La Couronne de Cuivre

-Ah...
Il n'avait pas particulièrement envie de se souvenir des moments sombres mais il ne pouvait pas être le seul à déroger à la tradition. Et puis, il en aimait plutôt la symbolique.
-Ces textes resteront-ils privés ou sont-ils destinés à être lus avant qu'on ne les brûle ?
S'ils étaient publics, il faudrait être attentif à la forme. Sinon, il pourrait se lâcher. Mais dans un cas comme dans l'autre, le fond ne changerait pas : dès qu'il aurait un moment pour le faire, il coucherait sur le papier ses craintes pour Galathéee, pour Victor, pour ses enfants à naître, sa peur que Baptiste choisisse de partir, ses doutes quant à sa capacité à les sauver ou à les aider, eux et ses autres compagnons de mésaventure...

" Ils sont privés, bien sûr. L'idée est de se purger de tous les mauvais souvenirs et de les éliminer une bonne fois pour toutes."
Elle lui sourit.
" Et le lendemain soir, tu devras prendre tes bonnes résolutions. Celles-là devront être publiques, par contre... Alors prépare-y toi aussi. C'est généralement l'occasion d'un moment assez... délirant."

-Des bonnes résolutions ? Mais... Je suis déjà partait, non ?
Décidément, il ignorait beaucoup de choses en matière de traditions familiales. Mais était-ce si étonnant ? Depuis qu'il avait quitté sa famille adoptive, il n'avait jamais passé les fêtes de fin d'année dans un foyer : soit il était sur la route, soit il officiait dans quelque taverne...
-En tout cas, merci beaucoup de m'avoir informé ! Je file rédiger mon texte.
Et, l'ayant embrassée, il joignit le geste à la parole.

Sa fanfaronnade l'avait fait rire.
" Ce ne sont pas forcément des résolutions dans ce sens là... Des projets, ça compte aussi ! Mais sache qu'ensuite, chaque année, tu devras faire le bilan... C'est par ça que commenceront les Merlus demain."
Ensuite, elle l'avait laissé vaquer à ses affaires. D'autant qu'il avait une dinde à préparer, accessoirement.

Il avait prévu de rédiger ses adieux aux tourments en une fois mais il en fut pour ses frais. D'abord, parce qu'il mit du temps à se lancer, demeura un bon moment la plume suspendue au-dessus du papier. Ensuite parce qu'une fois lancé, il eut du mal à s'arrêter : c'était étonnant de constater à quel point, une fois les vannes ouvertes, il était ardu de les refermer. Il dut donc s'interrompre une bonne heure, le temps de cuisiner, puis remonta dans sa chambre pour achever son texte. Lorsqu'il inscrivit le point final, il regretta fort de ne pouvoir inclure ses craintes concernant le procès...
Bah, ce serait pour l'an prochain.

La dinde était délicieuse et Taliesin récolta les félicitations de l'assemblée. Ensuite, la soirée se fit plus tranquille, les enfants recommencèrent à jouer, on chanta quelques chansons, Mathilde et Antoine racontèrent leurs aventures luméniennes, Victor et Taliesin d'autres épisodes de leur pérégrination, Baptiste osa parler du Temple de Baine plus en détails. Enfin, il fut l'heure de la chasse aux tourments. On éteignit les lampes pour ne laisser que quelques bougies, éclairant à peine les visages. Tour à tour, en commençant par le plus jeune, les enfants se levèrent pour aller jeter leur parchemin aux flammes de l'âtre. Chaque fois, le reste du groupe prononça les paroles rituelles : "Adieu, tourments ! En cendres, à présent !"
Taliesin étant le plus âgé, il passa le dernier. S'ensuivit un moment de silence, chacun tourné vers lui-même. L'instant était solennel, mais libérateur, aussi. Puis on ralluma les lumières, et Mathilde entonna le chant du renouveau, selon les paroles que Taliesin avait contribué à compiler la veille.

Avant d'apprendre l'existence de la "cérémonie" des adieux, il ne s'était pas du tout attendu à ce que ces festivités soient ponctuées de tels instants solennels. Mais cela ne lui déplaisait pas, au contraire : il s'agissait de moments libérateurs, oui, donc importants, et il était heureux de les partager avec Galathée, leurs garçons, leur famille. Il s'était donc recueilli comme les autres, avait éprouvé du soulagement, ce qui l'étonna presque. Mais juste après, il se sentit l'esprit étonnamment léger et c'est avec d'autant plus d'entrain qu'il mêla sa voix à celles des autres lorsqu'ils reprirent le chant initié par l'aînée des Merlus.

Ils se couchèrent très tard, ce soir là, et se levèrent en milieu de matinée. Même Galathée et Taliesin : les bébés avaient été pris en charge par Mathilde et Elliot, au désespoir à peine dissimulé de Guillhem qui craignait que son aînée ne convole un peu vite. Mais c'était le jour des homards et cette fois, les Luméniens se retranchèrent dans la cuisine avec leurs six homards. Mathieu se montra très chagrin : il avait trouvé un nom à chacune des bestioles et était scandalisé qu'on les assassine pour les lui servir. Il avait aussi annoncé à son père qu'il boycotterait le boudin du lendemain. Le fermier avait de quoi être démoralisé, quand sa fille et son cadet le trahissaient de la sorte !
C'était aussi le soir des cadeaux, des bonnes résolutions, du concours de blagues, de la course dans la neige, des chants et du feu de joie. Beaucoup de choses en perspective...

Et c'était tant mieux ! Comme c'était peut-être le plus marquant des trois jours de festivités, il se devait d'être mémorable, tant par le nombre des réjouissances que par leur diversité et leur ampleur. Bref : il s'agissait, en quelque sorte, du clou du spectacle. Taliesin entendait donc bien en profiter un maximum et, pour se faire, il s'efforça d'abattre le plus de tâches ménagères possibles, afin qu'ils n'aient plus, ensuite, à gérer la moindre activité sérieuse. Il réfléchit également à des moyens pour redonner tout son allant à Mathieu, histoire qu'il soit d'assez bonne humeur pour revenir sur sa décision de ne pas toucher au boudin que son père préparerait le lendemain. Ce serait en effet dommage si Guilhem voyait ce grand moment de fête gâché par les tracas...

Mathieu, comme la plupart des gosses de son âge, avait le scandale facile et la mémoire courte. Taliesin put le constater dès le souper, quand il mangea son homard avec le même appétit que ses voisins. L'équipe luménienne était extrêmement fière de sa réussite et il fallut bien convenir que c'était un mets plus fin que la dinde ou la chèvre, mais diablement plus compliqué à manger (et à se procurer en rase campagne, dixit Guillhem) (Mathilde promit de lui en envoyer à la demande). Le concours de blague eut lieu pendant le repas, ce qui donna un coup de grâce dont personne ne se soucia à la nappe.
Les enfants riaient de tout et les blagues plus sophistiquées des adultes tombèrent spectaculairement à plat.
Ensuite, l'excitation monta : dès que la table serait débarrassée, les cadeaux surgiraient.

Il était presque tentant de faire durer les choses : ne disait-on pas que l'attente était le début du plaisir ? Néanmoins, comme il n'était pas cruel, comme il avait hâte, aussi, de voir la réaction des enfants - et des autres ! -, il aida à débarrasser, avec célérité et efficacité. Quand ce serait chose faite, il ne lui resterait plus qu'à aller chercher les deux parchemins destinés à sa compagne : l'un comportait le texte de la chanson, l'autre sa partition. Et bien sûr, plus tard, il y aurait l'interprétation. Quand ils ne seraient rien que tous les deux, peut-être...

Evidemment, vu leur nombre, il fut très vite impossible de suivre qui recevait quoi et qui offrait quoi à qui. La table fut couverte de paquets et de cadeaux en un rien de temps, Mathilde et Elliot s'organisèrent pour rassembler les toiles et les ficelles d'emballage, histoire de dégager au maximum les lieux. Il y eut des livres, des jouets, des vêtements, des armes miniatures, des outils, des exclamations et des cris de joie, quelques questions, des rires.
Galathée avait déniché, pour Victor, une statuette représentant un dragon endormi qui, quand on la frottait, émettait une légère lumière bleutée. Ça ne remplaçait pas une torche mais il y avait moyen de lire sous son halo, voire de se déplacer en la brandissant devant soi. Elle lui avait aussi acheté une nouvelle paire de bottes, dont il avait grand besoin. Baptiste, de son côté, reçut un livre d'alchimie et un petit matériel de base pour se lancer. Il demeura complètement pétrifié devant son cadeau et Taliesin ne put déterminer s'il avait envie de pleurer ou de filer dans une autre pièce pour s'y mettre à l'instant. Il finit par reprendre le contrôle de son corps et ranger précautionneusement les différents alambics dont il était désormais propriétaire.
Ils offrirent bien sûr des cadeaux divers aux enfants Merlus, à Guillhem, même à Callie et Elliot.
Puis Galathée offrit son paquet à Taliesin. C'était un manteau de voyage, doublé de fourrure de lièvre blanc, brodé de signes discrets mais rappelant ses dernières lectures. Elle lui expliqua que l'une des poches faisait office de petit sac sans fond. Pas très grand, mais suffisamment pour qu'il y range un instrument de musique, quelques livres, et son barda de couchage, a minima. Elle n'imaginait manifestement pas qu'il se pose réellement, une fois le procès terminé...

Très touché, il la remercia chaleureusement.
-J'ai hâte de l'essayer, souffla-t-il. Mais je te promets de ne pas l'utiliser trop souvent.
C'était sincère : il n'avait pas l'intention de continuer à passer sa vie par monts et par vaux.
Il lui tendit alors le paquet qui lui était destiné. Ce qu'il contenait faisait pale figure comparé aux autres cadeaux, mais ce n'était pas l'apparence qui comptait. D'autant que le cœur y était...

La rôdeuse fut très touchée par le présent et le parcourut lentement, les yeux un peu humides, avant de l'embrasser chaleureusement.
" J'espère que j'aurai droit à un récital... Je ne sais pas lire la musique... Peut-être pourras-tu m'apprendre, un jour, quand nous aurons le temps..."

-Si ça te tente, je t'apprendrai volontiers.
Il sourit.
-Et j'ai bien sûr prévu une interprétation. J'ai juste renoncé à le faire d'emblée, parce que je n'avais pas envie que tu te sentes gênée, embarrassée... Mais donc, tu entendras cette chanson dès que tu le voudras.

" Je pense que je préférerai que ça se fasse en privé... Au moins la première fois."
Elle lui fit un clin d'oeil et l'embrassa derechef.
" C'est quoi ? Pourquoi Galathée te fait plein de bisous ?"
Victor lui braqua le dragon lumineux en plein visage.
" Avoue !"

-Pitié ! J'avouerai tout ce que tu voudras ! s'exclama le barde.
Il avait levé les mains comme pour manifester sa reddition, comme pour se protéger d'un possible souffle enflammé.
-J'ai simplement écrit une chanson pour ta mère. Et je lui ai donc offert le texte et la partition.
Et il était ravi que ça lui ait plu.

" Je peux la lire ? demanda Victor. Tu peux la chanter ? Ça raconte quoi ? C'est une chanson d'amour ?"
Galathée grimaça.
" C'est entre ton père et moi." dit la rôdeuse.
La moue de Victor se renfrogna aussitôt.
" C'est pas juste !
— Mais c'est comme ça."
Le gamin se tourna vers Taliesin.
" Tu m'écriras une chanson, à moi aussi ?"

Taliesin opina du chef.
-Si tu veux. Cela pourrait faire une idée de cadeau pour ton anniversaire !
Son sourire se teinta d'espièglerie.
-Je ne sais pas si elles te plairont mais je crois que j'ai déjà des idées... le taquina-t-il.

" Méfie-toi. Si tu m'écris une chanson qui ne me plait pas, j'apprendrai celle que j'ai inventée à tous les enfants Merlus. Et même à Baptiste !"
Galathée rit.
" Quelle chanson ?
— Celle qui commence par " Taliesin a fait le malin, il est tombé dans le ravin."
— Je vois."
Elle se tourna vers le barde.
" Je te conseille de ne pas tenter le diable."

Il adopta une mine hésitante.
-Je ne sais pas. D'un côté, mon honneur m'incite à relever ce qui ressemble fort à un défi bardique. De l'autre, la raison m'incite à suivre ton sage conseil...
Soupir.
-Allez, soyons raisonnables. Quand je t'écrirai une chanson, Victor, je ferai en sorte qu'elle te plaise.

Le gosse le regarda avec un sourire mutin.
" Nous verrons. La balle est dans ton camp."
Puis, sans prévenir, il fila entre les chaises pour aller rejoindre ses comparses qui jouaient avec des figures en bois représentant chevaliers, orques, trolls et archers.
" Est-ce que les bardes ne commencent pas, traditionnellement, par des chants parodiques et des pamphlets ? Ça m'a toujours eu l'air d'être la forme la plus simple..."

-Réussir à trouver les mots justes et à faire mouche, ça n'est pas évident. Mais tu as raison : l'inspiration venant assez facilement pour ce genre de chansons, c'est souvent par là que débutent les bardes.
Il la dévisagea un instant.
-Tu penses que je devrais l'encourager ?

Galathée posa la main sur la sienne, et lui sourit, presque désolée.
" Je pense que ça ne sert plus à rien, Taliesin. Il n'a pas besoin de nous pour composer ces ritournelles. Il nous les présentera s'il le désire... Le pousser... Il est encore jeune. Laisse faire, laisse venir, c'est la meilleure chose que nous puissions faire."

-Oh, je ne pensais pas à le pousser. Lui comme les autres emprunteront la voie qu'ils auront choisie.
Il sourit à nouveau.
-Je l'avais déjà vu inventer des chansons, à l'occasion. Mais je ne savais pas qu'il continuait... Et même s'il est encore trop tôt pour en juger, ça semble confirmer ce que m'a dit Baptiste il y a quelques temps : c'est à devenir barde que songerait notre Victor.

" Est-ce qu'un musicien est fatalement barde ? Tu me diras, cela convient bien à ses élans..."
Elle eut un sourire malicieux.
" Moitié magicien, moitié barbare."

-Pardon ?! Les bardes n'ont rien de barbares ! Ils sont le summum du raffinement, de la subtilité, de la délicatesse ! L'aboutissement le plus pur de la civilisation !
Il jeta un regard en direction de Victor.
-Mais on peut très ben écrire des chansons et jouer de la musique sans en faire son métier : ça peut rester un loisir. Enfin, de toute façon, nous verrons bien !

Elle acquiesça. Guillhem apparut alors avec le dessert, une "bûche" comme on appelait ça, un étrange gâteau roulé qu'il était allé chercher tout spécialement à Pré aux Sources pour l'occasion. Les enfants délaissèrent leurs jouets et regagnèrent la table, et on entonna un chant en l'honneur de l'année nouvelle. Une fois qu'ils seraient repus, viendrait l'instant fatidique des bonnes résolutions.
Il était déjà tard et il s'était remis à neiger au dehors. Une bonne ambiance régnait autour de la table, les enfants discutaient avec animation, Antoine bavardait avec Callie, Mathilde et Elliot devisaient à mi-voix, Guillhem observait tout ce petit monde, un peu ailleurs.
" Je te préviens que cette fois, c'est le plus vieux qui commence." murmura Galathée à l'oreille du barde.

-Comment ? Alors même que je n'ai pas participé à la cérémonie de l'an dernier et ne suis donc pas en mesure de présenter de bilan ? Et puis, ça n'a aucun sens de mesurer l'âge d'un elfe en années humaines : il faut faire un équivalent ! Et si on en fait un, je suis plus jeune que Guilhem. Plus jeune que toi, peut-être...
Il poussa un soupir spectaculaire.
-Mais soit, puisqu'il en est ainsi, je veillerai à mettre une bonne ambiance en prenant des résolutions qui seront fort populaires : me montrer plus sévères, doubler les heures d'école, donner des devoirs...

Il ne put pas fanfaronner longtemps, car le dessert toucha à sa fin et la table fut rapidement débarrassée. On la repoussa alors contre un des murs tandis qu'ils formaient un grand demi-cercle autour de l'âtre.
" L'année touche à sa fin, commença Guillhem. C'est le moment des projets et des résolutions ! Comme le veut la tradition, c'est le doyen qui doit commencer !
— Taliesin, le doyen ! Taliesin, le doyen ! scandèrent les enfants.
— J'ai l'impression d'avoir épousé un vieillard, soudain..." souffla Galathée, hilare.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins