La Couronne de Cuivre

Astrée était déçue de ne pas trouver Tybert. Mais elle se voyait mal faire le tour du village pour partir à sa recherche : Comme l'avait rappelé l'officier, il lui faudrait justifier de son identité à chaque fois qu'elle croiserait des soldats. Elle se dit que l'Eldathien était peut-être allé aider auprès des Montequins qui n'avaient pas été arrêtés : la situation devait être rude pour eux aussi, et il lui semblait que ça faisait partie de son rôle de clerc. Pour sa part, elle n'avait pas la moindre envie de les croiser : une bonne partie d'entre eux n'éprouverait que haine à son égard, et elle n'était pas sûre d'avoir les nerfs suffisamment solides pour cela aujourd'hui. Mais peut-être que le clerc était tout simplement sorti faire un tour dehors, à la rencontre de Reynald...

Elle finit par s'asseoir, tout simplement. Elle se sentait lasse et déprimée. Trop de fatigue accumulée, trop d'émotions, trop de tristesse et d'inquiétude. Elle mangea sans appétit, se fit à nouveau du thé, ferma les yeux quelques minutes. Elle tournait et retournait les mêmes angoisses dans sa tête. Jamais les deux factions de centaures ne pourraient s'entendre, sauf si la disparition de la pierre les transformait complètement. Elle ne voyait pas d'issue. Elle aurait voulu avoir l'avis de la harde, de Byron, Dymphéa ou même Sheldon, mais il lui faudrait attendre que les centaures se regroupent, qu'ils prennent en charge les rescapés, que Sheldon décide de la suite. Ça risquait de prendre quelques jours. Elle caressa machinalement la petite boule de poils roux qui avait rejoint sa poche, et parvint à revenir à des sujets plus légers. L'équinoxe était-il passé ? Etait-il demain ou après-demain ? Elle aurait dû poser la question à Tybert...

Elle finit par décider de retourner sur les remparts un moment. Pour jeter un nouveau coup d'oeil aux centaures, et surveiller l'arrivée de groupes de la vallée. De toute façon, elle n'avait rien à faire. Mais auparavant, elle ferait tout de même un petit tour dans le quartier, au cas où elle croise Mara : la centaure pourrait peut-être la présenter à ses congénères. Si, comme l'avait dit Tybert, elle pouvait servir de relais entre eux et la harde, il serait bon qu'ils fassent un peu plus connaissance... et qu'ils ne la confondent pas avec une Montequine.

La nuit tomba sur Montequine sans qu'il ne se soit rien passé de particulier. Deux groupes étaient encore rentrés de la vallée, les centaures s'étaient organisés pour le couchage en se séparant en plusieurs groupes : dans le pré, dans les bois, dans les hangars jouxtant la muraille est. Mara avait présenté Astrée à plusieurs centaures domestiques, hommes et femmes, qui l'avaient tous remerciée pour ce qu'elle avait fait pour eux. Ils ne semblaient pas pressés de rencontrer les membres de la harde sauvage, bien que certains d'entre eux en aient fait partie autrefois. Byron ne rentra pas, pas plus que Reynald. Astrée fut inviter à partager le repas des officiers luméniens, auquel assisteraient également Tybert et Goran.

Astrée était un peu intimidée de se retrouver à partager le repas de tous ces inconnus, qui de surcroît se connaissaient déjà depuis quelques jours. Et elle n'avait pas vraiment le coeur à discuter. Mais elle pourrait sans doute simplement se contenter de s'asseoir aux côtés de Tybert et d'écouter, glanant toutes les informations qu'elle pourrait sur la situation actuelle, sur la manière dont les choses s'étaient déroulées jusque-là, sur la façon dont les luméniens percevaient la situation. Ce n'était pas vraiment dans son caractère de lancer une conversation. Et puis, Goran s'en chargerait certainement, lui. Elle espérait qu'il ne se montrerait pas trop désagréable. Elle aurait dû demander à Tybert s'il avait exigé quelque chose en échange de son aide, une fois encore.

Ils étaient neuf à table, Elizabeth, deux autres officiers, la prêtresse de Lathandre, Goran, un civil à la moustache blanche, un cavalier de la Trouée, Tybert. Il restait une place en bout de table, face au cavalier, à côté de Tybert, et le soldat qui jouait les intendants y dirigea la jeune femme.
On leur servit une soupe de champignons au fumet délicat, avec du pain frais. Les conversations commencèrent en bout de table et le clerc d'Eldath se pencha sur la rôdeuse.
" Bonne journée ?"

Astrée haussa les épaules avec une légère grimace.
" Sincèrement... pas vraiment. J'étais d'humeur trop morose, sans doute. J'ai tendance à me faire trop de souci pour les centaures... alors que leur avenir est entre leurs mains et que je ferais peut-être mieux de ne pas m'en mêler."
Comment disait Neffen, déjà ? Qu'elle ne devait pas porter tout le poids du monde sur ses épaules ? Quelque chose comme ça...
" Et toi ? Tu as trouvé à te rendre utile quelque part ? Ou à te détendre ? Il faut reconnaître que ça manque un peu de fontaine dans le village...", poursuivit-elle d'un ton plus léger.

" Mon métier consiste à apporter la paix. J'ai eu du travail, oui. J'ai été voir les gens qui sont consignés chez eux. Expliquer les choses, parler du futur. Je suis plutôt fatigué, je dois dire, mais je pense que c'était fructueux. Il me semble crucial d'empêcher la haine de croître en eux, si on veut qu'ils s'intègrent à nouveau à la société hélonnienne. Evidemment, je suis obligé de rester très vague quant à ce qui se dessine pour demain... mais je peux déjà leur parler du probable : réintégrer l'autre Montequine, continuer à vivre et travailler, en attendant les décisions judiciaires...
— Je sais que le seigneur Goran envisageait peut-être de recruter certains jeunes dans ses troupes, déjà. Leur donner un nouveau départ, loin d'ici." intervint le cavalier anonyme.

Astrée acquiesça.
" Ce serait sûrement une bonne chose, oui, que certains jeunes puissent prendre un nouveau départ ailleurs. Mais il me semble que les montequins sont très attachés à leur communauté, qu'il y a une forme de solidarité forte entre eux. C'est ce que j'avais ressenti en bavardant avec eux, quand je suis arrivée ici. Alors peut-être qu'une fois les responsables arrêtés, jugés, emmenés loin d'ici, une bonne partie de ceux qui resteront voudront rester tous ensemble...."
Elle se tourna vers Tybert.
" Cela dit, je n'ai pas pu dialoguer avec beaucoup de Montequins, ceux que j'ai vu n'étaient pas forcément représentatifs... Tu as le sentiment qu'ils comprennent ce qui se passe, ou qu'ils trouvent ça injuste, ou excessif ?"

" Les gens sont plutôt... stupéfaits, je dois dire. Certains sont furieux, d'autres désespérés. Le sentiment qui domine, c'est que... les centaures sont des êtres inférieurs... plus intelligents que les chiens ou les poules, mais nettement moins que les humains. Qu'ils vivent comme des sauvages. Qu'il est nécessaire pour leur bien qu'ils soient civilisés et soumis. Des choses comme ça. C'est une pensée sans la moindre malveillance... juste franchement dévoyée."

" Oui, c'est ce que j'avais cru comprendre en discutant avec quelques-uns. Je me souviens d'une gamine, Madeleine, qui était toute étonnée qu'ils sachent faire du pain. Il y a vraiment tout un travail à faire ici pour qu'ils remettent en question leur vision des choses. Le fait que les responsables soient arrêtés et jugés devrait y aider..."
Elle devinait que certains devaient tomber des nues. Y compris, peut-être, parmi les membres du conseil les plus jeunes, comme Hugo.
" Mais certains étaient tout à fait conscients qu'il s'agissait d'esclavage, surtout parmi les plus âgés, et ils pourront en témoigner et aider à faire évoluer les mentalités. C'est auprès des jeunes qu'il faut agir, ceux qui ont été éduqués avec l'idée que les centaures sont juste des bêtes avec un peu plus d'intelligence que les autres... On ne peut pas laisser perdurer ça. Et d'ailleurs, il me semble que certains des centaures nés en captivité ont hérité en partie de ces préjugés, vis-à-vis de la harde... voire vis-à-vis d'eux-mêmes. Là aussi, il y a du travail pédagogique en perspective."

" De toute façon, ils ne seront plus jamais en contact avec les centaures, ce qui devrait suffire à empêcher leurs idées, même folles, de nuire encore. Il y a de fortes chances que ces gens soient réintégrés à d'autres villes et villages. Privés de la luxuriance de la vallée, ils ne survivront pas à Montequine, dit Tybert. Pour le reste, les plus âgés ne voient pas forcément de problèmes à asservir une autre espèce. Vous n'en voyez pas à enfourcher votre cheval, après tout. L'intelligence n'est qu'une dimension. L'idée que les races intelligentes et de bonne volonté devraient cohabiter sur un pied d'égalité est très... lathandrite. Et très rare, à notre époque."

" Oui. Trop rare", acquiesça Astrée.
A bien y réfléchir, c'était une idée humaine... Et seulement humaine ? Elle connaissait trop peu les autres espèces pour savoir s'ils avaient le même complexe de supériorité que certains humains.
" Ils ne vont pas apprécier d'être séparés ainsi, mais ils n'auront matériellement pas le choix de toute façon, tu as raison. Misère... ils doivent me détester encore plus que lorsque j'avais libéré Sheldon ! Toute leur petite vie tranquille et bien organisée fichue en l'air... Je crois que j'ai tout intérêt à éviter de les croiser pendant quelques temps...", conclut-elle en secouant la tête.
Elle se fichait éperdument de leur opinion, dans le fond. Elle avait la certitude d'avoir agi pour le mieux. Mais elle ne voulait pas risquer de prendre bêtement un mauvais coup en croisant un villageois en colère.

" Effectivement, je pense qu'il ne serait pas très sage d'aller leur rendre visite, dit Tybert avec un sourire désolé. Et je te conseillerais d'éviter Montequine pendant un certain temps. L'autre côté, je veux dire."
Le cavalier de la Bortheias acquiesça.
" Le seigneur Goran pense aussi proposer à certains des centaures de descendre dans la vallée avec nous. Après tout, ils y vivaient autrefois, et s'ils sont désireux de s'intégrer à la société multiraciale de la Trouée, ils pourraient faire d'excellentes recrues."

Astrée acquiesça.
" Je pense que certains des centaures nés en captivité pourraient être intéressés par ce genre de proposition, en effet, contrairement aux centaures sauvages. Et ils devraient savoir s'intégrer sans problème à la société hélonnienne... enfin, uns fois qu'on leur aura ôté de l'esprit, pour certains, qu'ils sont une race inférieure..."
Des recrues de choix, en effet. Mais il lui semblait que l'idée même de s'intégrer à la société humaine aurait choqué ceux de la harde. Les différences entre les deux factions étaient tellement énormes qu'elle se demandait s'ils parviendraient à se considérer comme étant de la même race... Bah, ça n'était pas pire qu'entre des humains mélandiens et des luméniens finalement.
" Mais pour passer à un sujet plus léger... J'ai un peu perdu la notion du temps, et je me demandais si les festivités de l'équinoxe étaient déjà passées..."

Le cavalier sourit.
" Les fêtes de l'Equinoxe commencent dans trois jours."
Son expression se rembrunit.
" Evidemment, avec tout ce qui s'est passé... Il n'est pas certain que nous serons rentrés à temps."
Il retrouva un visage moins chagrin.
" Bah, c'est pour la bonne cause. Et nous fêterons avec encore plus d'ardeur l'année prochaine !"

Astrée ouvrit de grands yeux plein d'espoirs.
" Hum... Est-ce que ça voudrait dire que le seigneur Goran n'aura pluss besoin de mon cheval ? Je dois dire qu'il m'a vraiment beaucoup manqué ces derniers jours. Mais... je crois que je vais attendre le jour J pour en être certaine. Cela dit, j'aurais été curieuse d'assister aux festivités que vous organisez."
Même si c'était le cas, Goran était bien capable de trouver autre chose à lui demander à la place. Il était d'ailleurs étonnant qu'il n'ait rien exigé en échange de son aide ici. Ou peut-être qu'il avait négocié quelque chose avec Tybert, Byron ou les luméniens.

" Je pense que votre cheval est passé au dernier rang de ses soucis, sans vouloir vous vexer, dit le cavalier avec un sourire désolé. Il est un temps pour la tradition, un autre pour la réalité du terrain. Vous devriez sans doute lui poser la question, mais je ne pense pas qu'il compte encore beaucoup sur votre animal. Aussi magnifique soit-il."

" Oh, je ne vais pas l'ennuyer avec ça, répliqua Astrée avec un large sourire. Il a d'autres soucis plus importants en tête ! Il saura bien me rappeler à l'ordre si jamais il en a finalement besoin..."
Il n'avait certainement plus en tête, également, l'idée de passer une soirée avec elle. Elle ne présentait plus aucun intérêt pour lui, redevenait peu à peu une simple rôdeuse à laquelle il accorderait à peine un regard en la croisant, et ça n'était pas plus mal. Dommage qu'il n'ait pas également "oublié", par la même occasion, l'engagement de Reynald à être trois mois à son service. Elle devinait que c'était le genre de chose trop importante pour lui pour qu'il y renonce comme ça.

" Je crois aussi." dit le cavalier avec un sourire entendu.
La conversation bifurqua vers le nombre de Montequins qu'on imaginait encore au dehors. Il y avait apparemment eu un recensement, et il manquait une quinzaine de personnes et une douzaine de centaures. Les retrouver dans la vaste vallée s'apparentait à un casse-tête, même si on pouvait espérer qu'ils reviennent tôt ou tard au village, ne fut-ce que pour prendre des nouvelles. Ils comptaient aussi sur le clerc pour communiquer directement avec certains villageois et, avec un peu de chance, réaliser qu'ils faisaient mieux de rentrer que de jouer les maquisards.

Un ou deux groupes au maximum manquaient à l'appel. Elle espérait que le clerc communiquerait : il saurait certainement raisonner les plus extrêmes. Et pas de chance, il fallait que ce soit justement le groupe de Reynald... Cela dit, la distance à laquelle ils se trouvaient pouvait à elle seule expliquer leur retard. Elle avait abandonné la piste très loin vers le nord-est. Peut-être, également, y avait-il un groupe au-delà des volcans de boue, où les luméniens risquaient de ne pas les trouver facilement. Elle espérait qu'ils n'auraient pas le temps de faire de nouvelles victimes, et que Byron parviendrait à raisonner Sheldon.
Elle finit par s'enquérir auprès de Tybert de l'endroit où ils étaient sensés passer le nuit. Sans doute avait-on réquisitionné certaines habitations pour eux.

Les soldats luméniens avaient réquisitionné un hangar à grain vide pour y poser leur paquetage. Même les officiers s'y étaient installés car il n'était pas dans leurs habitudes de profiter des maisons ennemies. Astrée pouvait y tendre son hamac si elle le désirait, il y avait bien assez de place, mais il n'y avait nulle obligation. Une autre partie du contingent était stationné de l'autre côté de la falaise, avec le gros de leurs chevaux. La rôdeuse pouvait même rentrer directement à Luménis, car les deux mages de leur groupe s'y téléporteraient et ils avaient probablement des places libres. Mais Tybert devinait que cela ne l'intéresserait pas.

Bien sûr, Astrée n'avait nullement l'intention de rentrer à Luménis tant que la situation ici serait aussi confuse, et certainement pas sans avoir pris congé de la harde. Elle n'avait pas grande envie, non plus, de s'installer dans le hangar avec tous les soldats : elle n'était pas certaine de bien dormir en si nombreuse compagnie. Mais l'alternative qui consistait à aller s'installer dehors, quelque part dans les bois, n'était pas non plus satisfaisante : elle avait envie, pour une fois, de se sentir en relative sécurité, et dormir avec un toit sur la tête lui ferait du bien.
Elle finit donc par se résigner à tendre son hamac dans le hangar, s'installant non loin de Tybert.

La tristesse, un temps oubliée pendant les conversations du repas, refit son apparition sitôt qu'elle se trouva allongée, et les idées moroses l'envahirent. La mort de Neffen, les feuilles de l'arbre de vie stupidement gaspillées. Elle avait la sensation d'avoir trahi la confiance de Neffen en perdant ainsi son présent, et ça lui rongeait le coeur. Elle se demandait, aussi, à quoi elles étaient sensées servir. Il y avait, aussi, ces centaures nés en captivité trop différents des autres, l'impossible cohabitation qui se profilait peut-être. Elle se demandait ce que devenaient ceux de la harde, au loin dans la vallée. Finalement, et paradoxalement, il n'y avait que pour Reynald qu'elle ne s'inquiétait pas.
Mais la journée avait été longue, et elle venait de passer quelques jours particulièrement éprouvants. Aussi, malgré ses idées noires -ou peut-être à cause d'elles-, elle ne fut pas longue à trouver refuge dans le sommeil.

Tybert la réveilla avant l'aube, le lendemain. Il lui sourit doucement alors qu'elle émergeait.
" Désolé de t'arracher à tes songes, murmura-t-il. Je voulais te prévenir... que Reynald était rentré. Il n'est pas... d'excellente humeur, cependant. Je voulais te prévenir avant mais... je ne sais pas si c'est mon rôle. Ces choses ne me regardent pas vraiment... En même temps... Vu que tu es éprouvée... Je ne voudrais pas que tu sois trop prise au dépourvu."

Astrée lui sourit.
" Merci. C'est gentil à toi de me prévenir, vraiment."
Elle se sentait l'esprit embrumé et avait un peu de mal à réaliser. Reynald était rentré. Elle aurait dû être ravie de le revoir enfin, mais l'inquiétude qu'elle ressentait pour la harde, et la tristesse causée par la mort de Neffen, étaient encore trop présentes dans son esprit pour qu'elle ressente réellement de la joie. Elle était tout de même soulagée de le savoir de retour, et vivant. Qu'il soit de mauvaise humeur n'était pas si grave.
Elle étouffa un bâillement.
" Où est-il ?"

Tybert s'assit sur ses talons et pinça les lèvres, comme s'il hésitait à ajouter quelque chose.
" Astrée. C'est sur toi, qu'il est fâché, dit-il finalement. Il estime que tu l'as... hum... abandonné. Et en cette chose comme en bien d'autres, il est très entier."
Il lâcha un petit soupir.
" Mais tu le trouveras sur la place du village."

Astrée resta un instant silencieuse, accusant le coup. Quelque chose résonna en elle... les paroles de Dymphéa... Elle avait laissé Reynald, puis elle avait laissé Neffen, et elle les avait perdus tous les deux. Et la centaure voulait qu'elle en tire une leçon... Tout ce qu'elle voyait, elle, c'est que jamais elle n'avait voulu les abandonner et que pourtant ils l'en accusaient, l'un comme l'autre. Ça n'était pas juste, elle s'était tant démenée pour eux. Elle sentit une boule se former dans sa gorge, toute la souffrance de ces derniers jours difficilement domptée remonter brutalement à la surface. Elle avait échoué sur tout ce qu'elle avait tenté, voilà tout. Elle là, maintenant, elle avait... envie de mourir, sensation trop bien connue, écho d'anciennes souffrances trop profondément ancrées en elle...
" Bon sang, ça n'est pas juste..., s'entendit-elle répondre d'une voix sourde en secouant la tête, incrédule.
Une chose était certaine, elle n'était vraiment, vraiment pas en état d'affronter la colère injuste de Reynald. Elle allait s'effondrer... Elle inspira profondément, cherchant à retrouver au fond d'elle une once de calme. Sans succès.
" Tu as raison, je suis trop éprouvée pour faire face. Mais de toute façon ça ne sert à rien d'attendre, il sera encore plus furieux," finit-elle par soupirer avec un haussement d'épaule.
Autant l'affronter tout de suite. Tenter de lui expliquer.

Elle enfila rapidement ses vêtements, essayant de faire le vide dans son esprit, de ne penser à rien d'autre que Reynald. Un problème après l'autre. Toutes ses autres souffrances/inquiétudes/contrariétés devraient attendre. Elle essaya de rassembler ses idées, de trouver quoi dire, mais elle était à peine capable de pensée cohérente. Elle se demandait s'il n'aurait pas mieux valu que Tybert ne la prévienne pas. Prise par surprise, elle aurait peut-être réagi par de la colère plutôt que de se sentir ainsi anéantie. Mais la colère n'aurait rien arrangé... et elle aurait été encore plus anéantie ensuite.
Puis elle sortit du hangar, avec un nœud énorme à l'estomac.

Astrée trouva le clerc de Milil sur la place, comme l'avait annoncé Tybert. Il faisait encore nuit mais on avait allumé plusieurs des nombreuses lampes à huile qui éclairaient Montequine de nuit. Il se retourna vers elle quand elle approcha, et elle lut tout de suite sur son visage qu'il n'était pas content. Cependant, son expression s'adoucit, peut-être en découvrant le trouble de la jeune femme. Il ne fit aucun geste vers elle, se contentant de l'observer tandis qu'elle approchait. Il avait les bras croisés, repliés dans les manches de sa cape de voyage. Il paraissait en bonne santé.

" Reynald..."
Un instant, elle se trouva incapable d'ajouter quoi que ce soit et se contenta de faire encore un pas vers lui, puis un autre. Puis, reprenant ses esprits, elle relâcha son souffle et murmura, d'une voix trop rauque, hachée.
" Si tu savais comme j'ai eu peur de ne jamais te revoir... J'ai suivi votre piste sur des lieues et des lieues... jusqu'à ce que Tybert me rassure... J'en étais malade d'avoir été obligée de te laisser là-bas pour aller chercher du secours."
Elle avait envie de le supplier de ne pas lui en vouloir, de lui pardonner, mais c'était inutile. Elle s'aperçut qu'elle tremblait subitement de tous ses membres.
" Est-ce que... ça va ? Ils ne t'ont rien fait de mal ?"
Il avait l'air d'aller bien... plutôt mieux qu'elle en réalité. Elle finit par tendre la main pour la poser sur son bras, l'observant avec anxiété.

Il ne se dégagea pas mais ne fit pas non plus le moindre geste vers elle. Il demeura de pierre et parut un moment à cours de mots.
" Ils ne m'ont fait aucun mal, non." dit-il finalement.
Des mots se formèrent sur ses lèvres mais il ne les prononça pas.

" Alors c'est l'essentiel", répondit-elle doucement, fermant un instant les yeux.
Elle aurait préféré qu'il parle, quitte à exploser. Se taire ainsi, ça ne lui ressemblait pas. Peut-être qu'elle avait l'air trop mal en point pour qu'il ose... mais garder les mots en lui n'était pas bon non plus. C'était destructeur.
" Tybert m'avait dit que tu étais blessé, ajouta-t-elle, mais que tu n'étais pas en danger. Mais... je suis soulagée..."
Elle secoua la tête.
" Et... tu as sûrement besoin de repos..., fit-elle, la gorge toujours trop nouée. Ou... de parler... je ne sais pas..."
Elle ne savais plus ce qu'elle voulait dire, en réalité. Elle avait juste envie de le serrer dans ses bras, et elle n'osait pas.
Et puis finalement, sans crier gare, elle l'étreignit de toutes ses forces, sans doute un peu maladroitement. Parce qu'il était plus facile de lui dire son affection ainsi qu'avec des mots.

A nouveau, il ne se déroba pas, mais ne lui rendit pas son étreinte, et elle perçut toute sa tension dans la manière dont son corps se raidit. Il finit par la repousser, doucement, mais fermement, et fit un pas en arrière.
" C'est terminé, Astrée." dit-il simplement.
Elle vit qu'il avait la main droite bandée. Il la remit aussitôt dans sa poche.
" Tu n'aurais pas dû te lever pour moi. Tu as l'air d'avoir besoin de repos."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine