La Couronne de Cuivre

S'il se réjouissait à l'avance de la viande que leur procurerait l'opération et des bons petits plats qu'elle leur permettrait de cuisiner, il savait que négocier cette journée ne serait pas des plus évidents car il lui faudrait emmener la marmaille loin du théâtre de l'abattage et s'arranger pour qu'elle n'entende rien des hurlements de la bête. Tout serait plus simple si l'information n'avait pas filtré, si les gosses n'étaient pas au courant de ce qui se préparait : cela éviterait que certains veuillent jouer les braves... Mais sur ce point, il n'était pas encore fixé.

Une petite réunion de crise eut lieu au petit matin, dans la cuisine, entre les quatre adultes. Il s'avéra que, comme l'avait espéré le barde, les enfants n'étaient pas au courant. Galathée n'espérait pas que les enfants puissent vraiment ne pas entendre les cris du cochon, à moins que Taliesin ne les abreuve de musique forte. Ce n'était sans doute pas impossible, mais il fallait que la chose paraisse naturelle, sans quoi ils ne manqueraient certainement pas de se poser des questions...

Et c'était bien là que se situait le problème.
-A mon avis, ils se poseront des questions quoi qu'il advienne. Pourquoi est-ce que je les amène dans les bois juste aujourd'hui ? Pourquoi est-ce que j'utilise des sortilèges ? Je pourrais arguer qu'il s'agit d'une fête elfique mais, dans ce cas, ils se demanderont pourquoi je ne leur en ai pas parlé avant et pourquoi vous n'y participez pas, vous... Bon, je peux aussi présenter les choses comme... Un cours de survie en conditions difficiles, et prétendre que les effets sonores sont là pour renforcer l'ambiance...

Guillhem pinça les lèvres.
" Je n'ai pas d'avis, en ce qui me concerne. Comme vous le savez, mes enfants ont déjà assisté à cette scène, donc...
— Fais comme tu le sens, en fonction de leur humeur ? Tu peux avoir voulu leur faire une surprise. Mais il faut que tu emmènes Héloïse et Tristan, aussi." proposa Galathée.

Taliesin grimaça : il n'avait pas pensé à ce point qui, à présent, lui semblait pourtant évident.
-Si j'embarque les jumeaux... Et je sais que c'est nécessaire... Les garçons vont d'emblée comprendre que j'éloigne tout le monde de la ferme perce que vous avez quelque chose d'important à y faire. Et les plus au fait des affaires animalières ne seront pas longs à faire le rapprochement...
Il se tourna vers Guilhem.
-Avec Galathée, nous nous étions dit que comme il n'y avait pas eu d'abattage depuis... depuis votre mésaventure d'il y a un an et demi, ce serait peut-être un peu rude pour tes enfants. Néanmoins, si tu préfères qu'ils soient là...

" Et si tu improvisais une sorte de baptême elfique ? demanda Callie. Je n'en sais rien, moi, je pensais que l'improvisation, c'était le propre des bardes !
— Tu peux aussi simplement vouloir montrer quelque chose aux bébés, dans la nature... Après tout, ce ne serait que leur deuxième sortie, ajouta Galathée.
— Je pense que ça a plus de sens de les écarter tous, ou aucun, dit Guillhem. Victor et Baptiste n'accepteront pas d'être mis à l'écart."

Il acquiesça avant de se tourner vers Callie.
-Improviser, ce n'est pas difficile. Mais je n'ai pas envie que les garçons m'en veuille trop, après coup. Quant à mettre en scène une sorte de baptême elfique... Je ne sais pas.
Soupir.
-Peut-être faut-il aller au plus simple. Je dirai que j'ai envie de montrer le paysage enneigé aux jumeaux et je proposerai aux garçons de venir avec nous : ils ont bien travaillé ces derniers jours, ils ont donc bien mérité de s'amuser une demi-journée.

" Nous nous comportons comme des gosses, dit alors Guillhem. Pourquoi leur mentir ? Nous sommes leurs parents, nous prenons les décisions, ils s'y plient. Nous allons tuer le cochon, nous pensons que le spectacle ne les concerne pas, Taliesin les emmène dans la broussaille, point à la ligne. Bien sûr, ils vont râler, certains vraiment, d'autres pour apparaître courageux, mais qu'est-ce que ça peut nous faire ? Chaque jour, un parent prend des décisions impopulaires, pour le bien de sa marmaille. C'est notre rôle. Tous ces mensonges... c'est mille fois pire !"

Il garda un moment le silence puis opina du chef.
-Tu as raison. Sans doute est-ce parce que nous ne sommes pas encore très expérimentés dans notre rôle de parents que nous songeons à ces manœuvres. Mais ta solution est de loin la plus simple. De toute façon, les protestations, nous y aurions droit même avec une savante mise en scène : elles surviendraient sitôt que les gosses découvriraient le pot aux roses. Alors autant être francs dès le départ.

Galathée acquiesça.
" Très bien. C'est vrai que c'est indéniablement la meilleure chose à faire."
Elle sourit.
" Bon, mais qui va leur annoncer la nouvelle ? Je crois qu'ils sont tous dans la salle à manger, pour l'heure... et que vas-tu leur proposer, Taliesin, qui tempère la déception de certains ?"

-Tu penses qu'être dispensés d'école et pouvoir s'amuser tout leur saoul dans les bois ne sera pas suffisant ?
Il plissa le front, songeur.
-Si la rivière est suffisamment gelée, j'autoriserai ceux qui le souhaitent à patiner dessus. Et selon les jeux qu'ils inventeront, je pourrai créer une ambiance sonore adéquate. Cela masquerait les cris du cochon : or, il semble que les entendre sans assister à la scène soit pire encore...

" Ce n'est sans doute pas faux." dit Guillhem.
Galathée haussa les épaules.
" La rivière n'est pas gelée, cependant. Il fait froid, mais pas si froid.
— Mais ne tergiversons plus. Plus vite c'est réglé, mieux c'est."

-C'est vrai.
Il observa ses compagnons l'un après l'autre.
-Comment fait-on pour déterminer qui leur fera part de la nouvelle ? On tire au sort ?
Autant il n'avait pas envie de s'en charger - il n'était pas très doué lorsqu'il s'agissait de se montrer autoritaire -, autant il n'aimait pas l'idée de se soustraire à ses devoirs. Dans de telles conditions, le hasard était probablement le meilleur juge...

Gulllhem parut surpris de sa suggestion.
" Des gosses, j'vous jure." fit-il en haussant les épaules.
Une seconde plus tard, il était dans le couloir, puis dans la salle à manger. Il annonça la nouvelle aux enfants sans leur laisser de réelle possibilité de protester et resta sourd à leurs récriminations. Il parvenait aisément à prendre une voix sévère, un ton carré, et quand il les envoya se préparer, pas un seul ne demeura en arrière pour tenter de le faire fléchir. Galathée, de son côté, s'empressa d'emmitoufler les deux bébés dans leurs fourrures.

-Nous devrions en prendre de la graine, souffla-t-il à sa compagne. Parce que sa technique est quand même rudement efficace...
Il n'était pas du tout certain qu'il s'en tirerait aussi bien. Mais à sa décharge, il fallait reconnaître que le fermier avait beaucoup, beaucoup plus d'expérience que lui : après tout, cela faisait bien dix-huit ans qu'il était père... Quoi qu'il en soit, l'heure n'était plus aux réflexions et il se hâta d'aller lui-même se préparer pour la sortie.

Les gamins étaient bougons, mais une fois encore, aucun d'entre eux ne rechigna quand Taliesin les entraîna vers la campagne. Baptiste et Victor avaient chacun prit un bébé dans leurs bras et la petite troupe chemina vers la forêt. L'humeur s'allégea rapidement, comme ils bavardaient de choses et d'autres. Seul Mathieu demeurait grincheux car, Taliesin le comprit à demi-mots, il s'était pris d'affection pour le verrat qui allait rencontrer son destin. Pour le reste, ils se fièrent au barde pour les conduire en un lieu de son choix.

Son objectif étant de les éloigner le plus possible de la ferme, il les mena dans la partie du petit bois située à proximité de la rivière : ici, entre le couvert des arbres et le bruit de l'onde, les sons de l'abattage seraient déjà bien atténués.
-Du moment que vous restez dans les parages, vous pouvez vous amuser comme bon vous semble, annonça-t-il à la troupe quand ils s'immobilisèrent. Et si vous le souhaitez, je peux même lancer quelques sortilèges pour créer une atmosphère particulière. Par exemple, si vous avez envie que retentisse le hurlement des loups où le mugissement d'une tempête de neige, vous n'avez qu'à demander !

Ils parurent un peu décontenancés par la proposition et ne lui demandèrent finalement rien, se contentant de se diviser en deux équipes pour procéder à un jeu d'approche dans la broussaille. Les deux bébés emmaillotés se retrouvèrent donc confiés à leur père, spectateurs de la lutte à venir. On détermina que le tronc d'arbre où était assis le barde était zone neutre à préserver des boules de neige, puis les groupes se séparèrent dans les taillis enneigés. Quelques minutes plus tard, les premiers cris de guerre retentirent tandis qu'aucun son ne provenait encore de la ferme.

Tout compte fait, peut-être que les enfants feraient assez de bruit par eux-mêmes pour couvrir les hurlements du cochon. Ou, au moins, qu'ils seraient assez pris par leurs jeux pour ne pas y prêter attention. Mais le barde se tiendrait malgré tout prêt à intervenir, au cas où. Et d'ici-là, il ferait en sorte que les jumeaux ne s'ennuient pas trop, en leur montrant non seulement le paysage mais également les combattants se livrant à une furieuse bataille. Le tout en veillant à demeurer dans sa zone neutre, préservée des projectiles perdus - enfin, il l'espérait.

La bataille avait débuté lorsque les cris du cochon commencèrent à résonner dans l'air froid. Si les petits Merlus parurent pour la plupart absolument imperméables à cet effroyable hurlement, il en alla autrement pour Baptiste, qui se retrouva freiné dans son élan et incapable de continuer à jouer. Il se rabattit sur l'endroit où se tenait Taliesin et s'assit près de lui.
" Tu ne veux pas raconter une chouette histoire ? N'importe laquelle ?"
On avait vraiment l'impression qu'on égorgeait quelqu'un, là bas, loin...

-Bien sûr, répondit-il aussitôt. Est-ce que tu veux bien tenir Héloïse, pendant que je raconte ? Quand ils se mettent à gigoter tous les deux à gigoter, ça n'est pas évident d'éviter qu'ils ne dégringolent !
En réalité, il espérait surtout qu'avoir le bébé dans les bras réconforterait quelque peu le petit garçon. Et pendant que s'opérait le transfert, il jeta un regard appuyé à Victor. Si celui-ci paraissait troublé, il l'appellerait. Si au contraire il semblait aussi détaché que ses amis, il le laisserait tranquille et débuterait son récit. Un récit d'aventure palpitant, empli de péripétie mais surtout de lumière et de chaleur humaine. Tout pour faire oublier à Baptiste les hurlements du cochon qui devaient lui en rappeler d'autres entendus en des circonstances autrement plus sinistres.

Victor paraissait tout aussi captivé par son jeu que les autres enfants, mais Mathieu vint se réfugier près du barde. Baptiste avait pris Héloïse contre lui et le bébé tentait de lui désolidariser le pouce du reste de la main, ce qu'il supportait avec un stoïcisme à toute épreuve.
" C'est une histoire de quoi ?" demanda le gosse, bravement.

-Une histoire d'aventure, pardi ! fit-il, tout sourire.
L'arrivée de Mathieu lui avait cependant fait changer ses plans et il opta pour un récit à dominante maritime. Intitulé "L'île au trésor", il décrivait le périple d'un groupe d'aventuriers ayant mis la main sur la carte d'un capitaine pirate et désireux de découvrir ce qui se cachait à l'endroit qu'indiquait un "X" bien mystérieux. Il y eut donc des tempêtes, de furieux affrontements contre des forbans, d'épiques explorations, mais également beaucoup d'entraide entre les protagonistes, de belles rencontres... Et plus encore qu'à ce qu'il racontait, il fut attentif au timbre de sa voix qu'il essaya de rendre quasi hypnotique, afin que les garçons ne songent plus qu'à elle et oublient ce qu'il y avait d'autre. Ce qu'il ne voulaient plus entendre.

Les cris s'arrêtèrent plus rapidement qu'il ne l'avait craint, alors que son histoire était loin d'être terminée. Mais comme les garçons étaient concentrés et passionnés, il fallut qu'il aille jusqu'au bout. Autour d'eux, la bataille se poursuivait, puis prit fin et les belligérants s'installèrent comme des étourneaux dans les arbres pour jacasser de leurs prouesses. Au bout du chemin, Callie finit par apparaître : il ne restait plus trace de ce qui les avait forcés à fuir et ils pouvaient rentrer quand ils le voulaient.

Taliesin remercia la jeune femme puis, son histoire étant terminée, il se mit à observer attentivement les enfants, à commencer par les jumeaux. S'il se rendait compte qu'ils commençaient à avoir froid, il ne ferait ni une ni deux et donnerait le signal du départ. Sinon, et à moins que tout le monde n'ait envie de rentrer, il n'avait rien contre prolonger un peu la sortie. Dans un cas comme dans l'autre, celle-ci avait déjà rempli ses objectifs : chacun avait passé un bon moment sans devoir supporter le sanglant spectacle dont la ferme avait été le théâtre.

Les bébés commençaient à avoir froid mais Baptiste proposa de les raccompagner vers la ferme. Callie, de son côté, semblait avoir envie de se changer les idées en construisant un bonhomme de neige, ce qui intéressa une partie des enfants et un mouvement se relança. Mathieu, de son côté, ne savait pas exactement à quoi s'occuper et Callie lui confia la tâche difficile de rassembler du bois pour construire les bras de leurs personnages. Taliesin était libre d'agir comme il le désirait.

Si l'elfe fut quelque peu ennuyé que Baptiste soit déjà rentré, il se rassura en se disant qu'il venait de lui consacrer un bon moment et que les risques s'avéraient donc faibles que le gosse se sente exclu d'une manière ou d'une autre. Par conséquent, c'est l'esprit libre qu'il décida de participer à l'édification du bonhomme de neige, laissant la direction des opérations à Callie et se contentant de jouer les exécutants, ce qui lui convenait parfaitement. De surcroit, cela lui permit de collaborer avec Victor : certes, les tensions entre ses deux garçons s'étaient apaisées et ils commençaient à très bien s'entendre, mais il restait attaché à la notion d'équilibre, tenait à passer autant de temps avec l'un qu'avec l'autre.

Comme ils étaient nombreux, leur bonhomme de neige devint rapidement une petite troupe d'êtres étranges, composée d'un humain, d'un elfe, d'un nain et d'une sorte de chien à six pattes. Victor et Jehan décidèrent de modeler une bande de gobelins un peu plus loin, et l'entreprise se complexifia nettement. Ils durent donc rentrer manger avant d'en avoir terminé. Ils avaient bien l'intention d'y retourner après la classe, c'était certain...

Ils avaient d'eux-mêmes mentionné l'école ?! Bigre ! Seraient-ils en train d'y prendre goût ?!
S'il avait un temps envisagé de ne pas faire classe ce jour-là, le barde changea aussitôt d'avis : c'était une chose importante et comme il était probable que plusieurs jours de congés soient accordés aux enfants pour les fêtes de fin d'année, autant les faire avancer un maximum d'ici là. Néanmoins, il était bien décidé à les laisser sortir à nouveau dans l'après-midi et même à les accompagner, à moins qu'on n'ait besoin de lui pour quelque tâche plus urgente.

L'hiver continua à étendre son emprise sur la campagne hélonienne et la ferme Desmoulins. La petite troupe avait pris sa vitesse de croisière et traversait les frimas sans heurts. Mais déjà arrivait la fin de l'année et les fêtes qui l'accompagnaient. Un matin froid, le claquement de sabots dans la cour arracha la maisonnée à la torpeur du petit déjeuner pour signaler l'arrivée de visiteurs. Mathilde et Antoine étaient de retour, chevauchant chacun une monture inconnue, et accompagnés d'une mule de bât bien chargée.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins