La Couronne de Cuivre

" C'est vous qui voyez, je suppose. Après tout, ce sont vos enfants, remarqua un des elfes.
— Mais un bon elfe peut dormir sans tente... et le couvert de la chênaie de Wilmarin, ce n'est pas exactement n'importe quel coin de bois... Honnêtement, je ne troquerais ce genre d'environnement contre aucune chaumière humaine puante.
— Enfin, sans vouloir vous insulter."

Il haussa les épaules. Du moment qu'il n'était pas question d'exclusion, de ségrégation, les différences culturelles ne le gênaient pas. Après tout, les goûts et les couleurs...
-La vie a fait qu'ils ont dû souvent dormir ailleurs que dans un bon lit, répondit-il paisiblement. Mais en l'occurrence, malgré la beauté des lieux, la situation est vraiment précaire : je ne suis même pas sûr, par exemple, que nous ayons de quoi nous changer. Et plus encore, autant Baptiste est capable de rester tranquille des heures durant, à lire par exemple, autant Victor a besoin de bouger, si bien que l'espace réduit de la chênaie risque de devenir vite insuffisant pour lui... Enfin, j'en parlerai avec maître Wilmarin ce soir et avec eux demain matin.

" L'espace n'est réduit que si on ne prend en compte que le sol. Mais si votre gamin aime grimper aux arbres, l'espace est sans doute bien plus vaste que celui auquel il a été habitué dans son environnement humain, dit l'un des elfes en haussant les épaules.
— Pour les vêtements, maintenant... Peut-être qu'ils peuvent faire leur lessive ? Certains humains font ce genre de choses."

-J'imagine que la source est suffisamment abondante pour cela... En tout cas, des solutions existent, oui. Simplement, je n'ai pas envie que ce séjour devienne trop pénible pour eux : or, et bien qu'à la base nous soyons partis pour ce qui devait ressembler à un voyage d'agrément, nous nous retrouvons confrontés à des histoires horribles et nous sommes contraints de fuir en abandonnant presque tout derrière nous... Enfin, nous verrons.
Il sourit.
-Cependant, en ce qui concerne le fait de grimper aux arbres, Victor n'a pas attendu de revenir dans la Lorien pour s'y adonner. C'est une activité assez commune chez les petits humains. Mais lui... Il a vraiment l'air d'adorer ça. Trop pour sa sécurité, peut-être.

" Il vaut mieux s'essayer à la grimpette en Lorien, justement... Les arbres elfiques veillent bien davantage à la sécurité de leurs arpenteurs que les arbres humains.
— Pour autant que l'on s'adonne à l'escalade avec respect de son hôte.
— Quant à l'agrément... C'est une notion très relative, de mon expérience."

Son sourire se fit espiègle.
-Néanmoins, toute relative cette notion soit-elle, je pense que vous admettrez que voir une amie se faire enlever, subir une tentative d'assassinat en règle et échapper de justesse à un incendie criminel ne peuvent pas vraiment en faire partie... En tout cas, si cela avait d'emblée été au programme, je ne crois pas que je serais venu ici et encore moins que j'aurais emmené mes enfants.

" C'est sûr que ces aspects là n'ont rien de riant... Mais je voulais dire pour... l'aventure, le grand air, la lessive dans les rivières... Les enfants ne perçoivent pas le monde comme nous. Enfin, les enfants elfes, en tout cas. Peut-être que les enfants humains vieillissent plus vite et en viennent à lire le monde comme les adultes très tôt.
— Bien sûr qu'ils vieillissent plus vite, bougre d'âne !
— A leur échelle !"

-Dans des conditions normale et à leur échelle, je ne pense pas qu'ils vieillissent plus vite que les petits elfes. Mais les miens... en ont vu de rudes, disons, et si Victor réagit toujours comme un enfant à bien des égards, Baptiste, lui, à assurément vieilli trop vite. Il n'est pas très aventureux et s'avère même parfois très craintif, quoiqu'il tienne bon dans l'adversité. L'un des buts de ce voyage était justement de lui refaire prendre conscience que tout n'est pas qu'horreur dans le vaste monde. Hum, c'est un peu raté, pour le coup, même si voir que nous nous en sortons quoiqu'il advienne lui redonnera peut-être confiance.

" Ayez foi. La majorité des elfes adultes de ce coin de la Lorien ont connu la guerre... Les grands feux... Les massacres... La défaite... et la plupart sont plutôt équilibrés, si on excepte une méfiance viscérale des êtres humains. On dit que les humains sont plus solides, plus résilients... et ont une moins bonne mémoire que les elfes. A mon avis, vos gamins se remémoreront cet épisode sans réelle crainte."

-Dans le cas de Baptiste, il faut juste espérer que cela ne va pas entrer en résonance avec ses drames passés. Pour l'heure, toutefois, il tient le coup. Et même s'il devait impérativement camper plusieurs jours au pied des arbres, ça irait. J'aimerais juste pouvoir trouver une solution qui lui conviendrait mieux.
Il soupira.
-Mais tout cela devra attendre que j'aie pu en discuter avec les parties concernées.

Les elfes acquiescèrent.
" Avec ça, nous n'avons pas réellement résolu le problème de notre couverture. Oui, nous serons des pèlerins étrangers, mais nous avons intérêt à nous concocter une histoire autrement plus... concrète, si nous voulons ne pas avoir d'ennuis."

-Je ne suis malheureusement pas très au fait de l'organisation de l’Église chauntéenne sur l'île : je ne saurais donc dire s'il y à, à Erhedun par exemple, un sanctuaire justifiant que des gens de la côte de la Lumière s'y rendent... Si oui, cela faciliterait les choses : nous pourrions avoir été mandatés par notre village pour demander quelque faveur, quelque bénédiction particulière au clergé. Mais nous pouvons aussi prétendre vouloir voir de la famille ou... acheter des semences rares à Solarcis...

" Nous sommes mal placés pour savoir ce qui est crédible dans les sociétés humaines... Ils ne fonctionnent pas exactement comme nous... Vu que vous venez de chez eux, vous êtes plus à même de savoir ce qui est envisageable ou non, je pense. Nous, nous nous plierons à votre histoire.
— Pour autant qu'elle reste convenable."

Il grimaça.
-Alors on est mal partis. Parce que je ne suis pas Helonnien : cela à fait à peine trois ou quatre ans que j'ai débarqué dans cette partie du monde, j'ai passé une bonne partie de ce temps sur Dorrandin et celui que j'ai passé sur cette île... Disons qu'il y a eu beaucoup trop de péripéties pour que j'aie vraiment le loisir d'apprendre à la connaître.
Avoir passé presque un an assigné à résidence n'avait pas non plus aidé.
-J'imagine que le mieux sera de rester vagues et d'espérer qu'on nous épargnera les questions embarrassantes. En tout cas, mieux vaut ne pas élaborer quelque chose de trop détaillé : ce serait le meilleur moyen de commettre des erreurs, de perdre en crédibilité.

" Mais je croyais que vous viviez parmi les humains ? Vous devez quand même connaître un minimum sur leur fonctionnement, non ? Au moins... l'organisation de leur société... Je dois dire que je pensais... que vous étiez un peu un expert. Trois ou quatre ans, c'est assez, non, à leur échelle ?
— Puis ils ne sont pas très malins, ça doit aider à les berner...
— Moi je crois qu'on fait mieux d'avoir une bonne histoire, justement. En tablant sur le fait qu'ils ne connaissent rien au-delà des limites de leur Vallée...
— C'est sûr que s'ils nous demandent d'où on vient et qu'on répond tous quelque chose de différent, on est mal partis."

-J'ai l'impression que vous ne vous rendez pas compte à quel point l'humanité est diverse. Même s'il y a des points communs, la vie est très différente selon les pays. Et même simplement sur Helonna, les pratiques de la Côte de la Lumière n'ont pas grand chose à voir avec celle de la Trouée des Cheveaux ou de la Vallée du Nirvana. J'irai même jusqu'à dire que dans une région aussi isolée que celle-ci, chaque village à sa propre culture... Bref, être un expert des humains dans leur ensemble tient de l'impossible, à moins de recourir à de trompeuses généralités. Mais pour revenir à notre affaire... Nous dirons que nous venons des abords de Luménis : c'est le secteur que je connais le moins mal et, en cas de besoin, puisqu'ils en sont originaires, mes fils pourront nous donner des détails utiles. Quant à notre destination, disons... Haradhar, tout compte fait. J'y suis déjà allé une fois et vu sa situation géographique, que nous ayons pu faire un crochet par Champsdor en nous y rendant ne paraîtra pas incroyable. Quant aux raisons de notre voyage... Nous allons rendre visite à un membre très âgé de notre famille dont la santé décline. Et le crochet à Champsdor nous permet justement de prier pour lui.

" D'accord, dit le premier elfe.
— Haradhar... C'est sur la côte, non ? C'est quand même un sacré détour... Anarion me paraitrait un poil plus logique... C'est sur la route, après tout."

-Le détour n'est pas si grand si l'on a opté pour la voie des terres et traversé la Trouée jusqu'à Togoria. Néanmoins, si Anarion vous paraît plus indiqué, ça me va tout à fait. Il faudrait juste que vous m'en parliez parce que je n'y ai jamais mis les pieds.
Il savait juste que c'était dans la Lorien et que Cordélia comptait s'y rendre.

" Ça peut être la première fois que nous allons à Anarion, pas besoin d'en savoir grand chose. Je peux être le frère aîné qui sait tout.
— Bien sûr, le contraire m'aurait surprise.
— Haradhar, c'est vraiment tout à fait la direction opposée... et Chauntéa n'est pas une déesse qu'on prie pour les malades... Enfin... De ce que j'en sais. Pour les femmes enceintes, plutôt, non ? Ou celles qui ne peuvent pas concevoir."

-Mais on pourrait prier Chauntéa pour qu'elle accueille bien en son monde un fervent Chauntéen...
Il secoua la tête.
-Mais bon, je ne suis pas très versé en théologie et sans doute vaut-il mieux se tenir à l'écart de ces sujets pour éviter de commettre des bévues. Disons que nous allons voir un parent à Anarion et que comme nous sommes Chauntéens, comme le détour n'était pas énorme, nous avons décidé de passer par la Vallée fertile, lieu béni par notre déesse.

" Bon. Nous sommes de la même famille, alors. Je suppose que même avec la métamorphose, nous aurons l'air de la même famille, avec Dothiel, mais toi... Tu devras être notre beau-frère, quelque chose comme ça. Qu'est-ce que les humains exercent comme métier, en général ? Soldat ? Quelque chose comme ça ?
— Ils ne sont pas tous soldats, voyons ! J'imagine... Heu... Aubergiste ?"

-Les humains exercent tous les métiers possibles et inimaginables et soldat est loin d'être le plus courant. Cependant, parmi les Chauntéens, on compte surtout des paysans... Mais comme la vallée est majoritairement peuplée d'agriculteurs, si nous voulons éviter les discussions où notre méconnaissance du travail de la terre se révélera... Nous pouvons prétendre tenir une auberge ou un commerce dans un petit village, effectivement.

" C'est comme tu veux. Ce type d'organisation nous est inconnu... Les elfes de la Lorien n'ont pas vraiment de boutiques...
— Enfin, les elfes des Tombes, en tout cas. J'imagine qu'il va falloir... utiliser des sous.
— Je suis sûr que Wilmarin va trouver ce qu'il nous faut dans son trésor : il possède... plus ou moins tout !
— Mouais, pas grand chose d'humain en général."

-J'ai ma bourse avec moi : il y a quoi nous loger quelques temps dans une auberge mais... guère plus. Je me disais que si je venais à manquer de fonds, je renouerais avec mon métier de barde. Ce qui ne sera pas possible, en l'occurrence.
Mais, si la chance était avec eux, cette affaire serait réglée avant qu'il n'ait plus le moindre sou vaillant en poche.

" On peut sûrement vendre quelques trucs parmi toutes ces vieilleries, sinon...
— Misérable, si Wilmarin t'entendait !
— Mais il y a des choses qui ne seront jamais récupérées ! Des artefacts dont on ne connait même pas le peuple d'origine !
— Reste que ce ne sont pas des objets humains."
Il (ou elle) se tourna vers Taliesin.
" Il n'y a pas de bardes chez les humains ? Comment font-ils pour... garder trace des choses ?"

Il sourit.
-Si si, ils ont des bardes. Et des bibliothèques, également. Je faisais juste cette remarque parce que je me voyais mal revenir dans la vallée en affirmant exercer cette même profession, fut-ce sous les traits d'un humain : ça pourrait paraître louche... Sans compter que les bardes sont très curieux : du coup, ceux qui ont des choses à cacher se méfient d'eux.

" C'est vrai que les bardes sont curieux... mais du coup, on s'inquiète moins de leurs questions !
— Sauf qu'on leur sert des bobards quand il faut... Souviens-toi du vieux Eldaren. Il racontait des histoires différentes à chaque barde qui passait l'interroger sur son passé de chasseur de dragons.
— Oui... Bon, d'accord. Pas de barde, alors. Espérons que Wilmarin aura ce qu'il nous faut !"

-Vu tous les trésors qu'abrite sa demeure, je ne doute pas que ce sera le cas, dit-il, paisible.
Au pire des cas, s'il leur manquait vraiment quelque chose, il pourrait toujours recourir au pipeau. User d'un artefact humain, investi de la puissance d'un dieu humain, voilà qui risquait de chagriner ses compagnons. Mais nécessité fait loi...

Wilmarin reparut un peu plus tard pour les inviter à se servir dans ce qui lui servait de cuisine et à trouver un coin pour entrer en transe s'ils le désiraient. Il n'avait encore déniché qu'un seul artefact susceptible de métamorphoser l'un d'eux et pensait en avoir au moins jusqu'au lendemain pour mettre la main sur les autres. Aussi, les trois elfes étaient-ils libres de se reposer ou de flâner à leur guise, pour autant qu'ils ne déplacent pas ses précieux artefacts et qu'ils ne déclenchent aucune catastrophe par inadvertance.

Taliesin lui dit malgré tout de ne pas hésiter à se reposer en cours de nuit si le besoin s'en faisait sentir : le lendemain matin, il devrait passer un peu de temps avec ses garçons. Il faudrait d'ailleurs qu'il lui touche un mot à leur sujet mais cela pouvait attendre que les recherches aient avancé.
Quant à ses propres intentions... S'il trouvait les jumeaux sympathiques, il n'avait pour l'heure pas vraiment la tête à discuter : trop de choses à l'esprit. Mais il ne doutait pas - il espérait, même - qu'ils auraient des occasions de bavarder au cours de l'expédition. Dans l'immédiat, cependant, il opterait pour la rêverie.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile