La Couronne de Cuivre

En réalité, l'endroit n'était pas aussi agité qu'il l'avait craint. D'abord, s'il s'y trouvait des soldats - mais non Alban, seul son sac était visible -, ceux-ci entendaient bien se reposer également, et leur présence n'était donc pas vraiment un problème. Ensuite, puisque la responsabilité de chaque mur incombait à un officier différent, puisque les guetteurs avaient été divisés selon le même principe, cela limitait le mouvement. Enfin, le bruit provenait surtout de la cour et les murs épais, fussent-ils percés d'ouvertures, contribuaient à les atténuer. Bref, Hubert profita au final d'une atmosphère plutôt propice au sommeil, d'autant qu'il était préservé du seul réel inconvénient présenté par la tour : les courants d'air.

***

Les courants d'air. Albérich entendit plus d'une fois les colons avancer cet argument pour justifier leur préférence pour les caves, en matière de dortoirs : celles-ci leur semblaient moins glaciales, plus susceptibles d'être réchaufféee. Ils les pensaient également mieux protégées en cas d'assaut et plus préservées du bruit extérieur, notamment des tambours dont, à leur avis, ne manqueraient pas de jouer les cannibales. L'unique problème concernait l'obscurité qui y régnait en maîtresse absolue ; cependant, on ne doutait pas qu'il soit possible d'y remédier, car la Communauté disposait à la fois de bonnes réserves de torches et d'un nombre non négligeable de praticiens des arcanes. En somme, la majorité des groupes qu consulta l'ancien aubemestre opta pour le sous-sol, et les autres trouveraient sans mal de la place dans les tours.
Il termina son enquête deux heures après le repas, put aller trouver Ignace qui le remercia pour son travail et lui annonça que, grâce à lui, l'installation des civils allait donc pouvoir commencer. On ne tarderait pas, non plus, à dresser la vaste tente qui ferait office d'écurie et préserverait, en moins en partie, leurs nombreuses montures du froid.

Albérich hésita à se proposer pour le montage de cette tente, mais il était physiquement trop fatigué pour tenter la chose. Il risquait de se blesser stupidement, dans un instant d'inattention, et les clercs avaient sûrement autre chose à faire que de rafistoler des muscles froissés. Sans compter qu'il serait lent et peu efficace. L'un dans l'autre, il avait besoin d'une pause, comme Hubert.
Le Luménien n'était pas monté sur les remparts au moment du salut à Robert, il n'était pas soldat, et il savait aussi qu'il ne lui fallait pas trop d'exposition aux actes des cannibales. Il n'en avait pas particulièrement peur, consciemment, mais il doutait de la résilience de ce qui demeurait caché en lui, surtout face à des images difficiles. Un corps nu attaché en haut d'une tour. C'était un peu trop familier à son goût.
Il était demeuré dans la cour, cependant, ne reflétant aucun trouble, observant le ballet des militaires, l'apparition de la bannière, le reflet du soleil sur les lames. Ensuite, il avait repris sa tâche, discutant avec les uns et les autres, heureux de ce contact inopiné avec des gens auxquels il n'avait jamais adressé la parole auparavant. Cela lui permettait d'avoir une meilleure mesure de la communauté, une idée plus précise de la répartition des générations et des origines — il s'amusait à reconnaître les accents, des professions, des sexes. Il réalisait combien il était resté en marge, tous ces jours précédents, mais ne s'en inquiétait pas vraiment. Avec une mission, il se sentait nettement moins réservé, car il avait matière à interaction sans que les gens ne puissent se réfugier derrière leur déférence.
Une fois sa tâche terminée et les documents remis, il demanda à Ignace si celui-ci savait où il avait l'intention d'installer les vestiges de l'Académie. Il avait besoin d'une petite sieste. Ou d'une longue. Il n'avait assurément plus vingt ans.

-Je ne sais pas encore : le plan des caves est prêt mais j'attendais votre rapport pour placer les différents dortoirs... Cependant, que cela ne vous empêche pas de vous installer quelque part : d'autres se reposent déjà et l'emménagement dans une salle précise peut soit se faire discrètement, soit être remis à plus tard...
Son regard se fixa sur quelque chose, derrière le Luménien. Se retournant, Albérich vit approcher Agnès. Elle arborait une expression à la fois ravie et incrédule.
-Que préférez-vous ? La très bonne ou la très bonne nouvelle ? s'enquit-elle quand elle les eut rejoints.
Elle ne leur laissa pas le temps de répondre.
-Les thermes fonctionnent. Et il y a de l'eau chaude.

Le Luménien la dévisagea, incrédule.
" De l'eau chaude ? s'exclama Albérich. Aussi rapidement ? Comment... une telle chose est-elle possible ?"
Il ne put s'empêcher de rire.
" C'est une nouvelle formidable. Il va falloir la canaliser, pour éviter les mouvements de foule... Mais c'est inespéré."

-Inespéré, oui. Sauf si l'on a pris au pied de la lettre les documents d’Étienne, les merveilles de la cité qu'ils décrivaient, notamment en matière de thermes... Mais bref... Je ne sais s'il s'agit d'une technologie oubliée ou s'il y a une antique magie à l’œuvre : toujours est-il qu'on a trouvé, dans la salle, une sorte de pupitre de commandes mural, et qu'appuyer sur quelques boutons a suffi à tout remettre en route.
Elle sourit.
-Qui sait si d'autres surprises de ce genre ne nous attendent pas encore ici ? Et je n'ose imaginer ce que nous réserve la cité...
Ignace avait souri, lui aussi. Mais, déjà, il avait repris sa mine concentrée.
-Il va falloir procéder avec ordre. Chaque groupe sera successivement invité à profiter de ces installations pour se laver et faire une lessive complète : je suis sûr que tes confrères et toi pourrez trouver une solution pour que les tissus sèchent plus rapidement. Une fois les parasites éradiqués, nous pourrons procéder à la distribution des vêtements et des couvertures : nous avions pris des précautions pour qu'ils ne soient pas contaminés.

Albérich sourit à Ignace, la voix de la raison.
" Voulez-vous que nous procédions par chariot ? Ou par génération ? Je peux repousser ma sieste pour la bonne cause. J'imagine que vous avez l'un et l'autre mille choses à penser... Je peux gérer les Thermes. Et si vous avez de l'ancolie, du serpolet, de l'orme ou de la vulnéraire, on peut tout de suite les mettre dans l'eau. Cela n'abimera pas les vêtements, et tout le monde en profitera."

-Nous disposons de ces plantes. Mais le bassin est doté d'un système de renouvellement d'eau, et je ne sais pas encore s'il est possible de l'interrompre. Dans le cas contraire, il suffira de prévoir des baquets, des seaux...
-Si nous procédions par groupes d'âge, il faudrait déléguer des personnes pour surveiller les plus jeunes et s'occuper de leur lessive. Mieux vaut donc, à mon avis,fonctionner par chariots, puisque les enfants y sont placés sous la responsabilité de leurs parents ou de leurs tuteurs. Cependant, nous pouvons en désigner deux à la fois, pour que leurs occupants soient en mesure de se répartir d'une manière leur convenant davantage.
-Je vais superviser la première partie des opérations : vous devez vous reposer, Albérich, vous n'avez plus eu l'occasion de souffler depuis je n'ose imaginer combien de temps. Et si plus tard dans l'après-midi, vous vous sentez d'attaque, je vous laisserai prendre la relève.

Il hésita une seconde. Il était vraiment fatigué mais il se sentait coupable de laisser Agnès et Ignace sur le pont. Ils ne devaient pas avoir dormi davantage et ils avaient des rôles autrement plus épuisants que lui, à jongler entre les aspects pratiques de leur installation et leurs responsabilités de conseillers lesquelles, à l'heure présente, devaient être particulièrement stressantes. Ils n'étaient pas au fort depuis une journée...
" Je doute que vous ayez moins besoin de repos que moi. Mais je ne vais pas polémiquer. Je vais aller m'allonger une heure ou deux, puis je viendrai vous relever, Agnès."
Les saluant, il se mit aussitôt à la recherche de ses affaires, que les instituteurs avaient abandonnées quelque part. Ensuite, il se trouverait un coin pour se rouler en boule et dormir.

Il trouva rapidement quelqu'un pour lui apprendre que les instituteurs venaient de se retirer au sous-sol et pour lui indiquer dans quelle pièce exactement. Dès lors, il put les rejoindre rapidement - en attendant mieux, on s'était résolu à allumer quelque torches - et s'endormir tout aussi promptement. Car, comme Hubert, il sombra aussitôt couché.
Et comme Hubert, il y eut quelqu'un pour le réveiller : ses collègues académiciens, qui s'excusèrent de l'arracher ainsi à un sommeil réparateur mais arguèrent qu'ils avaient craint qu'il leur en veuille s'ils s'étaient abstenus, d'autant que l'après-midi s'acheminait vers sa fin.
Quant au paladin, ce furent ses écuyers qui mirent un terme à son repos. A certains signes, il comprit qu'ils n'avaient pas chômé depuis leur dernière rencontre et en déduisit qu'à présent, son armure, son épée et son bouclier devaient être d'une propreté irréprochable.
-Désolé de vous déranger m'sire, mais Ignace nous a demandé de vous dire que le Conseil se réunirait dans un quart d'heure.
-Et messire Guillermo souhaitait que nous vous informions qu'il avait mis au point le code.
-Oh, et j'ai déposé vos affaires ici. Les instituteurs ont dit que tout y était quand ils me les ont confiées, ce matin.

Hubert émergea avec difficultés. Il aurait bien dormi deux jours de plus. Il ne lui fallut cependant que quelques secondes pour reprendre pied.
" Ah... Merci."
C'était une attention touchante, de la part des instituteurs comme des enfants. Il n'avait jamais espéré que son paquetage avait survécu. Et encore moins revoir le plateau d'Hermines.
" Venez avec moi. Nous allons aller voir Guillermo et son code. Ensuite, j'aurai une autre mission pour vous... Trouver des cors. Ignace sera en réunion, mais il a sûrement un assistant disponible qui pourra vous aiguiller... Il nous en faudra le plus possible. Ce n'est pas certain qu'on en trouvera assez, mais on se débrouillera. C'est peut-être assez simple à forger, j'imagine qu'Ulrich va installer son équipement quelque part, si ce n'est fait. Ou alors des lanceurs de sorts peuvent sûrement conjurer des objets... Enfin. C'est votre mission, pas la mienne."

Ils se mirent donc en route pour la tour nord-ouest. Chemin faisant, Hubert constata qu'il y avait eu du changement dans la cour : on avait dressé la tente des écuries ainsi qu'une autre, de taille plus modeste - la forge, à n'en pas douter. Les enfants en profitèrent également pour lui faire part de l'incroyable nouvelle concernant les thermes.
Le rapport du mercenaire fut aussi bref qu'efficace. Son code était simple, classique et basé sur un nombre de sons successifs : un pour une simple alerte, deux pour mander archers et mages, trois pour réclamer l'assistance des fantassins... Il impliquait évidemment l'usage de cors ou de sortilèges pouvant les remplacer. Cependant, la compagnie disposait de deux de ces instruments et, à la connaissance de son capitaine, la Communauté en possédait également. De surcroit, chacun d'entre eux émettant en général une sonorité différente, ceux qui les entendraient sauraient immédiatement où il leur faudrait se rendre, même s'ils n'avaient pas exactement perçu là direction d'où les notes avaient retenti.
Enfin, Guillermo en profita pour lui dire que flèches, carreaux et pierres avaient été disposés sur les remparts dont il avait la responsabilité, que ceux-ci avaient été soigneusement inspectés et que, en se servant de cordes, trois de ses hommes étaient descendus sur la face extérieure pour en arracher quelques plantes grimpantes potentiellement utilisables par leurs ennemis.

Hubert remercia chaleureusement le mercenaire pour son travail. Il avait de plus en plus conscience de l'indispensable présence d'un expert de son calibre parmi eux : il fallait qu'il remise toute réticence à l'exploiter et qu'il fasse taire ses inquiétudes concernant la couleur de son âme. C'était un mercenaire : la grisaille était son essence. Mais il voulait espérer qu'il demeurerait loyal jusqu'au bout... et pour cela, il fallait s'assurer que la survie de sa compagnie demeure liée à la leur. Il ne pouvait pas non plus se faire d'illusions.
Songeant à ces choses moins agréables, il se demanda où était Varamyr, qu'il n'avait pas croisé depuis la veille et le moment où civils et soldats s'étaient séparés sur la route. Il lui faudrait incessamment discuter à nouveau avec le Paludier, source d'informations cruciale dans la situation présente.
Il récupéra son épée auprès d'Alban, inspectant son travail avec soin, signe de son intérêt et de la valeur qu'il accordait à l'écuyer. Il le félicita pour le résultat puis il proposa aux enfants de s'occuper de la distribution du code. Il fallait le communiquer aux officiers, qui le répercuteraient à leurs hommes, aux lanceurs de sorts, à Giovanni qui gérait les tireurs. Dans un premier temps, il n'était pas nécessaire d'en informer les civils, même s'il faudrait peut-être imaginer d'autres sons pour les faire se réfugier dans les caves ou au contraire s'armer pour combattre. Chaque chose en son temps. Il demanda aussi à Alban et Ruth de prendre le temps de se laver, de manger, de souffler un peu. En les voyant filer, il se demanda si la lessive faisait partie de leurs prérogatives... Il leur poserait la question.
Ensuite, il se rendit au conseil.

La réunion se tenait à nouveau dans le chariot de l'intendance. Tous les conseillers avaient l'air épuisés, mais ils semblaient aussi soulagé, et pour cause : le travail avait bien avancé, comme ils s'empressèrent de l'expliquer.
D'abord, l'installation des membres de la Communauté était terminée : les militaires occupaient les deux étages supérieures de chaque tour, hormis ceux de la tour sud-est où le quatrième était dévolu aux lanceurs de sorts et le troisième demeurait libre, tandis que son rez-de-chaussée très élevé suite à l'éboulement abritait les cuisines ; ailleurs, les deux étages inférieurs abritaient les civils qui avaient préféré ne pas loger dans les caves. Les autres se répartissaient dans les salles du sous-sol : plusieurs étant assez vaste, on avait pris le parti d'y regrouper les occupants de deux chariots, ce qui faciliterait le travail de l'intendance, permettrait peut-être à l'atmosphère de se réchauffer un peu et laissait nombre de pièces libres pour, par exemple, y stocker du matériel, si l'on décidait de vider les chariots. Sur le plan de l'éclairage, des torches étaient dans l'immédiat employées ; néanmoins, dès le lendemain, les clercs auraient mémorisé des sorts permettant de recourir à des sources de lumière magique, en l'occurrence des flammes éternelles.
Par ailleurs, plusieurs installations indispensables à la vie quotidienne étaient sur pied. Les thermes miraculeux, en premier lieu : Agnès expliqua que bien des colons s'y étaient déjà lavés et avaient procédé au nettoyage scrupuleux de tout ce qu'il leur restait comme vêtements et couvertures, procédure indispensable pour éradiquer la vermine ; quand ils en auraient tous terminé, viendrait le tour des soldats et de tous ceux qui, étant restés sur le pont, n'avaient peu encore se rendre là-bas. Les cuisines, la forge, les écuries fonctionnaient également. Restait à savoir si l'on dresserait la tente de la cantine : pour ce faire, il serait nécessaire de libérer de la place dans la cour et donc de démonter certains des chariots, les matériaux résultant de cette opération pouvant soit être réutilisés à d'autre fins, soit conservés en vue de la reconstruction des véhicules.

Sans doute Ignace était-il le plus à même de prendre cette décision, aussi Hubert ne se prononça-t-il pas.
De son côté, il expliqua brièvement ce qu'il avait mis en place avec les militaires, le fonctionnement de la garde, la répartition des forces dans les tours et sur les remparts, la tâche qu'il avait confiée à Gabriel, la reprise des entraînements, le code d'alerte qui serait transmis aux soldats dans un premier temps. Il s'enquit des portes que Frida avait fait commander et de l'avancement des travaux. Il mentionna aussi l'histoire des souterrains reliant les deux forts, qu'il avait évoquée avec la rôdeuse le matin-même.
Si les questions générales étaient épuisées, sans doute passerait-on au testament de Robert... Mais Hubert avait aussi une requête à formuler, par principe, tout en sachant qu'elle serait rejetée...

La décision de dresser la cantine fut rapidement adoptée : il semblait important que la Communauté jouisse d'un lieu abrité pour se réunir en nombre et les tables installées au-dehors ne pourraient suffire, puisque l'hiver ne tarderait pas à raffermir son emprise. On se mit également d'accord pour mener une exploration poussée des sous-sols : chacun se demandait, à présent, quels mystères il pouvait bien receler. Enfin, on apprit à Hubert que les nouvelles portes seraient normalement terminées le lendemain, et Ignace lui rappela d'une part qu'ils disposaient d'un casque conférant la vision nocturne, ce qui permettrait à l'un de ses officiers de le remplacer s'il souhaitait se reposer une partie de la nuit, d'autre part qu'Alban, Albérich, Ruth et lui n'avaient pas encore reçu leur objet magique et que, s'ils le souhaitaient, ils pouvaient examiner ceux qui restaient pour faire leur choix.
On procéda ensuite à l'ouverture du testament de Robert. Celui-ci s'en remettait au Conseil pour trouver un tuteur à l'enfant. Il faisait de lui son héritier non seulement pour ses biens mais également pour ses titres : en effet, conformément à la tradition de sa région natale, comme il n'avait aucun descendant, comme le garçon avait été son loyal écuyer, il avait le droit de les lui transmettre et ce dernier de les porter s'il le souhaitait.
En matière de biens, trois exceptions étaient à mentionner : le chevalier léguait un antique et précieux volume à Marthe, arguant qu'il lui plairait ; Ruth recevait quant à elle un traité sur les bottes secrètes ; Hubert, pour sa part, héritait d'une gravure. Le sujet n'en était pas mentionné, mais le défunt expliquait que c'était l'une des choses les plus merveilleuses qu'il lui avait été donné de contempler et que, là aussi, "il demeurait de l'espoir".

La curiosité envahit le paladin à la mention de la gravure. Pour le reste, il n'était pas surpris que Robert ait tout légué à Alban, peut-être sauf en ce qui concernait ses titres. La communauté avait eu l'air de vouloir laisser tout cela derrière elle, mais ce n'était manifestement pas complètement le cas. Il se garda bien de porter un jugement là-dessus : il n'était pas féru de noblesse et l'unique fois où il avait eu un gosse issu de ces strates comme écuyer avait été une catastrophe, mais Alban n'était pas de ce monde et sans doute serait-il un chevalier un peu différent.
" Il va vous falloir relire ça une deuxième fois, Marthe, dit Hubert quand la juge en eut terminé. Je vais aller chercher notre louveteau."
Il se leva aussitôt et quitta le chariot, se mettant en quête de l'enfant. Il était sans doute proche de remonter sur les remparts pour entamer sa nouvelle période de garde, mais comme Etienne était au conseil, peut-être celle-ci ne commencerait-elle que plus tard. La procédure exigeait sans doute que Ruth soit présente, elle aussi, puisqu'elle faisait partie des légataires. Il craignait cependant qu'elle se sente désormais mal à l'aise avec son camarade, brusquement promu à des hauteurs qu'elle ne contemplerait jamais.

Il repéra bientôt les deux gamins, qui sortaient d'une tour au pas de course. Dès qu'ils l'aperçurent dans la lumière du jour déclinant, ils se précipitèrent vers lui. Un regard suffit pour qu'il constate qu'il n'avaient pas soufflé un seul instant, et il ne tarda pas à comprendre pourquoi puisque, avant qu'il n'ait pu prononcer un mot, ils lui faisaient leur rapport. Ses écuyers avaient commencé par s'entretenir avec la personne assurant la permanence de l'intendance pour savoir de combien de cors disposait la Communauté et où ils se trouvaient. Puis, se les étant procurés - hormis celui de Louis, car il était plus simple qu'il le conserve -, ils avaient fait le tour des officiers. En résumé : tous les responsables d'un rempart disposaient à présent d'un instrument (il y en avait même deux en plus, en réserve) et connaissaient le code à employer en cas d'alerte.

Misère, ils vont se tuer, songea Hubert.
Ils n'avaient pas pris le temps de souffler et ils allaient incessamment repartir pour quatre heures de garde. Peut-être devrait-il les convaincre d'abandonner ce rôle, s'ils avaient l'intention de s'épuiser pendant leurs moments de relâche. Ils étaient encore sales, de surcroît, et leurs ablutions devraient attendre un certain temps. Il se sentit coupable de les exploiter de la sorte, alors qu'il avait si peu de temps à leur consacrer. Il aurait pu leur chercher une sorte de précepteur, mais ça n'avait pas grand sens, s'ils devaient être ses écuyers.
" Nous avons besoin de vous au conseil, leur annonça-t-il, après les avoir remerciés et félicités pour leur efficacité. Sire Robert avait laissé un testament et tu es concerné au premier chef, Alban."
Il sourit ensuite à Ruth.
" Comme il t'a laissé quelque chose, à toi aussi, je pense que c'est bien que tu viennes avec nous."

Alban avait pâli mais s'était empressé d'adopter l'expression solennelle qui lui était si familière. Quant à Ruth, elle paraissait ne pas en revenir.
-Messire Robert m'a... Oh...souffla-t-elle.
Ils le suivirent jusqu'à l'intendance, où l'on se serra sur les bancs pour leur faire de la place : ainsi le moment serait-il un peu moins cérémonieux, un peu moins intimidant pour eux. Hubert eut toutefois l'impression que, sous la table, l'écuyer avait pris la main de son amie.
Alors, dans un profond silence, Marthe relut le testament. Quand elle en eut terminé, le petit garçon resta un moment muet, luttant manifestement contre son émotion. Pourtant, quand il prit la parole, ce fut d'on ton décidé :
-Les chevaux sont à la disposition de la Communauté : j'aimerais juste, si on m'y autorise, continuer à m'occuper d'eux, si et quand mon service auprès de messire Hubert me le permet. Pour le reste, dès... dès que j'en aurai le courage, je regarderai dans les affaires de messire Robert afin de trouver les livres et la gravure.

" Il n'y a aucune pression, Alban, dit Hubert en lui souriant doucement. Tu es libre de faire les choses à ton rythme."
Il se tourna vers l'assemblée.
" Je pense que nous n'aurons pas besoin des chevaux dans l'immédiat. J'ai le sentiment que Robert aurait aimé que tu continues à en prendre soin, ne fut-ce que pour que le lien perdure. Un destrier est le plus fidèle compagnon du chevalier, et un auxiliaire irremplaçable. Mais ce n'est pas une relation qui s'improvise."
Il réalisa qu'il n'avait pas informé les autres conseillers du fait qu'il avait approché Alban et que le gosse avait accepté. Il en avait parlé le matin, bien sûr, et l'écuyer venait de leur confirmer. C'était sans doute amplement suffisant.
" Si nous en avons terminé sur ce sujet... pour l'heure... Nous n'allons pas vous retenir."
Il était confiant quant à la capacité de Ruth de gérer les quelques minutes à venir. Ensuite, il irait voir comment les choses tournaient. Mais il avait l'impression que le nouveau baron de la Louverie se montrerait à la hauteur, poussé par son sens de l'honneur irréductible. Robert n'aurait pas pu mieux agir pour l'ancrer dans le présent.

Les deux enfants répondirent qu'ils devaient de toute façon prendre leur tour de garde et sortirent sans se faire prier, sous le regard manifestement ému de Marthe.
-J'ai délégué le commandement... souffla Étienne à Hubert.
Ils abordèrent ensuite la question de la cérémonie. l'avis général étant d'organiser, après le repas, un rassemblement tout simple où ceux qui le souhaiteraient pourraient dire un mot des disparus. Le sieur de Fontbrune, bien sûr, prendrait la parole.

Hubert grimaça en réalisant que les regards étaient tournés vers lui.
" Heu... Je... J'imagine que je dirai quelque chose aussi..."
C'était évidemment nécessaire, mais c'était une horrible perspective. Un discours... Misère de misère.
" Je sais que Gaspard dira un mot de l'homme qui servait sous ses ordres. J'imagine que Louis, s'il est remis, voudra en faire de même."

-Il tient à le faire, oui. En revanche, Hubert, rien ne vous oblige à prendre la parole si vous préférez l'éviter.
-Oui, personne ne vous jugera : les deuils sont de douloureuses épreuves, chacun doit pouvoir les porter à sa manière.
Les autres acquiescèrent.
La question étant réglée, Frida changea de sujet pour dire que, selon toute vraisemblance, il y avait encore des volontaires pour monter la garde, que ce soit de jour ou de nuit - rien n'interdisait en effet d'utiliser des torches, magiques ou non, ce qui permettrait aux humains de participer. Elle suggéra que cela éviterait aux volontaires de devoir rester sur les remparts huit heures dans la même journée, tout en offrant une occupation à chacun. L'oisiveté était chose potentiellement déprimante, mais entre les tâches quotidiennes, la réouverture de l'école, les entraînements et, donc, la possibilité de faire le guet, ils disposaient de moyens pour lutter contre ce problème.

Hubert n'était pas convaincu par l'utilité des torches, dont la portée était beaucoup trop courte pour être réellement efficaces, mais il était sensible à l'argument de Frida : les colons avaient besoin d'occupation. Il lui semblait nécessaire qu'une personne soit désignée expressément pour gérer les volontaires et les sentinelles, afin que les officiers, déjà très taxés, n'aient plus qu'à prendre connaissance de la liste de leurs volontaires lors de chaque rotation. Il lui semblait que cette tâche pourrait être dévolue à un civil, peut-être quelqu'un qu'Ignace aurait repéré pour ses capacités d'organisation et de rigueur. Une petite rencontre entre ce responsable et les officiers en charge des sentinelles pourrait avoir lieu de temps à autres pour vérifier que tout tournait bien.
Le paladin demeurait à l'affût du moment où il pourrait aborder son sujet épineux, mais il préférait s'assurer que tous les autres points avaient été discutés avant d'y venir.

Ignace répondit qu'il avait reçu le renfort d'Albérich au cours de la journée, que ce dernier avait interrogé les colons sur les affaires qu'ils avaient pu emporter et sur leurs préférences en matière de logement - tout en vérifiant discrètement leur état de santé : au regard des résultats qu'il avait obtenu, l'intendant pouvait témoigner de son efficacité et de sa rigueur, précisant au passage qu'il n'en avait jamais douté. Marthe confirma ce point sans réserve : ils pouvaient donc lui proposer le poste et, s'il ne lui convenait pas, chercher un autre candidat.
Enfin se présenta le moment qu'avait guetté le paladin : Étienne demanda si quelqu'un souhaitait ajouter quelque chose ou si l'heure était venue de mettre un terme à la réunion.

" J'ai un point à aborder. Je ne vais pas être populaire et je pressens votre réponse mais... J'ai besoin de l'entendre une bonne fois pour toutes, plutôt que de l'imaginer."
Il prit une profonde inspiration.
" Quand j'ai signé pour vous accompagner, je me souviens d'avoir parlé avec Marthe du contrat et de mes voeux de paladin. J'avais l'intuition, qu'elle pensait fausse, que viendrait un moment où les deux seraient en porte-à-faux. Dans cette communauté, chacun des colons a promis, quelque part, de donner le meilleur de lui-même pour le plus grand bien du groupe, et je pense que la plupart d'entre nous nous donnons au maximum de nos possibilités. Je suis paladin. J'ai des possibilités que d'autres n'ont pas."
C'était confus, mais il ne savait pas comment amener la chose.
" Nous sommes repliés dans un fort, avec une bande de cannibales à nos portes. Nous allons devoir mobiliser toute notre énergie, toute notre intelligence, et tout notre solidarité pour nous en sortir. Nous sommes, vous le savez, dans une position précaire. Il est notre souhait, à chacun, que plus personne ne meure."
Il relâcha sa respiration.
" Je voudrais solliciter la permission de sonder les auras de l'intégralité de la communauté. Sans passer par une assemblée. Je ne sais pas à quel point c'est contraire aux principes de la charte, mais pour moi, négliger l'usage de cette capacité qui est part de mon essence, depuis le jour de mon adoubement, est une torture constante. Un traître dans les Landes aurait été une mauvaise chose, mais maintenant... Il suffit d'une âme mal intentionnée pour que nous allions au devant d'un massacre."

S'ensuivit un silence stupéfait. En fait, seule Frida ne sembla pas décontenancée.
-Dans l'absolu, je comprends le bien-fondé d'une telle mesure et des raisons qui la motivent... commença Étienne, embarrassé. Mais en pratique, elle me semble assez... contraire à l'esprit de la Communauté. Celle-ci a pour but d'offrir à tous ceux qui en acceptent les règles un nouveau départ, une nouvelle vie, sans que le passé puisse être source de reproche ou de discrimination. Ainsi plusieurs de nos membres ont-ils des choses sur la conscience, une vie trouble : ils s'en sont ouverts à nous. D'autres ont probablement choisi de n'en rien dire. Dans les deux cas, comme personne n'a contrevenu à notre charte...
Il secoua la tête, peinant à mettre ses idées en mots.
-Je suis d'accord : cela irait à l'encontre de l'esprit de la Communauté, dit Marthe. De surcroit, cela irait également à l'encontre de notre charte : il s'agit d'une décision très lourde de sens et, par conséquent, seule l'Assemblée, notre autorité suprême, peut statuer à son sujet. Serions-nous dignes de la confiance des nôtres si nous ne donnions pas l'exemple, si nous outrepassions les règles que nous sommes chargés de faire respecter ? Ne vous y trompez pas, Hubert : je sais que vos intentions sont bonnes, je conçois qu'une telle option vous paraisse cruciale, et je suis tout à fait prête à la soumettre à l'Assemblée. Mais l'adopter en Conseil... Non, en tant que magistrate, je ne peux m'y résoudre.
-Je comprends également votre position, dit Agnès, gênée. Je partage aussi les réserves de mes collègues sur l'opposition de cette mesure à l'esprit et aux règles de notre groupe. Ce qui m'inquiète le plus, néanmoins, c'est... le sentiment de défiance que cela risquerait d'introduire parmi nous. Vous ne pourriez pas sonder tout un chacun sans que quelques personnes s'en aperçoivent. Dès lors, les rumeurs iraient bon train, on se demanderait pourquoi vous agissez ainsi, on se mettrait à penser qu'il y a un traître dans nos rangs et à soupçonner tout le monde...

Il leva les mains en guise de défense.
" Je me doutais que vous refuseriez, dit-il, philosophe. Mais j'avais besoin d'en avoir la certitude. Je pense que c'est une erreur, car je crois que les rêves doivent se donner les moyens d'exister. Mais je peux aussi comprendre votre point de vue. Et j'espère qu'aucun d'entre nous n'en viendra à regretter cette décision. Pour le reste, en avertir l'assemblée n'aurait aucun sens. La seule possibilité, pour débusquer le mal, c'est de le prendre par surprise."
Il haussa les épaules.
" Restons-en là. J'ai posé ma question, nous pouvons passer à autre chose ou lever la séance."
Il était déçu, bien sûr. Il avait espéré qu'ils auraient plus de jugeote, que les événements des dernières heures leur auraient ouvert les yeux. Comme une révolution est parfois nécessaire pour renverser un tyran, le mal devait être combattu sans lui faire de fleurs. Mais les principes étouffaient leur bon sens. Il se composa une mine tranquille. Au fond de lui-même, ses certitudes n'avaient pas bougé d'un pouce : s'il devait bafouer la charte pour sauver la vie de ces gens, il le ferait. Même si ensuite, ils le vouaient aux gémonies et le bannissaient à tout jamais. Ce n'était pas comme si ça ne lui était jamais arrivé...

-Un dernier mot... fit Étienne, toujours gêné. Vous avez eu raison de poser cette question. Au sein du Conseil, chacun est libre de faire des propositions et de les défendre, ou de dire qu'il n'est pas d'accord avec celles des autres. Nos discussions sont parfois houleuses, nos décisions sont parfois prises à la majorité et non à l'unanimité. Bref, il est très important que vous vous sentiez libre de parler, d'argumenter, de nous contredire.
Les quatre autres conseillers acquiescèrent sans réserve.

" Ne vous inquiétez pas, je n'y manquerai pas."
Mais Etienne avait raison de s'inquiéter, en réalité, Hubert en était bien conscient. Son honnêteté de paladin l'empêcherait d'aller contre ce qui lui était défendu — tant que les choses n'étaient pas critiques, du moins — mais ce dont il ne parlait pas demeurait un moment hors de leur sphère d'influence. Or il ne pouvait s'empêcher de songer à ce que lui avait dit Varamyr. Mais sa loyauté allait d'abord à la communauté, ensuite, seulement, au conseil. C'était une pensée apaisante.
" Je vais aller trouver Albérich pour lui parler des sentinelles. Etienne, nous aurons une réunion d'état-major d'ici une bonne demi-heure."
Il commençait à sentir la contrariété poindre. Museler le feu qui brûlait parfois en lui n'avait jamais été son fort. Voir le Luménien lui ferait du bien. Et puis il devait lui parler d'Alban. Il souhaitait presque que le gamin soit possédé, désormais. Ce serait un soulagement d'avoir isolé une source de ténèbres.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée