La Couronne de Cuivre

Astrée acquiesça.
" Je comprends bien, vu les circonstances... Et... comment ressentez-vous les choses ? L'évolution ? Est-ce que vous pensez que les émotions vont parvenir à s'apaiser, peu à peu ? Ou au contraire sont-elles en train de s'exacerber ?"
Elle ne se sentait pas vraiment le droit d'intervenir dans ce processus, et il lui paraissait évident que les centaures ne le souhaitaient pas. Et puis, qu'aurait-elle bien pu faire ? Mais quelque part, elle aurait préféré que la harde ait son rôle à jouer dans ce lent processus de cicatrisation des haines... Mais ça aurait été le rôle de Neffen, en l'occurrence. Sauraient-ils se passer de shaman ?
Restait que cette violence latente était problématique. Il faudrait qu'ils parviennent à s'organiser pour la contenir.

" Elles s'exacerbent pour mieux s'apaiser. Hier, c'était le choc. Aujourd'hui, c'est la catharsis. Demain est un autre jour. Il faut laisser le temps aux gens de retrouver leurs marques. Les perspectives qui nous sont offertes étaient inimaginables pour la plupart, hier. On ne peut pas imaginer que des années de servitude s'effacent en quelques heures. Même si les centaures vivent moins longtemps que les humains et que nos rythmes sont moins lents... "
Elle sourit doucement.
" Mais l'équilibre viendra. C'est juste une question de patience. Or nous attendons depuis des années... Je ne suis pas inquiète."

Astrée acquiesça.
" Il va sûrement falloir que vous vous organisiez, que vous créiez une structure sociale... mais chaque chose en son temps, en effet."
Elle laissa son regard errer sur la plaine, et exposa franchement son hésitation.
" Est-ce que vous pensez que ma présence peut, à terme, aider à apaiser la haine ? Ou est-ce que vous craignez au contraire que ça ne fasse que l'exacerber ? Est-ce que vous pensez, par exemple, qu'il faudra aller jusqu'à vous couper complètement des humains pendant quelques temps ? Enfin... J'imagine que c'est sans doute trop tôt pour le dire..."

" Je ne sais pas si ta présence peut aider. Peut-être pas nous, en tout cas. Mais peut-être que tu peux amener les sauvages à réaliser que nous sommes différents et qu'ils ne doivent pas chercher à nous assimiler. De ce côté-ci... Je crains que tu ne sois perçue que comme une autre humaine. Peut-être que dans quelques mois, quand nous aurons pris un autre rythme, les centaures de Montequine pourront t'accueillir à nouveau, à ta juste valeur : celle qui nous a sauvés."

Byron avait certainement pris conscience de cette différence, et il semblait à Astrée que Sheldon prêterait davantage attention au discours de son messager qu'au sien. Mais elle avait de toute façon l'intention de rejoindre la harde, tôt ou tard, pour en discuter avec eux. Elle était curieuse de savoir ce qu'ils pensaient de la situation.
" Je pensais en effet rejoindre les centaures sauvages, dans les jours à venir. Pour prendre des nouvelles, et pour savoir comment eux envisagent l'avenir, également. Byron a eu l'occasion de parler à certain d'entre vous, et je suis certaine qu'il leur a déjà dit tout ce qui vous différencie... Mais je peux bien sûr servir d'intermédiaire pour leur expliquer ce que vous souhaitez, si vous craignez qu'il ne soit pas suffisamment... neutre... pour le faire".
Prudente, elle se garda bien de prétendre influencer la harde. D'abord parce qu'il était peu probable qu'elle le puisse, ensuite parce qu'elle se savait davantage encline à écouter l'opinion des centaures sauvages que celle des centaures domestiques. Bien sûr, elle essaierait de tempérer les choses si elle sentait que cela risquait de tourner au conflit, elle leur rappellerai la présence des luméniens et ses conséquences... Mais elle doutait fort que Sheldon suive facilement l'avis d'une humaine.

" Mais quand vous dites que vous êtes très différents... Je me dis qu'il y a sans doute des divergences également au sein de votre groupe. Enfin, j'ai du mal à me rendre compte puisque je n'ai pas eu l'occasion de discuter avec beaucoup d'entre vous. Je suis bien consciente des énormes différences culturelles, mais selon vous, est-ce que tous les esclaves libérés partagent votre rejet vis-à-vis de la vie de vos cousins sauvages ? Ou est-ce que certains souhaiteraient au contraire qu'on leur fournisse une occasion de rencontrer la harde ?"

" Le plus probable, dit Mara, c'est qu'il va se former deux groupes au moins. Un qui demeurera sédentaire et investira les installations humaines, un autre qui retournera vivre de manière nomade dans la vallée. Un ou plusieurs, devrais-je dire. Je ne serais pas surprise qu'il se crée des petits groupes, de quelques familles, ou de quelques individus. Certains iront sûrement au devant de la harde, si elle se reforme... Je n'en sais rien, je dois dire. Nous verrons bien comment les choses évoluent au jour le jour. Il est certain que nous n'empêcherons personne de partir."

" Je suis curieuse de voir comment tout ça va évoluer, au fil du temps, répondit Astrée en souriant. Je ne sais pas combien de temps je vais rester dans les parages, pour le moment, tout dépend des besoins, des attentes des uns et des autres... enfin, surtout de la harde en l'occurrence. Peut-être souhaiteront-ils rester entre eux."
D'un autre côté, Reynald et Tybert avaient bien partagé la vie des centaures pendant plusieurs mois. Rien ne l'empêchait d'en faire autant. Mais elle était consciente qu'elle ressentirait fortement l'absence de Neffen, au moins les premiers temps.
" Mais même si je repars un temps, je reviendrai vous voir, je pense... Et dans l'immédiat, si ma présence n'est pas nécessaire par ici, je vais aller voir si je trouve mes deux amis sur le départ."
Elle n'était pas sûre de vouloir affronter à nouveau le rejet de Reynald. Mais cette petite conversation l'avait ancrée dans la réalité, dans le présent, dans l'action, faisant reculer un temps sa souffrance. Elle devrait pouvoir faire face...

Mara l'accompagna jusqu'aux portes, vigilante au mouvement des centaures autour d'elles, puis l'abandonna entre les mains des gardes luméniens et regagna la campagne au petit galop. Astrée dénicha ensuite Tybert sans difficultés : il était dans le hangar, en train de rassembler ses affaires. Le message qu'elle avait laissé avait disparu, signe sans doute que l'Eldathien l'avait empoché. Il lui sourit, toujours un peu embarrassé, quand il la vit approcher. Quand elle se fut enquis de Reynald, une grimace traversa son visage.
" Il n'a pas dormi de ce côté de la falaise. Il est déjà repassé dans l'autre village, depuis hier nuit."

" Oh..."
Astrée sentit la déception lui vriller le coeur. Certes, elle avait craint une nouvelle dispute, un nouveau rejet, mais elle réalisait qu'elle aurait préféré cela à cette absence, à cette fuite.
" J'aurais voulu... Mais ça n'a pas d'importance... Enfin... si, ça en a..."
Elle sentit sa voix s'enrouer, les larmes prêtes à jaillir à nouveau. Elle ferma brièvement les yeux, s'obligea à inspirer profondément.
" Est-ce que... tu lui donneras le message que j'ai laissé ? Il est court, je ne suis pas douée pour écrire... Mais dis-lui qu'il peut me contacter quand il le voudra. Vraiment n'importe quand. Je ne veux pas qu'on reste brouillés comme ça..."
Elle secoua la tête. Bon sang, c'était trop bête de se quitter ainsi.
" Mais je ferais mieux de passer de l'autre côté pour aller lui dire moi-même, après tout, non ?"
En espérant qu'il n'y ait pas déjà tout Montequine là-bas...

Tybert pinça les lèvres.
" Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée. Je peux le lui dire. Et il y a le message. De l'autre côté... Et bien d'abord, il y a tous les Montequins qui ont été déplacés... et puis Reynald... Il n'est pas davantage disposé à des explications calmes qu'hier... Je ne suis pas certain que cela vous fera du bien, ni à l'un, ni à l'autre..."

Astrée hésita.
" Je n'ai pas envie qu'on se quitte ainsi, sur une dispute stupide. Je n'aime pas les tensions, les engueulades... je hais les ruptures."
Elle soupira. Si Reynald était toujours dans le même état d'esprit que la veille, Tybert avait raison de penser que ça se passerait mal.
" Je voudrais juste... faire la paix. J'ai peur, si je reste de ce côté-ci, qu'il l'interprète mal. Qu'il s'imagine qu'il ne compte pas pour moi, qu'il passe après les centaures où je-ne-sais-quoi. J'ai peur que ça aggrave encore son ressentiment. En fait... Peut-être qu'il faudrait juste que je lui donne moi-même la lettre, en lui disant qu'il peut me contacter quand il le voudra, sans pour autant entrer dans une dispute... "
En serait-elle capable sans s'effondrer ? Elle n'en était pas certaine. La seule perspective de croiser son regard fermé et plein de reproche lui fit monter les larmes aux yeux.
" Mais tu le connais mieux que moi, et tu l'as vu ce matin. Tu crois que même ça, ça ne passerait pas, qu'il le prendrait mal ? "
Et voilà, elle pleurait à nouveau... Peut-être que Tybert avait raison en disant qu'ils risquaient de se faire encore plus de mal.

L'Eldathien était manifestement de plus en plus embarrassé. Servir d'intermédiaire entre les deux amants était sans doute une tâche dont il se serait volontiers passé.
" Astrée, je dirais que ça dépend comment... comment tu vas tenir le coup. Je ne pense pas que Reynald ait envie de te voir en ce moment. Il va être froid, peut-être désagréable... Si tu tiens à... lui parler de vive voix. Fais-le. Mais ne t'attends pas à un miracle."

Astrée ferma les yeux un instant. Pouvait-elle affronter cela ? Non, la question était plutôt : pouvait-elle refuser de l'affronter ? Reynald comptait pour elle, elle l'aimait, et si elle se contentait de laisser à Tybert le soin de lui transmettre le message, ce serait indigne des sentiments qu'elle éprouvait. Il fallait juste... qu'elle se blinde. Qu'elle cesse de pleurer, pour commencer. Peu importait qu'elle ait une mine affreuse, au contraire, elle voulait qu'il sache à quel point elle souffrait de son attitude. Mais elle ne devait pas craquer devant lui.
Elle inspira profondément, rouvrit les yeux, serra les dents.
" Je vais y aller. Lui donner la lettre, si tu veux bien me la rendre. J'ai peut-être une phrase à y ajouter d'ailleurs... Mais ce serait lâche de ma part de ne pas le voir. Ce serait indigne de... de ce qu'on a vécu."
Elle aurait tout le temps de craquer après. Là, elle allait respirer calmement, boire un peu d'eau. De l'alcool aurait presque été préférable. Et se concentrer sur une seule chose : apaiser la tension, laisser une ouverture. Aucun reproche. Aucune attente.

Tybert soupira mais ne dit rien et lui tendit la lettre.
" Ecoute, je vais essayer de le convaincre de revenir de ce côté. Je pense que ce serait vraiment une mauvaise idée que tu traverses. Les gens sont à cran de l'autre côté de la falaise et ils savent, pour la plupart, le rôle que tu as joué dans la chute de leur mode de vie... Les Luméniens ne sont pas assez nombreux pour garantir ta sécurité à l'intérieur des remparts. Bref... Laisse-moi parler à Reynald."
Il lui rendit sa lettre et soupira à nouveau.
" Je reviens."

" D'"accord... Et merci, murmura Astrée. Si vraiment tu vois qu'il bloque, n'insiste pas trop... enfin, tu sais ce que tu as à faire. Je suis vraiment désolée d'avoir à te demander ce service. "
Elle lui adressa un sourire contraint, et le suivit du regard en silence tandis qu'il s'éloignait.

Il lui fallut quelques instants pour se rappeler qu'elle avait le message à la main, et qu'il était bien trop court. Et quelques instants de plus pour réaliser qu'elle avait perdu le fil de ses idées et ne savait plus vraiment ce qu'elle voulait ajouter. Certainement rien d'important.
Elle soupira et relut le message écrit sous l'inspiration de la souffrance.

" C'est trop dur de se quitter ainsi. Je t'en prie, lorsque tout sera apaisé, que ta colère sera retombée, j'aimerais que tu me contactes, j'aimerais te revoir. Ne pas rester fâchés. Je t'aime.
Astrée."

Il fallait qu'elle se mette dans un état d'esprit conciliateur, apaisant. Faire la paix. Ouvrir une possibilité de réconciliation, même juste amicale. Rien d'autre. Pas de justification, pas de reproche. Un peu d'humilité en excès ne ferait pas de mal...
Elle ajouta simplement en post-scriptum :

" Je te demande mille fois pardon pour la tristesse qu'il y a dans ton coeur à l'heure où j'écris ce message, que je t'ai involontairement causée. J'ai toujours voulu faire pour le mieux, mais je n'ai pas été à la hauteur. Et pourtant je t'aime. Et du fond du coeur, je souhaite que nous nous retrouvions un jour, lorsque tout cela se sera apaisé. Peut-être seulement amis, peut-être davantage, selon ce que nous voudrons. Mais après tout ce qu'on a vécu, partagé, je ne veux pas me brouiller avec toi. Tu comptes trop pour moi. Tu peux me recontacter quand tu voudras. Absolument n'importe quand."

Puis elle replia le message et s'assit sur le sol, attendant le retour de Tybert, et peut-être Reynald. Elle refoula de son mieux, tout au fond de son esprit, sa frustration, son sentiment d'injustice, sa peur d'être à nouveau rejetée, son amour déçu, s'efforça de faire abstraction du vide énorme qu'elle ressentait, de ce manque de lui, de sa peur subite de se retrouver désormais seule... Juste apaiser les choses. Mais qu'elle se sentait triste...

Tybert revint seul, la mine fermée et avisa la jeune femme, assise par terre, et parut surpris. Sans doute n'avait-il pas l'habitude, encore, des attitudes très nature de la rôdeuse.
" Il a accepté de retraverser et il se trouve à l'entrée du tunnel. Astrée, je lui ai promis que tu ne ferais pas de scène. Est-ce que tu penses que tu vas pouvoir t'y tenir ?"

" Oui," répliqua sobrement la rôdeuse en se relevant, le visage fermé.
Elle y était résolue, en tout cas. Elle avait même réfléchi à ce qu'elle voulait dire. Enfin, un tout petit peu... et c'était bien flou dans sa tête. Elle espérait juste ne pas perdre tous ses moyens une fois face à lui. Et que lui non plus ne provoquerait pas de scène...
D'un pas lent, elle se dirigea vers la petite place située à l'entrée du tunnel. Elle se sentait le cœur infiniment lourd, et commençait à se demander si Tybert n'avait pas raison en lui disant que sa démarche était inutile et risquait de faire plus de mal qu'autre chose. Mais non, ça ne ferait pas plus de mal. Le mal était déjà fait, elle avait le cœur en miette, ça ne pouvait pas être pire.

Reynald se trouvait juste devant la porte, en vêtements de voyage, les mains dans les poches. Il était manifeste que dès qu'ils en auraient terminé, lui et Tybert repasseraient de l'autre côté et partiraient. Le Sorlyn avait la mine pâle et fatiguée, mais aussi fermée que celle de la rôdeuse. Il ne fit aucun geste vers elle en la voyant approcher, demeura de marbre, au plus une légère ligne de tension apparut-elle le long de sa mâchoire. Tybert, quant à lui, s'était esquivé. Il n'avait probablement aucune envie d'assister à quoi que ce soit.

Astrée prit une profonde inspiration. Il fallait qu'elle se montre forte. Mais déjà, les mots la fuyaient. Elle s'approcha et lui tendit le message qu'elle tenait à la main, cherchant son regard.
" Je... Je voulais te donner ce message moi-même, ce n'est pas à Tybert de le faire... Et..."
Elle avait la voix trop rauque, et devait avoir des poches énormes sous les eux, une mine affreuse. Bon sang, qu'est-ce qu'elle voulait lui dire déjà ? Elle s'obligea au calme.
" Reynald, je ne veux pas qu'on reste brouillés. je t'aime trop, et ce qu'on a partagé était trop merveilleux pour que ça se termine par une dispute comme ça..."
Ouf... Elle avait réussi à y mettre toute la détermination et la douceur qu'elle souhaitait.

Et puis, des souvenirs lui revinrent, sans qu'elles puisse les contrôler. Lorsqu'il avait frappé à sa porte cette nuit-là, dans l'auberge de Maedron... Non, ça ne pouvait pas se finir ainsi... Elle sentit la souffrance au fond de son âme, des larmes brouiller son regard, et lutta de son mieux pour les empêcher de couler.
" Je voudrais juste... j'aimerais qu'on se recontacte quand tout sera apaisé... ou quand tu voudras... Pour ne pas rester fâchés..." parvint-elle à ajouter, mais sa voix commençait à se briser.
Elle inspira calmement, serra les dents. Elle s'était promis de ne pas craquer. Elle ne craquerait pas.

Reynald prit le parchemin et le rangea dans son manteau, sans la regarder. Il finit par lever les yeux, l'expression froide.
" Je ne te promets rien, mais j'y réfléchirai." dit-il finalement.
Puis il fit volte-face et se dirigea vers la porte, prêt à regagner Montequine l'extérieure.

Elle avait envie de l'appeler, de crier sa détresse. Elle dut se faire violence pour ne pas se précipiter vers lui. Pourquoi pensait-elle subitement à ce jour où il l'avait laissé aux Etourneaux, plein de passion et d'impatience de se revoir ? Elle sentit les larmes couler de plus belle.
Bon. Il ne s'était pas mis en colère, n'avait pas repoussé son... offre de paix, si on pouvait l'appeler ainsi. Elle devait se contenter de ça. Se raccrocher à ça.
" Je t'aime, Reynald, ajouta-t-elle doucement, comme pour elle-même, suffisamment fort toutefois pour qu'il l'entende. N'oublie pas..."
Puis elle se détourna à son tour, la tête basse.
Désoeuvrée, l'esprit vide, elle fit quelques pas pour se rapprocher du hangar où elle avait passé la nuit, cherchant machinalement Tybert du regard. Elle sentait les larmes couler et n'avait qu'une envie : être seule pour laisser couler son chagrin, sa souffrance. Elle pouvait se réfugier dans un bâtiment sans doute... Mais non, elle en avait marre de ces murs qui l'étouffaient. Elle avait besoin d'espace. Il fallait qu'elle quitte la ville.

Personne ne tenta de la retenir et elle ne vit aucune tête connue en redescendant vers le hangar. Au-delà des portes s'étendait la campagne peuplée de centaures nerveux et désoeuvrés et au-delà, elle trouverait la vallée et peut-être l'un ou l'autre des membres de la harde. Elle devina alors une petite forme rousse qui caracolait devant elle et lui sauta dessus, s'agrippant à son manteau par ses petites griffes et l'escaladant sans faire de manière pour venir se nicher autour de son cou à la manière d'une écharpe.

La présence de Prince était un maigre réconfort, et elle le caressa d'une main distraite, reconnaissante. Elle sentait un mélange de désespoir et de colère sourdre en elle. Tout ça n'était pas juste, pas juste, pas juste.... Elle se sentait vidée, épuisée, et ne voulait voir personne. Sauf, peut-être, Tybert : si elle le croisait, elle pourrait lui demander de contacter Byron. Elle comptait rejoindre la harde, tôt ou tard, lorsque sa peine serait un peu apaisée, et elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où la trouver : la vallée était vaste... Mais ça n'était pas grave, elle les trouverait tôt ou tard.
Elle envoya mentalement à Prince l'image d'un galop à travers champ et bois, loin d'ici. Ça leur ferait du bien à tous les deux. Si toutefois les centaures la laissaient passer.. Et puisqu'elle ne comptait pas forcément revenir de sitôt, elle fit d'abord un crochet par le hangar pour récupérer ses affaires, vérifiant au passage, à tout hasard, si Tybert était encore dans les parages.

Tybert n'était pas dans le hangar, pas plus que ses affaires. Il avait sans doute profité de sa discussion avec Reynald pour terminer son rangement et préparer, lui aussi, son départ. Prince, de son côté, était réceptif à la perspective d'un grand galop. Quand Astrée se présenta, en selle, à la sortie de Montequine, Mara vint cependant à sa hauteur, pour l'escorter jusqu'à l'orée du bois où, elle le supposait, la rôdeuse serait moins exposée à la mauvaise humeur de certains centaures revanchards.

L'agressivité des centaures était un peu le cadet de ses soucis en ce moment, mais Astrée se laissa escorter sans protester. Piquer un galop au beau milieu des petits groupes de centaures aurait pu les rendre nerveux, effectivement. Elle avait veillé à sécher ses larmes et s'efforçait de ne penser à rien, ou presque : galoper, se trouver un coin de nature tranquille où bivouaquer, trouver la harde. Elle évacuait soigneusement de ses pensées tout ce qui concernait Reynald, toute cette souffrance qui ne demandait qu'à exploser. Il fallait attendre d'être seule, et, en attendant, faire bonne figure. C'était plus facile à dire qu'à faire, elle n'avait jamais été bonne comédienne, et avait conscience d'arborer une expression trop fermée.
" Je vais essayer de rejoindre la harde, expliqua-t-elle à Mara, mais je ne sais pas où ils se trouvent. Si jamais Byron revient au village sans m'avoir croisée, pourras-tu lui dire que je serai sans doute pas très loin du vieux chêne, ou de l'étang où j'avais rencontré sa mère ?"
Deux endroits où, hélas, elle verrait les traces du passage des Montequins. Deux endroits trop près de la pierre détruite par sa faute, trop loin de la plaine aux sorcières près de laquelle se trouvait peut-être encore la harde. Bref, ça n'était pas un lieu de rendez-vous idéal, mais elle n'en voyait pas d'autre à proposer. Et puis, autrefois, cet accès avait été surveillé par les oiseaux de Neffen : peut-être Sheldon y avait-il rétabli un guetteur quelconque...

Mara promit de prévenir Byron et Astrée put s'enfoncer dans les bois, au pas puis au galop de sa monture. Prince était sensible à la détresse de sa cavalière, aussi conserva-t-il une allure mesurée tout en progressant vers les zones qu'elle désirait atteindre. Sans selle ni bride, il était moins aisé pour la jeune femme de tenir sur son dos, surtout quand son trouble menaçait à tout moment de la renverser.

Tenir sur le dos de Prince lui demandait un effort de concentration, l'obligeant pour un temps à remiser son désespoir tout au fond d'elle. Elle y penserait plus tard, elle pleurerait plus tard... Elle sentait le plaisir de sa monture à galoper dans la nature, et s'efforça de se concentrer un moment sur ces sensations simples, se noyant dans le contact de son animal.

Puis les larmes coulèrent à nouveau, et les sentiments réprimés remontèrent insensiblement à la surface. Colère contre ces accusations injustes, désespoir de l'avoir perdu. Les souvenirs, aussi, malgré elle, celui de leur cavalcade à deux sur le dos de Prince, qui lui fit l'effet d'un coup de poignard. Elle se sentit glisser, se rattrapant in extremis. Bah, elle s'en fichait de se faire mal, elle s'en fichait de mourir, elle avait envie de transformer en souffrance physique cette souffrance intérieure... Mais non. Ça n'était qu'une envie en l'air. Elle savait trop les risques qu'elle courait à se retrouver blessée seule en pleine nature, et, instinctivement, elle ralentit l'allure, et finit par mettre pied à terre. Elle était loin du village, loin des centaures domestiques, et encore assez loin du territoire de la harde pour espérer ne croiser personne.
Elle enserra le cou de Prince dans ses bras et se laissa aller à pleurer un moment contre lui. Les larmes coulaient moins fort que cette nuit, la souffrance était moins vive, mais elle était là. Ses pensées n'étaient pas vraiment cohérentes, elle avait juste besoin de pleurer, à gros sanglots, de hurler aussi -elle se retint de le faire, au cas où il y ait malgré tout des centaures dans les parages.

Il avait dit qu'il y réfléchirait, elle devait se raccrocher à ça... Mais non, elle ne devait pas se faire d'illusion. Reynald n'était pas le genre à revenir en arrière, quand une histoire était finie. Et puis il n'y avait jamais vraiment cru, il le lui avait dit du départ, alors forcément, maintenant qu'il avait l'occasion de confirmer son impression, il n'allait pas faire le moindre effort. Il allait retrouver sa vie d'avant, un jour se remettre à draguer une autre fille, ailleurs, l'oublier... Il ne fallait pas qu'elle s'attende à quoi que ce soit d'autre. Et même s'il se rendait compte qu'il avait été injuste avec elle, il était trop orgueilleux pour venir s'excuser.
Elle sentit une bouffée de colère l'envahir, et se mit à marcher, à grandes enjambées rageuses. L'épuisement physique était une bonne solution, dans son état. Elle lui en voulait terriblement. Bien sûr, ils étaient très différents, et tôt ou tard ils auraient peut-être pris leurs distances. Elle n'aurait pas passé trois mois chez Goran, pour commencer, et ça aurait déjà fissuré leur entente. Mais là, après la façon dont elle s'était démenée pour tenter de le retrouver, après ces journées d'inquiétude, c'était tellement injuste... Et ils s'aimaient si fort... Elle n'arrivait pas à penser l'avenir. Elle n'arrivait pas à se dire qu'elle était seule, à nouveau. Le vide dans son coeur était insupportable. Elle n'arrivait pas à y croire, après la force de cette passion.

Elle s'entrava dans une racine, se rattrapa à une branche, serra les dents, et accéléra encore l'allure. Elle ferait une pause dans un moment, pour tenter d'avaler quelque chose - elle n'avait pas faim, c'était un simple prétexte à s'arrêter. Il devait lui rester des galettes qu'elle avait préparées l'avant-veille, et ensuite elle pourrait s'offrir une petite sieste avant d'atteindre le territoire de la harde.
La fatigue aidant, elle sentait sa souffrance refluer. Après tout, rien ne l'empêchait de chercher, de son côté, à revoir Reynald. Dans quelques veilles, dans quelques mois, en parcourant la Trouée en tout sens à sa recherche : ça n'était pas une perspective désagréable, les paysages étaient magnifiques. Ou cet hiver, lorsqu'il serait à Erhedun. Tout serait apaisé, d'ici là. Ils verraient bien où ils en seraient, l'un et l'autre, dans leur tête et leurs sentiments. Oui, elle pouvait se raccrocher à ça, à défaut de mieux : le revoir, s'expliquer, faire la paix, peut-être s'aimer à nouveau, qui sait ? Ils verraient bien... mais au moins, le revoir.

Autour d'elle, le printemps continuait de déployer ses merveilles, sans retenue, magnifique et généreux. La vallée semblait extraordinairement tranquille, regorgeant de vie, mais Astrée y était aveugle. Le jour déclina peut-être plus vite qu'elle n'y avait pris garde. Il lui restait quelques heures de lumière avant la nuit, son estomac était vide, il fallait qu'elle décide d'une stratégie, si c'était seulement possible dans son esprit tourmenté. Prince, lui, suivait docilement, tantôt cheval, tantôt écureuil, tantôt abeille, profitant de la nature sans arrières pensées.

Astrée n'avait pas faim, mais elle savait qu'il lui faudrait se nourrir tôt ou tard. Elle avait bien fait de faire plusieurs galettes l'avant-veille au soir : il devait lui en rester une ou deux, un peu sèches sans doute. Elle n'avait ni l'envie ni la force de chasser, mais elle pouvait, tout en marchant, chercher des oeufs, des champignons, quelques fraises des bois peut-être, ce qu'elle aurait la chance de trouver. Juste de quoi ne pas s'endormir l'estomac vide ce soir.

Elle n'avait pas le coeur à profiter de la beauté de la vallée. Le printemps était la saison des amours, et ça n'éveillait que la souffrance en elle. Elle n'était plus en état de penser, et se contentait de marcher, tristement, la tête vide. Mais elle avait ralenti le pas, peu à peu, et à chaque inspiration ses poumons s'emplissaient d'air pur, son âme s'imprégnait du calme environnant, ses oreilles du chant des oiseaux. Même si elle était sourde et aveugle à la vie qui l'entourait, celle-ci se frayait un chemin à travers son esprit, l'apaisant insensiblement. L'atmosphère lui rappela un instant la chanson de Neffen, qui lui aurait fait tant de bien... mais Neffen était mort, et Reynald ne la lui chanterait plus, lui non plus. Elle sentit les larmes couler, à nouveau.

Idéalement, elle aurait aimé camper près de la mare où elle avait aperçu Dymphéa, ou près du chêne, bref, dans l'un des endroits où elle avait dit qu'elle se trouverait. Mais elle n'était pas sûre de les atteindre avant la nuit, puisqu'elle s'était offert une sieste... Bah, dans le cas contraire, elle avancerait jusqu'au coucher du soleil, puis se trouverait un endroit où faire cuire un maigre repas et installer son hamac. Il n'y avait pas d'urgence, et rien n'avait vraiment d'importance...

Elle atteignit la mare en question alors que les derniers rayons du soleil se glissaient derrière la muraille de roche, à l'ouest. Et comme au premier jour, Dymphéa s'y trouvait. La centaure ne parut pas surprise, elle s'était manifestement attendue à ce que la rôdeuse vienne en pareil endroit. Une petite flambée crépitait non loin, rougeoyante, ainsi qu'un paquetage tout simple. Prince hennit pour saluer la centaure, qui sourit en retour, mais laissa à Astrée l'initiative des premiers mots.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine