubert secoua la tête.
" Non, non, je vous en prie, Barthélémy, installez-vous, je vous écoute."
Il lui désigna le banc en face de lui. La mine inquiète du clerc n'était pas pour le rassurer, mais il s'empêcha d'imaginer des horreurs avant que le Chauntéen ne s'exprime. Après tout, il était peut-être juste fatigué.

Le clerc ne le fit pas languir longtemps.
-Agnès m'a dit que vous alliez vous occuper d'Alban, et je vous en remercie : je suis convaincu que c'est ce dont le garçon a besoin, comme je suis convaincu que vous ne regretterez pas votre démarche.
Il sourit. Redevint sérieux.
-Mais nous devons rediscuter de ce qui s'est produit, l'autre nuit. De l'aura maléfique que vous avez perçue et qui émanait peut-être de lui.

" Bien sûr."
Avec les événements des dernières heures, cela lui était presque sorti de la tête. Il se souvint de sa tentative vouée à l'échec de sonder l'intégralité des colons. A présent qu'il siégeait au conseil, agir dans le dos de ses pairs apparaîtrait encore davantage comme une trahison de leurs idéaux. Or, une personne mal intentionnée dans le fort pourrait faire des ravages inconcevables. Il contint un frisson à grand peine.
" Avez-vous de nouveaux éléments ?"

Le vieillard secoua la tête.
-Non. Mais je pense que nous serons bientôt fixés.
A nouveau, il s'assura que personne ne pouvait les entendre.
-Durant tout le temps qu'Alban a passé au dispensaire, nous n'avons pas noté le moindre signe confortant l'hypothèse d'une possession, ce qui rend celle-ci moins probable. Mais cela ne suffit pas à l'écarter. Et ce qui vient de se produire, la fragilité psychologique que cela cause chez le garçon... S'il y a une entité démoniaque dissimulée dans les tréfonds de son esprit, cela constituera une opportunité d'accroître son emprise qu'elle ne laissera pas passer.
Il regarda Hubert droit dans les yeux.
-Il vous faudra être vigilant. Si vous notez le moindre changement dans l'apparence, l'attitude, le langage d'Alban, vous devrez nous le signaler aussitôt. En revanche, si d'ici quelques jours rien ne s'est produit... Alors nous serons certains que l'enfant n'est l'hôte d'aucun être malfaisant et que c'est autre chose que vous avez perçu.

Hubert grimaça.
" Misère, mais je le connais à peine, ce gosse, Barthélémy... Comment suis-je censé savoir ce qui est normal chez un gamin qui a vu des monstres brûler ses parents et qui sait que son maître vient d'être dépecé par une bande de cannibales ? Je ne sais pratiquement rien de lui !"
Il passa les mains sur son visage.
" Je serai vigilant, bien sûr. Mais je vais devoir demander à Ruth de m'aider... Sans lui en parler clairement, bien sûr. Mais elle sera sûrement sensible à des signes étranges. Elle le surveille comme une mère faucon protège sa couvée."

Il sourit.
-C'est une bonne petite, cela ne m'étonne pas d'elle. Parfois brutale mais toujours bien intentionnée. Il vaut mieux, cependant, que vous ne lui expliquiez pas le fond de l'affaire. Vous pouvez éventuellement en informer quelqu'un d'autre, mais choisissez une personne en qui vous avez toute confiance, car il ne faut surtout pas que cela s'ébruite : en cas de possession, cela nuirait à Alban et en cas... d'autre chose, l'intéressé, quel qu'il soit, finirait par savoir que nous sommes sur sa trace. Pour l'heure, le secret est bien gardé : hormis vous, seuls Agnès et moi sommes au courant.
Il eut un sourire rassurant.
-Quant aux signes, vous ne manquerez pas de les repérer s'il y en a, et même s'ils sont discrets, car ils sortiront de l'ordinaire, ne correspondront pas à la nature fondamentalement bienveillante d'Alban. J'ai lu un vieux volume sur la question, et je puis donc vous donner quelques exemples, afin que vous ayez une idée... Pour ce qui est de l'apparence, il y a eu des cas où la couleur des yeux a changé, ou des marques sont apparues, soit avec des formes indistinctes mais étranges, soit ayant tout bonnement l'aspect de runes démoniaques. Le plus souvent, cependant, cela transparait au niveau du langage : changement de registre ou de vocabulaire, ne serait-ce que via quelques mots ou expressions isolés. Enfin, au niveau du comportement, cela peut s'exprimer par du vol compulsif, l'usage d'un cynisme et d'une ironie inhabituelles, le mensonge, la diffusion de fausses rumeurs ou de fausses accusations...

" Vu ce qui vient de se produire, ce ne sera pas difficile de demander à Ruth de m'avertir si elle note quelque chose de bizarre... mais si ses yeux changent de couleur, elle risque d'estimer que ça sort un peu du cadre de la gestion difficile d'une perte..."
Il secoua la tête.
" Excusez-moi... Je ne veux pas trivialiser. Mais ça fait beaucoup de choses en une journée, pour un seul homme."
Il soupira.
" Je pense que j'en parlerai à Albérich. Bon, il connait encore moins Alban que moi, mais peut-être aura-t-il justement l'oeil avisé d'un observateur extérieur. Et j'ai toute confiance en lui."

-Et il est clerc, même si, pour l'heure, il a perdu le contact avec son dieu. Je suis donc convaincu qu'il reconnaîtra d'emblée une manifestation d'essence maléfique s'il y est confronté.
Il dédia au paladin un sourire à la fois réconfortant et embarrassé.
-Je m'en veux vraiment d'être venu vous parler de cela, mais comme nous sommes dans le moment critique, je n'avais pas vraiment d'autre choix. Et comme je le disais à l'instant, si rien ne se produit, nous serons fixés.

" Vous avez eu raison, Barthélémy. Nous devons veiller à notre sécurité à tous niveaux. Les cannibales ne sont qu'une menace mais il en est d'autres que nous ne pouvons pas nous permettre de négliger."
Dévisageant le clerc, Hubert sentit venir la question sur la résurrection, sur le pouvoir que Barthélémy avait entre ses mains, sur Robert... Mais il la réprima. Barthélémy était adepte de Chauntéa. Plus encore que les Lathandrites, les servants de la Terre Mère devaient se défier des sortilèges pervertissant l'ordre naturel. Tous ces beaux discours devant l'écuyer, et voilà qu'il était incapable de museler des espoirs irraisonnés en lui-même. Il sourit au clerc.
" Je serai vigilant et je garderai l'oeil et l'oreille ouverts. Alban désire aussi que je le sonde régulièrement. Je n'y manquerai pas."

-Et bientôt, nous pourrons le libérer soit de l'entité qui s'est insinuée en son esprit, soit de la crainte infondée qu'il a de représenter une menace. Dans les deux cas, cela lui fera beaucoup de bien. Comme lui fera du bien le fait de vous avoir pour veiller sur lui.
Le prêtre se leva.
-Mais n'oubliez pas non plus de vous reposer, Hubert. Cela fait plus de deux jours que vous êtes sur le pont, sans compter le deuil que vous portez. Or, même l'assistance divine à ses limites...
Il lui sourit une dernière fois puis, sur un salut silencieux, il s'éloigna.

Barthélémy avait raison : il fallait qu'il puisse céder la main un moment et essayer de grappiller quelques heures de sommeil naturel avant la nuit. Malheureusement, l'endroit où il avait posé ses affaires était probablement un des lieux les moins silencieux du fort, avec les allers et venues des soldats et les portes s'ouvrant sur les remparts. Mais en même temps, cela lui permettrait d'être sur le pont à la moindre alerte, et il fallait espérer qu'il soit suffisamment fatigué pour se défier du bruit et des mouvements.
Il quittait sa place lorsqu’il aperçut Albérich, avançant sans regarder où il allait, une liasse de parchemins entre les mains. Le Luménien se raidit cependant brusquement, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres, et leva les yeux. Hubert se demanda si c’était ainsi que son ami percevait son aura : comme une frontière ténue, invisible, mais clairement perceptible. Albérich sourit. Il avait l’air crevé. Hubert se demanda s’il avait la même mine.
« Ça se passe bien ?
— Acceptablement, je suppose, répondit le paladin.
— Tu as pu dormir ?
— J’y allais… »
Albérich sourit.
« C’est une bonne chose. »
Il regarda derrière son épaule.
« Tu t’es installé dans une des tours ?
— Sud-ouest, oui. Je suis sur le pont, cette nuit.
— Oh, je ne te retiens pas, dans ce cas. »
Hubert hésita.
« Albérich, si tu as un moment ce soir… »
Le Luménien lui pressa doucement l’avant-bras.
« J’ai tous les moments que tu veux. Va te coucher, nous parlerons plus tard. »
Hubert acquiesça et se dirigea à nouveau vers la tour, où il avait l’intention de s’emmitoufler un moment dans ses couvertures. Il n’était pas certain de trouver aisément le sommeil, trop de pensées tournaient dans sa tête, pas certain non plus qu’il oserait enlever ses bottes. Il lui semblait que dormir était désormais une sorte de luxe dont il avait à peine le droit de profiter.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée