La Couronne de Cuivre

Il y eut une réaction aussi collective que spontanée : ses commensaux firent mine de s'éloigner de lui. Marthe leva les yeux au ciel mais ne les en imita pas moins.
-Nous n'aurons rien à craindre quoi qu'il advienne, car tu as désormais interdiction de nous approcher.
-Tu es coupable de haute trahison et par conséquent, nous te bannissons de l'Académie.
-Avec sursis.
-Est-ce que tu as vu Giovanni, à un moment où à un autre ? Je l'aurais bien imaginé vouloir superviser les termes : ça lui aurait permis de faire des esquisses pour sa fresque.
-S'il n'a pu quitter le conclave des lanceurs de sorts, s'il n'a pu profiter de cette occasion en or, il va être furieux.
-Bah, les bains ne vont pas disparaître, et j'ai dans l'idée qu'ils seront rarement déserts.

Albérich rit doucement.
" Comme vous êtes prompts à abandonner celui qui s'est fourvoyé sous la contrainte... dit-il d'un ton désolé. Quant à Giovanni, je ne l'ai pas vu, non. Mais je pense effectivement qu'il devrait y trouver son compte dans les jours à venir. J'espère juste qu'il aura la délicatesse de demander aux gens leur autorisation avant de les croquer aux bains, dans le plus simple appareil... Je sais que c'était peut-être chose banale du temps des Anciens qui nous ont gratifiés de ces installations, mais les moeurs ont légèrement changé... Enfin. Je gage qu'il aura d'abord envie de se laver lui-même, avant de commencer à dessiner ses compagnons de bassin."

Agathe et Rebecca acquiescèrent pour, l'instant suivant, protester fermement.
-Les mœurs ont changé, vraiment ?
-As-tu beaucoup fréquenté les Sunites ?
-T'es-tu souvent rendu à Antelucas ?
Et les deux institutrices de deviser un moment de la cité, de son ambiance particulière.
-Êtes-vous allées là-bas vous même, au moins ? s'enquit finalement Marthe.
-Jamais. Nous en avons juste entendu parler.
-Et tout le monde sait à quel point les rumeurs sont toujours fondées.
-En l'occurrence, concernant cette cité, force est d'admettre qu'il y a du vrai...

" Je n'ai pas beaucoup fréquenté les Sunites et je ne suis jamais allé à Antelucas, reconnut Albérich avec un haussement d'épaules. Mais puisque les chevaliers en sont originaires, ou presque, ils seront ravis de poser pour Giovanni, cela ne les changera pas de leurs habitudes. Ce qui devrait me laisser la latitude de me laver tranquillement."
Sans parler d'Hubert.
" Mais je pensais que le climat agréable d'Antelucas était partiellement en cause dans ce mode de vie... Or, ici, nous en sommes loin. Les batailles de boules de neige seront bientôt à l'ordre du jour."

Les instituteurs arborèrent aussitôt des mines horrifiées.
-Chuuuuut !
-Il y a des gosses dans les parages !
-Ne va pas d'emblée leur donner de mauvaises idées !
Marthe secoua la tête.
-Vous pensez vraiment qu'ils n'y songeront pas par eux-mêmes, le moment venu ?
-Si, mais... L'espoir fait vivre, non ?
-En parlant de gosses, l'école rouvrira après-demain : nous devons nous préparer un peu. Entre ça, les entraînements, les thermes, le guet, ils seront bien occupés, Gabriel pourra entièrement se consacrer à sa nouvelle mission et le fort ne se transformera pas en vaste terrain de jeu.
-Au passage, rappelle à Hubert qu'un chevalier se doit aussi de veiller à la culture de ses écuyers. S'il est trop occupé pour leur faire faire du travail scolaire, il ne doit pas hésiter à nous les envoyer de temps à autres.

" Je le lui rappellerai. Je suis certain qu'il vous délèguera volontiers ce registre."
Ainsi Hubert avait officialisé sa décision de reprendre la tutelle d'Alban. Le Luménien n'était pas certain que cela soit une bonne idée, mais charger le paladin avec ses inquiétudes, alors que ce dernier était déjà passablement fragilisé, était sans doute malavisé. D'autant qu'il était manifestement trop tard pour le faire changer d'avis. Il se morigéna de ne pas avoir exprimé ses réserves plus tôt, dans la tour, quand le sujet était venu sur le tapis. Mais Hubert avait été bouleversé, alors, il ne l'aurait pas écouté. Sans doute aurait-ce été en vain, de toute façon. Et regretter ne servait à rien. Peut-être pourrait-il le sensibiliser à ce qu'un tel engagement signifiait réellement, plus tard, le lendemain.
" Quelle est cette nouvelle mission de Gabriel ?"

-Tu n'es pas au courant ?
-Tu t'en étonnes ? Albérich a passé la journée d'abord à mener l'enquête parmi nous, ensuite à gérer les thermes. C'est donc plutôt logique.
-Pour répondre à ta question, Hubert a fait de Gabriel son aide de camp officiel, et sa première tâche est de discuter sortilèges avec les mages et les bardes.
-Transformer un homme d'action en organisateur, ça n'est pas un mince exploit.
-C'est sûr que je ne l'aurais pas spontanément imaginé dans ce rôle...
-En même temps, moi, je n'aurais pas imaginé que tu deviennes organisateur de la garde, Albérich. Notre paladin est plein d'audaces...

" C'est le moins qu'on puisse dire." fit le Luménien avec un sourire.
Hubert s'était donc associé avec le Lathandrite. C'était dans l'ordre des choses, bien sûr, et Albérich ne pouvait en être surpris. Il se souvint néanmoins de leurs discussions avant d'atteindre Grand Estuaire, de leur idée saugrenue de se faire passer pour un chevalier et son secrétaire. Les rapports se redéfinissaient, c'était normal, tout était pour le mieux.
Il se repencha sur son assiette.
" Je vais d'ailleurs essayer d'organiser les équipes de nuit et celles de la journée de demain avant d'aller me laver... et me coucher. Mais j'ai cru comprendre qu'il y avait une cérémonie après le repas..."

Les instituteurs acquiescèrent, semblèrent embarrassés, jetèrent un regard en direction de Marthe.
-Oui, il y aura une petite cérémonie, dit doucement la juge. Mais ce sera quelque chose de très simple, un bref rassemblement au cours duquel tous ceux qui le souhaitent pourront dire un mot des disparus. Même s'ils étaient tous soldats, même si un hommage militaire leur a déjà été rendu, il nous a paru important que la Communauté puisse se réunir, penser à eux... Un moment de solidarité et de cohésion, en somme.

Albérich se tourna vers la juge et lui sourit doucement.
" Je pense effectivement que c'est nécessaire."
Il supposait que Marthe dirait peut-être quelque chose. Elle avait l'air fatiguée, mais qui ne le serait pas, en pareilles circonstances ? Il espérait qu'elle savait qu'il était là au besoin, et sans doute trouveraient-ils un moment pour parler, dans les heures ou les jours à venir. Il n'avait aucune idée de comment Robert et elle s'étaient rencontrés, de ce qu'ils avaient échangé, de ce que la perte représentait pour elle... Autant de choses dont il pourrait l'amener à parler au moment opportun. Evoquer le disparu était souvent, paradoxalement, guérisseur.

La juge lui rendit son sourire, un instant, puis reporta son attention sur la nourriture. En apparence, du moins.
Le repas se poursuivit, d'abord silencieusement, puis ponctué d'échanges triviaux qui, peu à peu, vinrent plus naturellement, plus abondamment.
Autour d'eux, les colons se levaient, étaient remplacés par d'autres.
Enfin, Ignace fit son apparition, les traits profondément marqués par la fatigue.
-Je vous demande pardon pour cette interruption mais, Albérich, je voulais vous remettre cela, dit-il en lui tendant une liasse de documents. Il s'agit des listes pour le guet. Cela comprend les groupes tels qu'ils ont déjà fonctionné, les volontaires anciens ou nouveau... J'ai essayé de donner le plus de précisions possible, afin de vous faciliter la tâche au maximum. Néanmoins, si des choses vous paraissent peu claires, vous ne devrez surtout pas hésiter à venir me trouver.

" Je suis sûr que ce sera parfait, dit le Luménien avec le sourire, en ajoutant les parchemins sur les listes que lui avait déjà données Frida. Bon, je vais peut-être prendre un moment pour commencer à faire les groupes... J'imagine que la première équipe de nuit prendra son quart dès la fin de la cérémonie, ou quelque chose comme ça... Il me reste un peu de temps."
Il attrapa son plateau, cala les documents sous son bras et salua l'assemblée, avant d'aller rapidement déposer sa vaisselle dans la cantine. Il se trouva ensuite un coin non loin d'un torche et compulsa ce qu'on lui avait confié. Il n'avait pas beaucoup de temps pour constituer les groupes de nuit, composés de non-humains, enfants et adultes, et de quelques humains pour compléter leur nombre. Les plus jeunes ne resteraient que quatre heures sur le pont, mais les mercenaires et les éclaireurs non-humains devraient veiller jusqu'à ce que la première équipe de jour prenne leur relais...

Comme il l'avait présumé, les listes établies par Ignace étaient à la fois claires et précises, constituant une excellente base de travail. Grâce à ces informations, et malgré la fatigue qui commençait à peser de tout son poids sur ses épaules, il comprit que la tâche ne lui prendrait guère de temps et que constituer les équipes de jour, le moment venu, ne serait pas beaucoup plus long.

***

Hubert, quant à lui, avait fini par croiser Agnès, qui lui apprit que la cérémonie se tiendrait sitôt le repas terminé, donc dans une demi-heure au mieux, dans une heure au pire. Elle se déroulerait dans la cour afin que, symboliquement, les personnes devant continuer à monter la garde puissent être incluses dans le rassemblement. De surcroit, le temps s'y prêtait : le ciel était encore parfaitement dégagé.
Un peu plus tard, Guillermo vint le trouver : afin qu'un maximum de colons puissent participer à la réunion, il lui proposa que sa compagnie se charge de l'essentiel du guet. Bien sûr, elle n'était pas majoritairement composée de non-humains, mais ses membres avaient l'habitude de ce genre d'activité. Et puis, cela ne serait pas long...

Ils étaient tous là, désormais.
Les murmures déjà rares cessèrent, le silence s'installa.
Puis Étienne s'avança. Ému mais non défait.
-Aujourd'hui, pour la première fois depuis sa fondation, la Communauté est en deuil, commença-t-il, d'une voix légèrement marquée. Aujourd'hui, nous avons perdu six des nôtres. Je dis six, car même si trois d'entre eux étaient des mercenaires, tous sont tombés pour la même raison : pour nous protéger, nous sauver, nous permettre de réaliser notre rêve. Six sont tombés, oui, et leur perte est douloureuse. Terriblement. Cependant, nous nous devons d'être à la hauteur du sacrifice qu'ils ont consenti pour nous : en les pleurant, certes, en nous souvenant d'eux, pour toujours, mais aussi en tenant bon, en nous aidant les uns les autres, en continuant d'avancer pour que s'accomplisse ce en quoi ils croyaient comme nous, ce pour quoi ils ont donné leur vie. ce que leur acte de courage, de dévouement et d'abnégation a permis de préserver. Grâce à eux, grâce à ceux qui ont combattu à leurs côtés, tout est encore possible.
Il reprit son souffle, puis nomma les trépassés et entreprit de parler de ceux qu'il connaissait, de ceux qui avaient rejoint la Communauté. Il évoqua leur première rencontre, leurs primes discussions, leur signature, ainsi que leur implication au sein du groupe. Il fut bref, cependant, sut dire l'essentiel en peu de mots. Et, ce faisant, il ne parut pas se livrer simplement à ce qu'on attendait d'un chef ou d'un représentant : il semblait sincère. Ce qui ne rendit son discours que plus touchant.

Étienne reprit sa place dans les rangs où, signe que ses paroles avaient touché juste, l'émotion le disputait à la détermination. A l'espoir.
On évoqua alors les deux soldats tués par l'ennemi. Gaspard parut le premier, accompagné de deux de ses hommes. Puis ce fut Louis, escorté de la même manière. Les deux chevaliers, moins bons rhétoriciens que leur confrère et conscients de l'être, ne se perdirent pas en longs discours : ils furent brefs mais également sincères, sembla-t-il, mettant en avant les qualités des disparus et ne manquant pas de souligner qu'ils n'étaient pas tombés sans avoir occis leur content de cannibales. Les gardes, pour leur part, se concentrèrent surtout sur des souvenirs, sur des annecdotes quotidiennes. Sur des détails vivants témoignant du bon caractère de ceux qui n'étaient plus, de la bonne camaraderie qui avait régné en leur compagnie.
Enfin, l'espace délimité par le demi-cercle des colons fut à nouveau vide, et la Communauté parut retenir son souffle.
Car était désormais venu le moment d'évoquer un homme que tout le monde avait vu à l’œuvre, dont tout le monde connaissait le rôle crucial qu'il avait joué.
Car était désormais venu le moment d'évoquer le Loup Blanc.
Une minute passa sans que personne n'ose bouger.
Puis quelqu'un s'avança.
C'était Marthe. Droite et digne, comme toujours. Quand elle parla, cependant, sa voix était emprunte d'une émotion qu'elle ne tenta pas de cacher.
-Robert et moi avions de nombreux points communs, des points communs que, je crois, nous partageons avec nombre d'entre vous. Il y a quelque mois encore, nous étions des êtres profondément marqués par l'existence, par les drames que nous avions traversées. Des êtres qui croyaient ne plus pouvoir aimer, ne plus pouvoir espérer, ne plus pouvoir laisser sa chance à l'avenir. Puis nous avons croisé la route de la Communauté, quelque chose en nous s'est réveillé, nous l'avons rejointe en voulant y croire sans réellement l'oser.
Elle esquissa un sourire.
-Le miracle à eu lieu. Peu à peu, jour après jour, nous avons recommencé à aimer, à espérer, à laisser sa chance à l'avenir. Nous avons fait de merveilleuses rencontres. Nous nous sommes rencontrés, nous sommes devenus ami, nous qui avions cru que plus jamais nous ne pourrions nous attacher à autrui. Nous avions pris un nouveau départ. Nous avancions, à nouveau.
Une larme unique se mit à couler lentement sur sa joue.
-Aujourd'hui, Robert est mort, et j'en souffre terriblement. Mais cette souffrance même est la preuve que je suis à nouveau vivante. Grâce à lui. Grâce à vous.
Sur un sourire vaillant, la magistrate s'en fut rejoindre sa place parmi des colons dont beaucoup étaient émus jusqu'aux larmes.
Devant Hubert, Ruth se frottait les yeux avec insistance. Alban, lui, tout droit et digne qu'il fut, pleurait pour de bon.

Une fois sa décision prise, Hubert ne songea plus à l'impossible tâche qui consistait à enchaîner après Marthe, au fait qu'il n'avait aucun deuil à porter, qu'il avait à peine connu Robert et qu'il n'avait jamais été très doué pour s'exprimer en public. Il lui semblait nécessaire de dire quelque chose, à la fois en l'honneur du défunt, mais aussi pour la communauté rassemblée. Il était le successeur que personne n'avait élu. Tant pis s'il était maladroit : il devait le faire.
" Hum."
Il s'éclaircit la gorge et redressa les épaules.
" Je n'ai pas connu Robert longtemps, mais il est des personnes que l'on croise et qui transforment notre vie sans qu'il soit besoin d'années."
Il pinça les lèvres.
" Dès mon arrivée dans la communauté, Robert m'a gratifié de deux choses précieuses et rares : son amitié et sa confiance. De cela, je lui serai reconnaissant à tout jamais. C'était un chevalier dans le sens le plus noble du terme, courageux, bon, intègre, et je sais que son souhait le plus cher était que tous, nous puissions profiter pleinement de ce nouveau départ, sans crainte et sans ombre sur nos vies."
Il se tut.
" Robert est irremplaçable. Je n'ai pas la prétention d'être ce qu'il était. Vous l'aviez choisi et vous l'aviez bien choisi. Il vous aurait menés à bon port. La seule chose que je peux faire, désormais, en sa mémoire, c'est faire de son rêve le mien et vous promettre que je donnerai tout ce que j'ai, tout ce que je suis, chaque jour, pour que nous gagnions, ensemble, la cité promise."
Il sourit douloureusement.
" Et quand j'en franchirai les portes, il sera toujours avec moi."
Subitement, le paladin prit conscience qu'il avait été beaucoup plus long qu'il ne l'avait imaginé, et il sentit ses joues s'empourprer. Sur un salut un peu raide, il quitta sa place et rejoignit rapidement les enfants.

Hubert demeura un moment immobile, encore absent, puis attira Alban contre sa hanche et lui serra l'épaule. Il ne trouva rien à dire, lâcha un soupir.
" Il faut qu'on aille se laver, murmura-t-il finalement. Je parie que tu as évité la trempette toute la journée, mais à présent, tu ne peux plus reculer. Est-ce que les écuyers s'occupent la lessive ?"

***

Albérich avait écouté Hubert avec une certaine tension, comme si les mots que le paladin prononçait étaient les siens, comme ses joies et ses peines, une sensation proche de ce qu'il avait vécu lors du tournoi. Mais le paladin s'en était tiré, ému, crispé, perdu en lui-même, et peu à peu, le Luménien s'était relâché. Il avait compris combien, pour Hubert, il était nécessaire de se présenter aux colons, de jurer fidélité aux idéaux de Robert, de se faire le successeur de l'homme qu'ils avaient élu.
Puis il y eut le silence du recueillement et le Luménien songea à ce souper arrosé au moment du banquet, aux confessions sulfureuses et aux mantes religieuses embusquées. Mille ans auparavant, quand il n'y avait que musiques, rires et projets merveilleux.
Regardant à nouveau Marthe, il prit alors son courage à deux mains et se porta vers elle. Elle paraissait perdue dans ses pensées et il ne savait pas exactement quoi lui dire. Il avait peur de mal faire et en même temps, il lui semblait nécessaire de se manifester. Pourquoi était-ce toujours plus compliqué quand on connaissait les gens ? Il avait réconforté des milliers d'endeuillés au cours de sa carrière !
" Marthe..."
Il se planta devant elle, confus.
" Je n'ai pas eu l'opportunité de vous dire combien j'étais désolé pour votre perte."

Perdu dans ses pensées, à moins qu'il ne se soit à demi-endormi, vaincu par les épreuves du jour, le petit garçon avait légèrement sursauté avant de relever les yeux sur Hubert.
-La... Oh.
Il se concentra.
-Je ne sais pas si ça fait partie des tâches d'un écuyer. Messire Robert ne m'a jamais fait faire la sienne, en tout cas, nous donnions nos habits sales aux lavandières. Mais honnêtement, si ça peut vous aider, ça ne me gêne pas du tout de m'en charger. Ruth et moi, on a bien fait la lessive pour les autres enfants, après l'exercice que vous aviez organisé pour le recrutement des sentinelles. Et comme il faudra de toute façon que je m'occupe de la mienne...

***

Marthe aussi avait légèrement sursauté. Elle dévisagea un instant le Luménien, finit par lui adresser un sourire douloureux.
-Merci, Albérich. Je...
Elle poussa un profond soupir.
-Il faudra que ça sorte, mais cela mettra sans doute un peu de temps. Peut-être cela viendra-t-il quand je pourrai me relâcher, quand je ne devrai plus...
Son sourire se crispa.
-Je me leurre moi-même, en réalité. Rester digne pour ne pas affecter le moral de la Communauté, c'était nécessaire aujourd'hui. Mais à présent, à cet instant, ça n'a plus de sens. Je dois juste arriver à baisser ma garde, à laisser le barrage se rompre. Cela m'effraie, je dois bien l'avouer. Cependant, C'est nécessaire...
Elle ferma les yeux, les rouvrit.
-J'y arriverai le moment venu. Et je sais que vous serez là si j'ai besoin de quelqu'un pour m'écouter ou m'épauler. Pour cela aussi, je vous remercie.

Albérich hésita, puis finit par prendre la main de la juge et la presser doucement.
" Il ne faut pas." murmura-t-il.
Embarrassé, il la relâcha.
" Je vais... hum... transmettre les listes de la garde de nuit à Frida... Je vous verrai plus tard..."
Il fit un pas en arrière, la salua, puis se détourna et fila à la recherche de la rôdeuse. La première équipe allait incessamment relever les mercenaires, il fallait que la jeune femme dispose de toutes les informations nécessaires. Ensuite, il irait aux bains, puis il prendrait le temps de préparer les listes pour la relève du petit matin. Enfin, ce serait la nuit, s'il parvenait à retrouver la salle où campaient désormais les rescapés de l'Académie.

***

Hubert avait souri à Alban.
" Il n'en est pas question. C'était une question sérieuse. Si les écuyers ne font pas la lessive, les écuyers ne font pas la lessive. Allons chercher notre linge sale, puis nous irons aux thermes. Ensuite, je pense que toi et moi profiterons d'une bonne nuit de sommeil."
Il se tourna vers Ruth, hésitant. Il n'y avait pas énormément de femmes parmi les soldats et il craignait qu'elle soit mal à l'aise s'il l'invitait à les rejoindre. En même temps, la gosse n'avait pas eu l'opportunité de se décrasser pendant la journée et elle en avait plus que manifestement besoin.
" Ruth, si tu cours vite, je pense que tu devrais parvenir à te laver avant l'apparition du premier soldat."

Le Luménien n'eut pas à aller bien loin pour trouver Frida, laquelle ne s'était guère éloignée. Elle le remercia pour les listes, s'enquit de la manière dont Hubert avait pris leur petit arrangement et ne cacha pas son soulagement en apprenant que cela n'avait pas viré au conflit. Puis elle le remercia à nouveau, lui souhaita bonne nuit et s'en fut. L'ancien aubemestre était donc libre de rallier les thermes, thermes qu'il devrait partager avec une foule de militaires qu'il ne connaissait, au mieux, que de vue. A moins bien sûr qu'un certain paladin ne soit de la partie.

***

Lequel paladin avait été dévisagé quelques instants par une Ruth qui, manifestement, n'avait pas saisi où il voulait en venir. Mais, tout à coup, elle sourit largement.
-Ah, vous avez peur que tous les soldats soient intimidés parce qu'il y a Ruth la Terrible dans les parages ? C'est vrai que les garçons ont toujours tendance à faire des manières... Bon, d'accord, je vais être gentille et me dépêcher !
-Quand tu as terminé, va dans la salle voisine, le feu doit toujours être allumé ! lui lança sa mère alors qu'elle détalait déjà. Je t'y apporterai des vêtements secs !
Ingrid les salua alors et partit de son côté.
-Ah, quelle mauvaise foi, cette Ruth, je vous jure... souffla Alban, d'un ton qui démentait ses paroles et montrait au contraire que la réaction de son amie l'avait plutôt amusé.
Cependant, juste avant qu'ils n'entrent dans leur tour, il s'immobilisa et, l'air grave, se tourna vers Hubert.
-Messire, je voulais remercier pour ce que vous avez dit durant la cérémonie, commença-t-il. C'était très touchant. Et puis, les qualités de messire Robert, son désir que la Communauté réussisse... C'était des choses que j'avais envie de dire, sauf que je n'y serais pas arrivé. Et je crois que c'était encore mieux que ce soit vous qui les disiez. Donc voilà, merci beaucoup, vraiment.

L'intervention d'Alban, et son ton solennel, prirent le paladin légèrement au dépourvu.
" De rien, dit-il en lui ébouriffant les cheveux. Ce n'était sans doute pas exprimé de la meilleure des manières, mais... je pense que toi et moi savons que nous le trouverons toujours en nous quand nous avons besoin de lui."
Il sourit doucement.
" Quand nous serons à Clairétoile, je suis certain que nous organiserons à nouveau une petite cérémonie, pour réfléchir à toute cette route parcourue... Je pense qu'à ce moment-là, si tu le sens, il y aura de l'espace pour évoquer ceux qui ont rendu notre victoire possible..."

--Je pense que c'est important de le faire. Et j'ai l'impression que tout le monde trouve que c'est important. Et déjà, la cérémonie... C'était bien. Juste comme il fallait : on n'oublie rien, on pense à ceux qui ne sont plus là, mais on continue à aller de l'avant. Je crois... que ça m'a fait du bien.
Il eut un sourire courageux.
-Et c'est là que je me dis qu'elle sera très utile, la fresque : on pourra continuer à voir les disparus, à se souvenir à quoi ils ressemblaient et, dessus aussi, ils seront encore avec nous. J'espère juste que maître Giovanni a une bonne mémoire, ou qu'il tardera pas à faire des esquisses...
Il grimaça.
-Mais pardonnez-moi : je nous mets en retard, à parler comme ça.