[Lieu] Combeloup

[Taliesin]

César secoua la tête.
-Je pense que s'il avait voulu venir... il m'en aurait fait part. Mais il n'a rien dit de tel, s'est contenté d'acquiescer et d'avancer qu'il n'y aurait aucun problème, que tout irait bien pour lui. Si ça se trouve, il est même content à l'idée de ne plus m'avoir constamment sur le dos.
Il jeta un regard vers les hauteurs.
-Allez, ne tergiversons plus. Va chercher tes bagages et nos montures. Je serai prêt avant ton retour.

[Galathée]

Albérich se mit en route sans plus argumenter et gravit la colline au petit trot. La garnison était telle qu'il l'avait laissée et il ne lui fallut que quelques minutes pour rassembler ses affaires, fermer la porte et harnacher Esbroufe. L'étalon semblait ravi de participer à l'escapade à venir et se laissa faire avec bonne humeur. Albérich était soulagé de voir que les deux animaux s'entendaient bien, leur périple n'en serait que plus aisé.
Il redescendit ensuite vers la vallée et s'immobilisa devant la porte de son père. Cette fois, il ne mit pas pied à terre. Il n'y avait plus de raison de s'éterniser.

[Taliesin]

Il fallut cependant quelques minutes avant que n'apparaisse César. Il avait enfilé une tenue de voyage qui, à en croire son style, datait d'un autre temps. Elle était néanmoins de bonne facture, parfaitement coupée et, ajoutée à l'épée qui lui battait le côté, donnait au vieillard une allure certaine.
-Désolé du retard... fit-il. Je n'arrivai plus à mettre la main sur mon sceau, et la cire s'est avérée rétive... Enfin bref, je suis paré, à présent.
Il sourit à son fils, chargea Esbroufe de son sac, puis se hissa en selle sans difficulté apparente.

[Galathée]

" Tu avais des courriers importants à écrire ?" demanda Albérich, un peu incrédule. " J'ignorais que tu te servais encore d'un sceau... J'avais... Je pensais que tu avais laissé tout ça derrière..."
Il mit Douce au pas et prit la direction du centre du village.
" Je voudrais aller déposer la clef de la garnison chez Adélaïde... Après nous pourrons partir."

[Taliesin]

-Aucun problème pour le petit détour... répondit-il. Pour le reste... je n'ai plus utilisé mon sceau depuis mon arrivée ici. Mais certains documents réclament ce genre de joyeusetés. Histoire de confirmer leur authenticité. Et puis, il faut, parfois, faire les choses selon les règles, la tradition...

[Galathée]

On n'aurait pu faire réponse plus cryptique, mais Albérich laissa couler : César devait être conscient de n'avoir rien expliqué en prononçant ces quelques mots et s'il désirait en dire plus, ce serait de sa propre initiative. Le Luménien les guida jusqu'à la pension de la halfeline et mit pied à terre, après quoi il frappa à l'huis.

[Taliesin]

La halfeline ouvrit la porte juste au moment où Albérich achevait d'y toquer. Elle lui sourit, observa les deux hommes, leurs montures, puis hocha la tête pour elle-même.
-Je vous proposerais bien d'entrer boire le thé, mais, je ne sais pas pourquoi, je vous sens sur le départ... fit-elle, une lueur de malice dans le regard.

[Galathée]

" Nous nous rendons à Erhedun." annonça Albérich avec un léger sourire. " César devrait revenir rapidement mais je ne rentrerai pas avant de longs mois. Je voulais vous rendre ceci. C'est la clef de la garnison. Elle m'a accueilli quand j'en avais besoin... Je ne doute pas qu'elle pourra s'avérer un havre pour quelqu'un d'autre, un jour, ou simplement servir de toit aux visiteurs de passage... La prochaine fois que je viendrai à Combeloup, je logerai dans ma famille."

[Taliesin]

Elle hocha la tête, à nouveau, mais resta immobile quelques secondes, le scrutant, puis observant la clef.
-Je ne suis pas certaine d'avoir mandat pour la conserver, dit-elle finalement. Je n'ai aucune responsabilité officielle au village... Néanmoins, pour vous éviter un nouveau détour, je vais l'accepter. Je l'a remettrai au premier membre du conseil que je croiserai.
Elle la recueillit dans sa paume ouverte.
-Je vous souhaite en tout cas bon voyage à tous les deux. Et j'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir avant longtemps... Je ne peux pas dire que, jusqu'ici, nous ayons pu beaucoup discuter. Mais cela viendra, en son temps.

[Galathée]

" Je n'en doute pas. Je serai un vieillard grisonnant que vous n'aurez pas changé d'un iota. Je vous souhaite une bonne installation, Adélaïde. Vous serez bientôt incontournable, j'en suis persuadé."
Puis il la salua et remonta en selle.
" Veillez bien sur Combeloup." ajouta-t-il, avant de lui adresser un dernier geste, et de mettre Douce au trot pour quitter le village.
César avait raison : prolonger les adieux ne servait à rien. Combeloup lui manquerait bien assez tôt.

[Taliesin]

Le vieil homme ne jeta pas un regard en arrière tandis qu'ils sortaient puis s'éloignaient du village. Il gardait les yeux fixés droit devant lui, sur le paysage qui se dévoilait peu à peu. Sur le chemin qui en rejoignit un autre, plus important...
-Et bien nous y sommes... murmura-t-il après un certain temps, une demi heure peut-être. Voici près de quatre décennies que je ne suis pas allé plus loin dans cette direction. J'espère que si Megrall a autrefois envoyé des chasseurs de prime à mes trousses, ceux-ci se sont lassés de me cherché en vain et se sont mis en quête d'une nouvelle cible...

[Galathée]

" Etait-ce uniquement mon père... enfin... Siegfried Megrall que tu craignais ? Ou bien fuyais-tu d'autres choses ?" demanda Albérich. " Je dois dire que pingre comme il était, et est toujours, je ne l'aurais pas imaginé payer quiconque pour régler ce genre de dettes d'honneur..."

[Taliesin]

-Autrefois... Autrefois, quand sa position était moins établie, quand il avait encore à se faire une place parmi les hautes sphères luméniennes, il était très pointilleux sur ce détail. Si l'affaire s'était ébruitée, il aurait dû affronter les moqueries, sinon le déshonneur. Alors, pour que son ascension et ses affaires ne soient en rien compromises, il était prêt à tout. J'ai donc préféré envisager le pire. Pour me protéger, et pour protéger ta mère. Peut-être ais-je été lâche. Sans doute. J'aurais pu adopter une autre attitude. Mais j'étais jeune, je n'avais guère d'appuis... j'ai essayé d'agir au mieux. Quoi que la crainte et le désarroi ne soient pas forcément bons conseillers.

[Galathée]

" Mais tout de même... Quarante ans ! Ne pouvais-tu pas... Je ne sais pas... Trouver des appuis dans ta famille ? J'imagine qu'ils devaient être... autrement plus puissants qu'un marchand d'armes à peine établi. Bien sûr, ils n'auraient peut-être pas accueilli tes frasques avec joie, mais... En fait, je n'en sais rien. Tu ne m'as pas beaucoup parlé d'où tu venais avant... cet épisode. Je ne t'ai pas non plus posé la question mais j'imaginais... On n'interroge pas les Combelupins sur leur passé. J'imaginais que tu me raconterais tôt ou tard ce qu'il y avait à savoir."

[Taliesin]

César haussa les épaules.
-Cela ne s'est pas mis, simplement. C'est la seule et unique raison. car il n'y a aucun mystère en la matière. Je descends d'une famille noble dont l'antiquité n'a d'égale que la misère. Un manoir tombant en ruine pour tout bien, et trop peur de déroger à l'honneur pour chercher un travail rémunérateur. Les nobles combattent mais ne font pas commerce... Comment faire, alors, quand on vit sur une terre pacifiée ? Mon père a fini par se résoudre, à contrecœur, à chercher de quoi nous faire vivre autrement, Il s'est installé avec ma mère à Haradhar, d'abord pour tenter de s'ouvrir une carrière parmi les responsables locaux, puis pour essayer de percer dans le négoce maritime. Avec l'espoir de réunir assez d'argent pour que son seul et unique héritier n'ait pas, lui, à salir son blason. Bref : non seulement nous n'avions guère d'appuis, mais en aurions-nous eus que je n'aurais pas osé les requérir. J'imaginais que mon père, s'il entendait jamais parler de cette affaire, me renierait pour avoir définitivement jeté l'opprobre sur notre maison.

[Galathée]

" Et..."
Il hésita.
" As-tu pu... avertir tes parents ? Communiquer avec eux au fil des ans ? Je veux dire... si ton père avait le désir de te sortir de la misère... Te voir subitement disparaître..."
Il frissonna. Ces gens... Ses grands-parents... étaient morts depuis longtemps, plus que probablement.

[Taliesin]

-J'ai écrit. Après quelques années; Quand j'ai eu moins peur. Quand je me suis renseigné sur toi, aussi... Père était déjà mort, cependant. Il s'était embarqué sur le rafiot pourri qu'il avait réussi à se procurer je ne sais comment et a disparu en mer sans laisser de trace. Je ne sais après quelle chimère il courrait... Mère s'est retirée dans un temple, seule solution pour une personne de si noble lignage et de si pauvre état. C'est avec elle que j'ai correspondu. Elle a exigé que je rentre, que j'assume mes fautes, au besoin, que je reprenne mon nom, ma place, pour essayer de relever notre famille, de redorer notre blason, surtout. J'ai refusé : j'étais marié, j'avais des enfants, ma vie était ici. Nous nous sommes brouillés : elle n'a pas accepté que j'ai épousé une roturière et que je me soustraie à mes responsabilités. Aujourd'hui, je n'ai des nouvelles d'elle que par l'entremise de Renaud. Elle fonde beaucoup d'espoir sur lui et lui a pardonné le fait qu'il n'ait qu'un sang à moitié bleu.

[Galathée]

Albérich acquiesça. Il pensait pouvoir comprendre César. En partie. Mais ne pas être allé la voir, pas une seule fois, alors que son épouse était décédée depuis des années, à présent... Cela lui apparaissait quand même comme une décision radicale. Dont le vieil homme avait dû souffrir, certainement.
" J'imagine qu'ils n'avaient effectivement pas dû imaginer ce genre de destin pour leur fils unique..." murmura Albérich. " J'espère que vous pourrez vous reparler, cependant... Est-elle dans un Temple à Haradhar ?"

[Taliesin]

Il acquiesça.
-Oui. Elle est au sanctuaire lathandrite d'Haradhar. Elle a caressé le dessein de le quitter pour s'occuper du sanctuaire du village près duquel croule le château familial, mais... Elle a renoncé. Elle a préféré rester dans la cité qui vit le déclin définitif de notre lignée plutôt que d'assister, jour après jour, à l'écroulement de ce qu'il restait de plus tangible touchant à un passé glorieux.

[Galathée]

Albérich faillit dire quelque chose puis se retint. César avait fait de Combeloup son village, son foyer. Les vieilles pierres de son enfance n'avaient plus de signification pour lui. Peut-être le dénommé Renaud, le chevalier de la famille, aurait-il envie de retourner à ses racines...
" D'Aprecoeur est-il vraiment le nom de la famille ? Ou est-ce juste un nom de scène ?"

[Taliesin]

César sourit, amusé.
-C'est un nom de scène, bien sûr ! D'abord, vu le métier d'Aubin, il lui fallait quelque chose de pimpant. Ensuite, toujours à cause de son métier, qui risquait fort de le mener sur le devant de la scène - au sens propre comme au figuré -, employer notre patronyme réel aurait pu être imprudent, si d'aventure Megrall avait toujours des velléités de vengeance. Voilà pourquoi Aubin substitua, après quelques essais, le suggestif "d'Aprecœur" au bucolique "de Hautefaye". Porter le nom d'une hêtraie de haute futaie, ce n'est pas très palpitant...

[Galathée]

" Ce n'est pas si mal, de Hautefaye." fit le Luménien avec le sourire. " Je dois dire que je suis soulagé. D'Aprecoeur... C'est intéressant, à n'en pas douter... Mais c'est un patronyme plutôt... lourd de signification."
Ils avançaient à un pas tranquille, côte à côte sur la piste. Ils ne pourraient pas maintenir cette allure tout au long du chemin, sous peine d'arriver à Erhedun la veille suivante, mais la conversation amicale n'était pas désagréable...

[Taliesin]

César avait acquiescé.
-Oui, lourd de signification... Mais tu sais, il a longtemps hésité, tergiversé, tenté. Se trouver un nom de scène l'a préoccupé depuis le jour où il a décidé d'être barde. D'abord, il a exploré le domaine des "simples" qualificatifs. Languedor, Harpedor, Griffondor - va savoir où il l'avait déniché, celui-là. Ensuite, il a entamé un retour flamboyant vers la noblesse, avec son "Prince de Sang Mêlé", rappelant son ascendance à moitié roturière. Puis sont venu les noms plus "classiques". Le plus affreux était "de Maigrerâle". On retrouvait bien là son esprit provocateur... Au final, Aprecœur est un moindre mal...

[Galathée]

" Je n'imaginais pas qu'à cause d'une incartade, mon père était devenu la bête noire de toute une famille... Il est toujours vivant. Mes frères ne valent pas mieux. Il serait préférable que personne n'apprenne jamais que je ne suis pas son fils, j'imagine. Je tâcherai de faire circuler le message, mais l'information doit déjà s'être répandue..."
Il soupira.
" Est-il vrai que... Lorsque... lorsque Noir Dessein possédait Aubin... Il lui a fait porter des accusations... l'a animé d'une haine terrible à mon égard... Je sais qu'Aubin était prisonnier de son corps et que sa voix était celle du Sharite, mais... Est-il vrai que tu leur avais demandé de ne pas aller à Luménis ? Que tu les as gardés, volontairement, à distance ?"

[Taliesin]

Il acquiesça, à nouveau.
-Oui. Enfin... Pas exactement. Je ne leur ai pas formellement interdit d'aller à Luménis, mais je craignais, peut-être à tort, des représailles s'ils s'y présentaient sous leur vraie identité ou s'ils se dévoilaient imprudemment. Il aurait fallu qu'ils prennent un nom d'emprunt, qu'ils s'inventent une identité... Ils ont donc, préféré aller dans d'autres cités où le risque de faire une mauvaise rencontre, ou de commettre un impair potentiellement dangereux, serait moins grand.
IL soupira.
-Tu dois me trouver paranoïaque, et je ne pourrai complètement te contredire. Cependant... Au moment de mon départ, je commençais à être connu, à Luménis. Dans certains cercles au moins. Mon départ a dû faire jaser. Et certaines histoires ont la vie dure...

[Galathée]

Albérich acquiesça. La relation entre Selma et César avait eu des retombées gravissimes pour l'ensemble de sa véritable famille. Tous en avaient probablement souffert à des degrés divers. Selma était morte, elle. Il pinça les lèvres.
" Que faisais-tu à Luménis, au juste ?"
L'ancien clerc n'avait jamais compris comment sa mère, dont il n'avait que des souvenirs épars, avait pu s'amouracher du vieux Megrall. Mais il avait besoin, de la même manière, de comprendre ce qu'elle avait vu en César, au point de ravager leurs deux vies.

[Taliesin]

-Si j'étais lyrique, je dirais que j'y cherchais la gloire, la fortune et les honneurs. Si j'étais loyal à ma famille, j'avancerais que je voulais avant tout redorer son blason. Mais... je crois que la vérité, c'est que j'y cherchais ma voie. Aussi désargentés fussions-nous, mon père avait réussi à m'offrir un précepteur et un maître d'armes. Je me suis avéré plus doué à l'arc et à l'épée qu'à la plume et, bien que combattre ne me procurât guère de plaisir, c'est dans cette direction que je me suis pragmatiquement dirigé. J'ai servi comme sous-officier dans la garde d'Haradhar. Puis je me suis acoquiné avec une bande d'aventuriers dont j'ai partagé quelques expéditions. Cela n'a pas plu à mes parents, effectivement... Mais il s'avéra que l'un d'entre eux était de bonne famille, qu'il me recommanda à son cousin résidant à Luménis. Je suis donc parti pour la capitale, j'ai rencontré ledit cousin qui a accepté de m'introduire dans le monde. Au cours d'une soirée organisée en sa demeure, j'ai fait la connaissance d'un tout jeune officier : Alaric d'Antélucas. Nous avons sympathisé, il m'a intégré à son état major, nous avons guerroyé de concert... Voilà où en était ma carrière quand j'ai dû me carapater.

[Galathée]

" Je n'arrive pas à croire que je suis resté toutes ces années au Temple, à côté d'un homme qui savait exactement qui j'étais et qui ne m'a jamais rien dit... Enfin... J'imagine que ce n'était pas à lui de me raconter ce qu'il savait de toi."
Il secoua la tête.
" J'ai toujours peine à le croire. Mais je le crois. Je ressemble à Aubin. Nous nous ressemblons. Je ne cherche pas le nier. Simplement... Je suis beaucoup trop vieux pour toutes ces histoires, j'imagine."

[Taliesin]

-Je pense pouvoir comprendre... murmura César. Et c'est justement pour t'éviter ce bouleversement que... que je ne suis pas venu te trouver, quand tu étais à Erhedun, ou plus tard...
Il ferma les yeux, resserra sa prise sur les rênes.
-Quant à Alaric, il n'en a peut-être jamais rien su, reprit-il, plus bas. Il était brillant, flamboyant, tout entier préoccupé par les victoires qu'il lui fallait remporter. Et lors des mondanités, il était toujours entouré d'une foule d'admirateurs, d'admiratrices, de quémandeurs... Pourquoi aurait-il prêté attention aux... aux discussions entre l'un de ses officiers et l'épouse d'un marchand d'armes ? Il avait d'autres chats à fouetter. Quant à mon départ... Il ne l'a peut-être même pas remarqué. Ou l'a attribué à de la lâcheté : nous devions mener une nouvelle et périlleuse campagne...

[Galathée]

" Il le savait." dit Albérich. " J'étais au fond du trou, quand il m'a envoyé vers vous, vers Combeloup... Nous nous connaissions à peine, mais... je suis persuadé qu'il savait ce qu'il faisait... Il ne m'aurait pas envoyé à l'aveugle, n'importe où. De tous les clercs du temple, il était sans doute le plus conscient du risque que j'encourais... Je suis certain qu'il te savait au village. Qu'il était au courant de notre lien. D'une manière ou d'une autre. Peut-être simplement parce que notre ressemblance l'a frappé."