La Couronne de Cuivre

Il éprouva un sincère élan de gratitude envers l'officier luménien : il ne savait pas si ses ordres lui laissaient cette latitude où s'il avait décidé de ne pas en tenir compte, une fois n'est pas coutume, mais son attention restait charmante dans tous les cas : avec un Guilhem absent au moins une paires d'heure, ça n'aurait pas été la même chose. Mais le fermier était là et, ravi, l'elfe ne se priva pas pour savourer son verre et pour deviser joyeusement avec la petite assemblée.

Les premiers plats — des en-cas en réalité — firent bientôt leur apparition. Petits fromages de chèvre rôtis en croûte, prunes au lard cuites à la braise, quiches miniatures au champignon, il y en avait pour tous les goûts, et Callie avait été affectée au service, ce dont elle s'acquitta avec un air faussement sérieux, présentant d'abord ses respects au couple avant de circuler entre les enfants. Guillhem fit revenir Robin et Baptiste de la cuisine pour déboucher sa bouteille de pétillant. Il porta ensuite un toast un peu maladroit mais sincère aux mariés, leur souhaitant longue vie, beaucoup d'amour, mais moins d'enfants que lui, ce qui fit rire la petite assemblée.

Il rit, lui aussi.
-On avait dit pas plus de quinze, c'est ça ? glissa-t-il à l'oreille de sa compagne, mutin.
Puis il sourit chaleureusement au fermier et but une gorgée de pétillant, excellent comme attendu. Il se sentait toujours un peu perdu, comme s'il réalisait mal ce qui venait de se passer. Mais, peu à peu, il reprenait pied dans la réalité. Bientôt, il n'éprouverait plus que joie et plénitude : tout était comme cela devait être et, pour l'heure, il ne voyait nul nuage à l'horizon.

Le festin préparé par Guillhem, Baptiste, Félix et sans doute bien d'autres petites mains invisibles était à la hauteur de l'événement, malgré leur décision de reporter la véritable fête à un temps plus propice. Pas moins de trois plats différents se succédèrent sur leur table, avant qu'ils ne passent aux desserts, au nombre de trois, eux-aussi. Chacun trouva de quoi se contenter, même si Guillhem obligea les enfants à repasser au jus de poire assez rapidement, à leur grand désarroi. Les bébés se rappelèrent à leur bon souvenir et passèrent le repas à changer de genoux. Galathée leur fit goûter certains des mets qui atterrissaient dans son assiette, pour le plus grand plaisir d'Héloïse. Tristan, lui, chercha le sein en ronchonnant, peu convaincu par la nourriture des grands. Il se remit ensuite à neiger et Guillhem fut obligé d'arracher une partie du groupe aux agapes : il y avait du bois à rentrer, il fallait ramener les cochons à l'intérieur de la porcherie et ranger le chariot.

Avant que quiconque ne soit sorti, Taliesin remercia tous ceux qui, de près ou de loin, avaient participé à la préparation du repas - ce qui l'amena, en réalité, à remercier tout le monde par souci de n'oublier personne : les mets avaient été réellement succulents, un véritable repas de fête ou il ne s'y connaissait pas. Ensuite, sans plus retarder les nécessaires travaux de la ferme, lui-même se mit au travail, débarrassant la table, donnant un coup de main pour la vaisselle... Le quotidien reprenait ses droits et ce n'était pas parce qu'il venait de se marier qu'il allait s'abstenir de prêter main forte au reste de la maisonnée.

Galathée paraissait un peu plus sonnée que lui et elle resta dans son ombre, se faisant l'écho de ses remerciements jusqu'à ce que cela fasse rire les garçons. A ce moment-là, elle quitta son état second et se mit également à l'ouvrage. Elle semblait cependant avoir besoin de la compagnie du barde car elle ne quitta jamais la pièce où il se trouvait.
Finalement, ils demeurèrent en tête à tête, à la vaisselle, alors que le reste des habitants de la ferme s'activait à droite ou à gauche. Baptiste s'occupait des bébés, Victor était monté pour faire du rangement dans les étages, Guillhem était toujours dehors. La jeune femme posa la tête sur l'épaule de l'elfe tout en essuyant ce qu'il lavait.
" Je vais te surveiller, désormais." dit-il sur un ton mutin.

Il rit.
-Pourquoi maintenant plus qu'auparavant ? Je ne vais pas subitement me mettre à courtiser d'autres femmes : j'étais fidèle hier, je le suis aujourd'hui et je le serai demain.
Il sourit.
-A moins que tu ne craignes que la gente féminine ne trouve les hommes mariés encore plus séduisants ?

" Non, mais on a tendance à croire qu'on est tranquille, alors on relâche sa garde, et puis c'est le moment où ça nous tombe dessus..." fit-elle avec un clin d'oeil.
Elle empila les assiettes précautionneusement.
" Mais finalement, c'était une occasion plus solennelle que je ne l'avais imaginée... Enfin... Je savais que ce serait... chargé... mais nos amis ont su transformer ça en une petite fête..."

Il opina lentement du chef.
-Je dois bien avouer qu'autant je n'étais pas tendu ces derniers jours, autant aujourd'hui... Oui, c'était solennel et impressionnant. Et c'est rassurant que nous l'ayons tous deux ressenti ainsi : cela signifie que nous n'avons pas pris l'événement à la légère.
De son bras libre, il la serra contre lui.
-Et à présent, nous sommes mariés. Ça fait un drôle d'effet.

Elle l'embrassa sur la tempe et acquiesça.
" Et en même temps, j'imagine que ça ne change pas grand chose, effectivement."
Comme ils avaient terminé la vaisselle, ils regagnèrent la salle à manger où se trouvaient Baptiste et les bébés. Ces derniers gazouillaient. Baptiste, lui, avait l'air relativement éberlué.
" Tout va bien ?
— Oui, je suis juste... étonné... de ce qu'ils savent déjà faire." répondit-il avec un sourire feint.

Taliesin repensa aussitôt aux révélations que Mathieu lui avait faites il y avait déjà bien des veilles, révélations concernant les étranges pouvoirs des jumeaux. Baptiste venait-il d'en être témoin à son tour ? C'est ce que laissait entendre son air d'intense surprise...
-Ils grandissent incroyablement vite, se contenta-t-il de dire.
Si le gosse ne voulait pas en dire davantage, il n'allait pas l'y forcer. Pas en présence de Galathée, en tout cas. Mais plus tard, lorsqu'ils se retrouveraient seul à seul... Il le sonderait, assurément..

Baptiste n'ajouta rien et demeura silencieux, toujours interdit, tandis que Galathée prenait Tristan pour lui raconter des histoires. Le bébé fit des bulles, puis tenta de lui attraper le nez.
" On devrait leur bricoler des combinaisons en fourrure et les emmener dehors. C'est injuste qu'ils ne puissent pas profiter de la neige !"

-C'est vrai...
Il se fit pensif.
-Hum, de la fourrure, on en a largement assez. Resterait à réussir à en faire quelque chose. Ça ne me paraît pas impossible, du moment qu'on n'est pas très regardants sur l'esthétique des fameuses combinaisons.

Galathée rit.
" Je vois bien l'artiste en toi ! Depuis quand l'esthétique a-t-elle fait partie de mes soucis, au juste ? Je suis un être fonctionnel, moi !"
Elle emmena Tristan jusqu'à la fenêtre pour lui montrer la cour enneigée.
" Je dois avoir gardé assez de peaux de lapins pour faire quelque d'acceptable..."
A plat ventre sur son tapis de jeu, Héloïse, de son côté, mâchonnait consciencieusement la queue du renard en peluche.

Il observa un moment la scène, un sourire attendri aux lèvres.
-Pauvre renardeau, murmura-t-il. Après avoir survécu à maintes aventures en maintes contrées différentes, y compris d'épiques péripéties en la sordide Melandis, il croyait sans doute venu le temps des jours heureux. Mais voilà qu'il termine dévoré par des bébés qui, de surcroit, auront bientôt l'apparence de charmant lapereaux...

Baptiste lui jeta un regard en coin puis sourit à son tour.
" Moi quelque chose me dit qu'en dépit de tout ça... Il a encore de beaux jours devant lui, ce renard de feutre."
Galathée revint vers eux et confia Tristan à son père.
" Bon, je vais préparer une panade pour ces deux-là. Je reviens."
Elle sortit aussitôt.

Il jeta un rapide coup d'oeil par dessus son épaule, pour s'assurer qu'ils n'étaient plus que tous les quatre, avant de refaire face à Baptiste et d'aborder le sujet qui n'avait pas quitté son esprit.
-Et si tu me disais ce qu'ils ont bien pu faire de si spécial pour que tu paraisse à se point éberlué quand Galathée et moi sommes arrivés ? lui souffla-t-il.

Baptiste lui sourit.
" Et bien... Tristan a arraché la queue du renard. Je te jure. Et Héloïse l'a... recollée... Je le prendrais bien pour te montrer, mais je pense que si je lui arrache, elle va hurler jusqu'à faire péter les verres."
Le bébé, comme s'il comprenait leurs paroles, les observait de ses yeux bleus, attentif.

Il avait donc vu juste. En même temps, compte tenu de la mine arborée un peu plus tôt par Baptiste, il avait eu relativement peu de chances de se tromper.
-Et... Est-ce que c'est la première fois que tu les vois faire des choses de ce genre ? Je veux dire... sortant de l'ordinaire ?
Pour être moins spectaculaire que la lévitation du fameux doudou, sa réparation restait des plus marquantes.

" Non, c'était la première fois que je voyais un truc pareil. Il y a eu comme une petite lueur rose dans sa main et puis... La queue était rattachée, je te jure."
Il sourit.
" Ils sont un peu comme moi, alors ? Des magiciens qui s'ignorent, tu crois ? Des sorciers ?"

-J'en ai bien l'impression, acquiesça-t-il. En tout cas, tu es la deuxième personne à me rapporter ce genre de phénomène, les concernant. Je n'en ai pas encore parlé à Galathée, j'attendais d'en avoir moi-même été témoin mais...
Il observa tour à tour les jumeaux.
-Mais ces fripouilles cachent rudement bien leur jeu.

Les deux enfants avaient l'air parfaitement innocents, Héloïse toujours couchée sur son tapis, mordillant désormais les oreilles du renard, tandis que Tristan, dans les bras de son père, s'était cramponné à son pouce sur lequel il semblait avoir de se faire les dents. Baptiste les regardait avec une expression proche de l'émerveillement.
" J'espère qu'ils ne vont pas mettre le feu à la ferme." dit-il, plus sérieux.

-Oh, je ne crois pas qu'ils en soient encore là...
Faire voler un petit renard en peluche ou lui recoller la queue, cela n'avait rien en commun avec allumer des incendies ou lancer des boules de feu.
-Mais on va garder un œil sur eux.
Parce qu'on n'était jamais assez prudent.
-Et quand j'aurai moi-même pu assister à l'un de leurs prodiges... On mettra Galathée au courant.

Baptiste acquiesça.
" Tu crois qu'elle va mal le prendre... à cause de Mélandis... qu'il faudrait peut-être... Je ne sais pas... Que quelqu'un les examine ?"
Héloïse en profita pour lâcher quelques syllabes incompréhensibles.
" Mais Judicaël l'avait fait, non ?"

-Si. Mais peut-être s'est-il contenté d'examens superficiels : ils étaient encore minuscules, la magie aurait pu avoir des conséquences sur eux... Après, il est aussi possible que leurs pouvoirs n'aient rien à voir avec Melandis : ma sœur étant une praticienne des arcanes, qui sait si la magie n'est pas puissante, dans ma famille ? Cela pourrait aussi être le cas dans celle de Galathée...
Il sourit. Puis soupira.
-Mais je crains que cela ne l'inquiète, oui. Et cela m'inquiète également, quelque part.

" Je suis certain que si c'était... maléfique... Judicaël s'en serait rendu compte. C'est sans doute de la magie profane... comme les ensorceleurs ou les bardes."
Il sourit.
" Je veux dire, réparer quelque chose, c'est fatalement... constructif !"

-Effectivement. Et pour être franc, ce qui m'impressionne le plus, c'est qu'Héloïse ait eu l'idée de réparer la peluche. Enfin, peut-être était-ce... un acte inconscient ?
Il observa sa fille. Puis son fils.
-Je ne crois pas que leurs pouvoirs soient maléfiques, ou que leur origine le soit... Mais voilà, ce qu'on ne comprend pas effraie forcément un peu. Donc... Nous serons plus tranquilles quand nous saurons de quoi il retourne exactement.

" Oui." fit Baptiste en s'agenouillant pour prendre Héloïse dans ses bras.
La petite fille lui agita le renard sous le nez alors que Galathée reparaissait, deux bols dans les mains.
" Puisque vous êtes déjà prêts, ma foi..." dit-elle en posant les récipients devant Taliesin et Baptiste.

Il feignit l'indignation.
-Je suis scandalisé de voir comme tu profites de la situation !
Soupir spectaculaire, regard désolé lancé à Baptiste.
-Nous n'avons d'autre choix que d'obtempérer, je le crains... Alors faisons contre mauvaise fortune bon cœur et affrontons de concert cette terrible épreuve...
Sur ces mots, tout sourire, il entreprit de donner à manger à Tristan.

La fin de journée se déroula tranquillement. Le soir, ils dégustèrent les restes du festin de mariage puis Guillhem mit les garçons au lit pour que Galathée et Taliesin puissent profiter de leur première nuit de jeunes mariés. Ceux-ci firent exactement cela, libérés par l'absence des jumeaux dans leur chambre. Ceux-ci, bien sûr, n'avaient rien montré de leurs prétendus pouvoirs à leur père pendant l'après-midi...
Les jours suivants, l'hiver continua d'étendre son emprise sur la région, alternant ciel bleu mais glacial et jours de neige. Puis vint la date fatidique de l'abattage du cochon...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins