La Couronne de Cuivre

" Ah, si Elros était moins... attaché à ce fichu rafiot, on le verrait plus souvent par ici ! dit Ania, mécontente. Mais c'est certain qu'il connait son métier.
— Moi j'aime bien aller sur la rivière avec lui, intervint un enfant.
— A mon avis, il se posera d'ici deux trois cents ans, intervint le jumeau qui devait être Dothiel.
— Lui ?! Se poser ? Allons...
— C'est surtout dommage pour Nremyn. Ce garçon a du potentiel arcanique... mais ce sera pour plus tard, effectivement."

Taliesin opina du chef.
-J'ai pu constater qu'il était déjà fort doué et fort puissant : ce dont il est capable est pour le moins... impressionnant. Et utile au capitaine, puisqu'il arrive que les berges de la rivière ne soient pas toujours sûres.

" C'est sûr qu'Elros profite bien de son frère, mais franchement, la place d'un mage de cette qualité n'est pas à bord d'un bateau de transport ! intervint Ania.
— C'est parce que tu ne comprends pas le caractère crucial de leur travail, dit Caenlin (à moins que ce ne fut Dothiel).
— Convoyer des vieilleries, à quoi bon ?
— Hum. Si nous changions de sujet ? Notre invité n'a pas forcément envie d'écouter des disputes de famille."

Ainsi donc Nremyn était le frère du capitaine ? Il ne s'en serait pas douté. Comme il ne se serait pas douté que les cargaisons du bâtiment étaient constituées d'antiquités. Sans doute s'efforçaient-ils de rapatrier dans la Lorien des objets elfiques demeurés dans les zones conquises par les humains...
En tout cas, il se garda bien de dire quoi que ce soit à ce sujet : Wilmarin n'avait sans doute pas envie que des affaires privées soient évoquées devant un étranger, ce qui était on ne peut plus compréhensible.

La conversation vira vers des sujets moins polémiques, Wilmarin prit des nouvelles des personnes qu'il connaissait et s'extasia devant les progrès de ses petits enfants. Le repas était délicieux même si Taliesin ne parvint jamais à parfaitement identifier ce qu'il était en train de manger. Enfin, ils terminèrent, remercièrent leur hôtesse et, quelques minutes plus tard, le vieil elfe les rassembla pour procéder à la téléportation.
Comme prévu, il les ramena directement dans sa cabane haut perché, bien loin du sol où les enfants devaient camper.

Avant de partir, il avait pris le temps de remercier leur hôtesse pour le repas et, plus généralement, pour son accueil : comme il l'avait dit à Wilmarin, c'était après les idées qu'il en avait, pas après les individus, et il se sentait sincèrement touché de la manière dont on l'avait reçu.
Une fois de retour chez le vieil elfe, il ne chercha pas à voir où en étaient les garçons, ce qu'ils faisaient. D'abord parce que cela aurait été quasiment impossible depuis les hauteurs. Ensuite parce qu'il savait qu'ils ne craignaient rien.
Et puis, il y avait cette fameuse recherche d'artefacts à mener...

Mais Wilmarin ne voulait nulle aide pour ses recherches. A ce que Taliesin comprit, il y avait au moins une dizaine de cabanes aussi remplies que la première disséminées dans les chênes, et leur hôte avait sa propre méthode de classement qu'il aurait été bien en peine de transmettre à qui que ce soit. Aussi invita-t-il Taliesin et les jumeaux à s'installer et à réfléchir à l'identité qu'ils entendaient adopter pendant leur périple dans la Vallée...

Il évoqua donc les deux grandes possibilités qui s'offraient à eux ainsi que leurs avantages et leurs inconvénients respectifs.
D'une part se faire passer pour des étrangers, sachant que cela susciterait de la méfiance chez nombre d'habitants et qu'on ferait peut-être davantage attention à leurs déplacements et à leur comportement - quoiqu'il soit possible de trouver un prétexte crédible à leur présence, comme l'achat d'une bonne quantité de bière pour quelque établissement de l'île, cette boisson étant le principal produit d'exportation de la vallée.
D'autre part, se faire passer pour des locaux. Cela leur conférerait probablement davantage de liberté mais il restait le risque de croiser quelqu'un originaire du lieu d'où ils prétendraient venir et donc susceptible de leur poser d'embarrassantes questions. Par ailleurs, cela impliquait que les jumeaux non seulement sachent imiter l'accent des gens du cru mais, de surcroit, qu'ils parlent commun couramment, sans trace d'accent elfique.

Les jumeaux n'étaient pas certains d'être les mieux placés pour choisir. Ils parlaient un commun très fluide, sans accent elfique, mais il leur serait sans doute difficile d'adopter l'accent de cru, qu'ils ne connaissaient pas. Dothiel estimait cependant que le problème n'était pas gravissime : il leur suffirait de parler peu et de laisser ce plaisir au barde. Caenlin se demandait s'ils ne rencontreraient pas les mêmes difficultés que Phelan — dont Taliesin avait mentionné l'existence — en jouant les étrangers mais pensait, dans le même temps, que Dothiel aurait alors pu servir d'appât, ce que celle-ci ne goûtait qu'à moitié...

-Je dois pouvoir réussir à imiter l'accent local, même s'il me faudra demeurer vigilant en permanence à ce niveau, ce qui n'est pas forcément évident. Mais comme je le disais, ce qui m'ennuie le plus, ce sont les questions gênantes, puisque tout le monde a des amis ou de la famille un peu partout dans la vallée. Pour vous donner un ordre d'idée, rien que la personne chez qui je logeais, à Vauxgrisant, a une sœur et une fille à Vivevertes... Bref, nous pourrions croiser des gens venant de notre prétendu village et s'étonnant de ne pas nous connaître, ou des gens se metant à nous parler de leurs proches que nous devrions connaître, étant leurs voisins... Or, je ne connais qu'un seul des villages et encore, pas au point de pouvoir improviser de manière crédible. Je m'inquiète aussi des gardes de Champsdor qui nous demanderont nos noms lorsque nous voudrons entrer en ville : alors certes, ils ne doivent pas savoir tous ceux des habitants de la région mais tout de même... Bref, cette couverture sans doute la plus pratique des deux ne sera pas aisée à endosser.

" On ferait peut-être mieux de se faire passer pour des étrangers, reprit l'un des jumeaux, suite à la tirade du barde. Je veux dire... si c'est un tel microcosme, nous allons nous faire repérer rapidement, et ce sera encore pire. Autant prétendre être des étrangers... mais peut-être pas des mercenaires. Si nous offrons des perspectives d'être de bons partenaires commerciaux, nous pourrions les intéresser...
— Ou alors des Chauntéens ? Des pélerins qui ont entendu parler de la Vallée ?"

-C'est une possibilité à laquelle je n'avais pas pensé. Et elle ne manque pas d'avantages : là où les gens auraient pu s'étonner que des marchands arrivent à pieds, sans chariot, cela ne surprendrait pas de la part de simples pèlerins. Il faudrait juste, peut-être, que nous nous informions un peu sur les hymnes, les prières, et que nous sachions si l'endroit est un lieu de pèlerinage. Remarquez, sur ce dernier point, même s'il n'y a rien d'organisé, de fervents Chauntéens pourraient tout à fait venir de loin pour observer ce lieu béni de leur déesse.

" Leur abbaye a quand même une certaine notoriété... Je pense que c'est crédible, dit Dothiel. Après, peut-être nous éconduiront-ils en réalisant que nous ne sommes pas clercs, mais nous pourrons quand même rester quelques jours sans attirer l'attention.
— Et comme nous n'afficherons nulle intention de nous installer en leurs murs, ils devraient se montrer moins réticents à nous accueillir.
— Je ne sais pas s'il est tellement nécessaire que nous ayons des hymnes réels : après tout, nous venons de loin !"

-Il doit quand même y avoir quelques chants, quelques textes communs à toutes les communautés chauntéennes de par le monde. Mais je ne me fais pas trop de souci à ce sujet : au besoin, nous improviserons. Après, aussi célèbre l'abbaye soit-elle, il faut savoir que les femmes qui y vivent sont totalement recluses, sans le moindre contact avec le monde extérieur depuis qu'elles y sont entrées. Dès lors, l'endroit ne doit pas être visitable et... cela doit se savoir. Mais bon, si nous venons de loin, nous ne sommes pas forcés de connaître tous les détails. Et si nous voulons paraître encore moins louches, rien ne nous empêche de dire que nous avons fait un crochet par la vallée alors que nous étions en voyage dans la région.

" Tu connais mieux les lieux que nous, dit l'un des jumeaux. A toi de décider."
Sa soeur acquiesça.
" La partie des prêtresses est fermée, mais il doit y avoir un sanctuaire, un temple, où le commun des fidèles peut se recueillir... Peut-être peut-on visiter cette partie-là... et si j'ai bien compris, les hommes, eux, sont libres d'aller et venir."

Il acquiesça.
-Oui... Mais j'avoue ne pas connaître grand chose du fonctionnement de l'abbaye, hormis que ses clercs fabriquent d'excellentes bières et que les gens doivent s'y rendre peu souvent, puisqu'il y a des sanctuaires dans les villages où se déroulent probablement la plupart des cérémonies.

" Il doit y avoir un gros temple à Champsdor. C'est un bourg relativement important, quand même... On n'y célèbre sûrement pas quarante-cinq cérémonies différentes chaque matin. Et puis pour de grandes fêtes humaines comme... les moissons ou l'arrivée du printemps... Il doit y avoir un site. Si leur congrégation a un chef, aussi, il doit sûrement bénir les gens de temps en temps. La bière ne suffit pas pour l'harmonie entre des religieux et une ville...
— Il y a deux possibilités : soit on va directement là-bas et on improvise, soit on va vraiment dans une petite ville hors de la Vallée pour poser nos questions, et débarquer comme de vrais pèlerins..."

-Ce serait l'idéal mais à moins qu'il n'y ait une telle bourgade assez proche d'ici, je crains que cela ne nous prenne trop de temps : toute cette histoire va finir par parvenir jusqu'aux oreilles du prince, sans compter que nous ne savons pas dans quelles conditions sont détenues les disparues...
Il s'interrompit, pensif.
-Phelan pourrait nous apprendre un peu, même s'il faudrait l'approcher avec discrétion puisqu'il doit être surveillé. Les gens chez qui je logeais, eux, pourraient nous apprendre beaucoup. Mais bien que je leur fasse entière confiance, je ne sais pas comment ils réagiront s'ils se sentent en danger à cause de nous... Et je ne veux pas non plus leur attirer d'ennuis.

" Sur cette question, toi seul peux t'avancer..." dit l'un des elfes.
L'autre haussa les épaules.
" Ce n'est sans doute pas évident... Même si ces gens te sont sympathiques, ils te connaissent à peine... Enfin, peut-être qu'à l'échelle humaine, c'est suffisant. C'est difficile à dire pour nous... Quelques jours, c'est comme un battement de coeur."

-Quelques jours, c'est peu même à l'échelle humaine. Mais je les pense bienveillants et, surtout, je les sais plus ouverts d'esprit que bien des gens dans la vallée : ainsi ont-ils accueilli, sans sourciller, un petit faune sous leur toit, là où des bergers se sont enfuis en l'apercevant, croyant qu'il était un démon... Et quand, suite à cet incident, je leur ai proposé de partir pour ne pas leur attirer d'ennuis, ils ont refusé. Cependant, il s'agissait d'ennuis bien moins grands que ceux qu'ils courraient potentiellement en nous aidant. S'ils se sentent menacés, et même s'ils m'aiment bien par ailleurs, je pense qu'ils pourraient penser d'abord à eux et à leurs proches, ce qui serait fort compréhensible. Bref, sans doute vaut-il mieux oublier cette piste.
C'était dommage mais... plus prudent.

" Autant être absolument sûrs de nos arrières, effectivement.
— Bon, mais donc, nous serons des pèlerins... Quoi ? Des amis ? De la même famille ? D'où venons-nous, au juste ? Du sud ? Du nord ? De l'ouest ? Ma géographie hélonnienne date un peu... mais c'est sûr que je connais mieux Luménis ou Solarcis que Lunaros..."

-Je vis près de Luménis et c'est la seule ville hélonnienne que je connaisse un peu. J'en ai visité d'autres, bien sûr, mais je n'ai souvent fait qu'y passer... Après, la région luménienne est un peu lointaine, ce qui rend un tel périple plus surprenant. Mais nous pourrions très bien devoir nous rendre à Erhedun ou à Solarcis et avoir décidé de faire un crochet par ici... Quant aux liens exacts entre nous, cela va un peu dépendre des artefacts de maître Wilmarin, du contrôle qu'ils nous offriront sur notre apparence...

" Je crois qu'il peut nous trouver un peu près n'importe quoi... Il y a de quoi faire, dans ce fourbi. Certains des propriétaires ne se montrent jamais. D'autres sont morts. Les suivants ont oublié qu'on leur avait dérobé quelque chose... Les derniers sont déjà satisfaits de savoir leurs artefacts en lieu sûr."
L'autre elfe sourit.
" A mon avis, nous aurons l'air de braves humains. Je suppose qu'il y a moyen de changer de sexe, mais c'est plus difficile d'avoir tout le temps ça en tête...
— Note, si nous étions trois femmes, nous maximiserions nos chances de faire sortir les brigands du bois..."

-Effectivement, du moins si toutes les affaires sont liées et si on enlève bien des femmes parce qu'elles sont des femmes. Toutefois, si nous voulons bien jouer nos rôles, je crois important de ne pas trop les complexifier, sous peine d'augmenter les risques que les gens se rendent compte que quelque chose cloche, avec nous...
Mine de rien, se faire passer pour un humain quand on était un elfe - et plus encore quand on avait principalement vécu parmi les elfes -, ça n'était pas forcément si simple.

" Bon, ben on se contentera de Dothiel, alors..." dit Caenlin en haussant les épaules.
L'elfe avait croisé les bras.
" Mais je refuse de servir d'appât ! répéta-t-elle.
— Bah... A en croire Taliesin, tu n'auras absolument rien à faire."

-De toute façon, puisque nous ne sommes pas certains qu'ils enlèvent toutes les femmes étrangères passant à leur portée, notre objectif n'est pas de les attirer à nous, au moins dans un premier temps. Nous allons d'abord tenter de glaner des informations, soit en observant, soit en questionnant...
Il se fit songeur.
-Un autre élément va entrer en compte dans notre couverture. Il va falloir que je demande à maître Wilmarin s'il pense pouvoir garder mes enfants ici pendant que nous serons dans la vallée.
Les faire camper des jours durant dans des conditions aussi précaires, ça n'était pas vraiment viable.

Les deux elfes éclatèrent de rire.
" Ah ça, ça promet !
— Ça lui ferait du bien, note.
— Il pourrait les embaucher pour un grand nettoyage, rangement, étiquetage...
— Des enfants humains qui travaillent pour un elfe, ce serait très mal vu."

Il n'avait pas parlé des garçons jusqu'ici et encore moins mentionné qu'ils étaient humains. Mais leur présence au pied des arbres n'avait pas pu échapper aux elfes... Bon, le côté positif, c'est qu'ils ne prenaient pas trop mal la chose.
-Baptiste pourrait beaucoup l'aider et cela ne serait pas sans lui plaire. Victor, en revanche, a besoin de davantage d'action. Et Titus... je ne sais pas trop, je le connais depuis peu. Mais dans tous les cas, je ne veux rien imposer à maître Wilmarin.

" Quelle est l'alternative ? Les emmener avec nous ? Est-ce que c'est... complètement prudent ?
— Je ne suis pas certain que Wilmarin va trouver assez d'artefacts de métamorphoses pour tout le monde...
— On pourrait peut-être juste emmener le plus nerveux."

-Dans l'absolu, je préférerais qu'ils restent en lieu sûr et si maître Wilmarin pouvait les garder tous durant notre absence, je signerais tout de suite. Le problème, c'est que l'arrangement actuel ne peut être que provisoire : nous avons quitté la vallée sans emporter ni tente, ni couvertures, ni grand chose d'autre, en fait, si bien que bivouaquer au pied des arbres comme ils le font actuellement, cela deviendrait vite... difficile. Bref, il faut que j'en parle avec lui, avec eux. Ce qui est sûr, c'est que j'imagine mal Titus nous accompagner : il serait par trop mal à l'aise en ville, entouré de tant d'inconnus...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile