La Couronne de Cuivre

-Ce serait une bonne idée. Sauf si je croise quelqu'un qui le connaît ou s'il a des tâches auxquelles on me rappelle, ce qui pourrait me retenir parmi les pirates et accroître les chances que je sois découvert...
Il soupira.
-Laisse tomber. On mange, je me change, puis on sort. Tu n'auras qu'à essayer de t'approcher de la prison ou de t'y infiltrer tandis que je me mêlerai aux hommes du Squale, histoire de tester mes talents d'imposteur. Quoi qu'il arrive, on se retrouvera ici pour aviser et passer aux choses sérieuses.

"Excellent !" rétorqua le halfelin en s'attablant devant le cuissot dégoulinant.
Il en coupa rapidement plusieurs lanières avec sa dague et laissa Taliesin se servir. Guéric mangea sans traîner, habité par une nervosité qu'il avait du mal à réprimer.
C'est une tête brûlée, méfie-toi, souffla Rumoc. Au cas où tu ne l'avais pas remarqué, cela s'entend...
Dès qu'il eut terminé, le matelot se releva et se mit à sautiller sur place, impatient.
"Enfin... On n'est pas obligés de sortir en même temps, j'imagine..."

Il est donc d'autant plus urgent que j'entre en scène, histoire de sauver ce qui peut l'être si son impulsivité venait à lui faire commettre des erreurs... répondit-il à Rumoc.
Puis, à voix haute :
-Non, effectivement. Ce serait même plus prudent de sortir à des moments différents, histoire de courir moins de risques de se faire repérer... Je partirai après toi, si tu veux. On se retrouve ici après notre expédition. Et ne tentons rien sans nous être d'abord consultés, à moins de vraiment tomber sur une opportunité qui ne se représentera jamais.
Sitôt le halfelin sorti, il comptait terminer de manger - même s'il n'avait pas très faim -, se changer (en gardant sur lui le caillou, mais bien emballé pour qu'une éventuelle tentative de contact de Victor ne soit pas audible pour autrui) puis gagner la surface et mettre le cap sur le village.

HRP : J'aimerais que tu me dises exactement comment Taliesin s'est déguisé, s'il a pris des dispositions spéciales, s'il est armé, tout ça...

Guéric ne s'éternisa pas et regagna l'ombre, abandonnant Taliesin à la fin de son repas. Celui-ci put ainsi suivre son programme, sans être dérangé par quiconque... ni par un éventuel caillou.
Il ne lui fallut pas longtemps pour remonter les couloirs qui menaient à la surface et il déboucha, un peu crotté, entre les hautes herbes. C'était encore la nuit, mais le ciel s'éclaircissait déjà vers l'est : le jour ne tarderait plus.

Pour s'éloigner de l'entrée des grottes, Taliesin usa de toute la discrétion dont il était capable. Mais une fois qu'il se jugea à bonne distance, il ne fit plus aucun effort pour se dissimuler, avançant au contraire d'un pas décidé vers le hameau.
Ce faisant, il inaugurait l'exercice auquel il allait devoir s'adonner au cours des heures suivantes : paraître tranquille, assuré, dans son élément malgré son imposture ; sembler se rendre en un lieu précis, avoir une tâche déterminée, poursuivre un but défini, bien qu'il n'en ait aucun à l'esprit. Et c'était bien là ce qui l'inquiétait, cette absence de plan, ce manque d'objectif : certes, il voulait se renseigner sur les prisonniers et glaner toutes les informations possiblement utiles sur les pirates. Cependant, cela restait bien vague...
Quand il y réfléchissait - ce qu'il évitait de faire -, il avait de plus en plus l'impression d'avoir commis une erreur en restant sur l'île. Que pouvaient deux individus, donc un simple barde, contre une armée de pirates ? Il aurait sans doute mieux valu embarquer sur le radeau avec Victor et les autres... et partager leur destin.
Malheureusement, il était trop tard pour changer quoi que ce soit. Autant avancer, dès lors, et voir ce qui se passait. Il fallait qu'il compte sur sa capacité à jouer la comédie. Il n'avait que cela. Cela et la tenue remise par Guéric. C'était tout. Pas même de quoi maquiller ses traits trop reconnaissables : le crayon noir qu'il avait emporté s'était volatilisé, comme tout le reste. Quant à l'épée dont il s'était muni, se disant qu'un pirate sans armes n'était plus un pirate, elle lui serait inutile pour se défendre. Et qui sait si elle ne lui attirerait pas des ennuis ? Le Squale, pour éviter les rixes sanglantes dans ses rangs, avait peut-être interdit aux hommes qui n'étaient pas de garde d'en porter... Mais si c'était le cas, Guéric ne l'aurait-il pas prévenu ?

Les premières minutes de son escapade se déroulèrent sans anicroches : il croisa un pirate titubant qui vociférait contre le vide, et ne lui accorda pas la moindre attention. Il portait un sabre au côté mais brandissait sa bouteille de gnôle pour ponctuer les éclats de son monologue. Il continua sa route vers la plage, petite silhouette dans la grisaille. En voilà un qui dégringolerait facilement d'une falaise... Oups.
Plus loin, il tomba sur deux hommes parfaitement sobres, le regard sombre, qui le doublèrent également sans le saluer. Ils étaient armés, s'éclairaient d'une torche, et paraissaient savoir exactement où ils allaient. Peut-être la relève.
Ensuite, Taliesin gagna le hameau, un peu plus animé. C'était la fin de la nuit. Il ne restait pas grand monde au dehors. L'elfe fut frappé par le désordre et la saleté qui régnaient dans les quelques rues du petit port. Il fut aussi frappé par la taille des navires qui mouillaient près des quais. Ils étaient impressionnants, peinturlurés, se dandinant, monstrueux presque, sur l'eau noire.

Taliesin ne s'attarda pas à contempler les bateaux, à réfléchir à leur impressionnant tonnage, à la foule des ennemis qu'ils avaient vomi sur Mersant et qu'il faudrait combattre... à deux. Il était déjà assez déprimé comme cela pour ne pas encore en rajouter.
Il s'éloigna donc, d'un pas toujours décidé, comme s'il avait un but, une destination en tête. Et c'était presque le cas, puisqu'il voulait localiser la prison. Guéric avait parlé de "lamentations sourdes" qui s'en échappaient. Aussi s'efforça-t-il de tendre l'oreille.

On entendait de la musique... quelques cris... un rire tonitruant... le roulement des vagues contre le quai... grincement des gréements... le cri d'un oiseau nocturne... encore un rire... le miaulement d'un chat... des insultes... Mais pas de lamentations, pas encore.
Taliesin progressait entre les bâtiments, lorsque soudain, quelqu'un lui agrippa le coude.
"Ah ! Finn ! Je te cherchais bon sang !" s'exclama son interlocuteur, un jeune pirate hirsute au regard complètement brouillé par le mauvais vin. "Y'a encore ces crétins d'la Meurs-Chiure qui prétendent qu'ils peuvent nous battre à la Rouste ! Viens donc !"

Taliesin jura intérieurement. Il avait fallu qu'il se fasse alpaguer par un poivrot qui le prenait pour quelqu'un d'autre. Et qui, même après avoir vu son visage, ne paraissait pas se rendre compte de son erreur ! Soit il était vraiment très imbibé, soit il se moquait complètement de l'identité du partenaire qu'il recherchait pour battre les pirates de la Meurs-Chiure...
La première impulsion du barde fut de l'envoyer balader, poliment mais fermement. Mais il se contint. Décliner la demande - l'exigence - de l'individu risquait de le mettre en colère, de le pousser à poser des questions... Et puis, s'il n'avait pas eu l'intention de se mêler aux forbans, ne devait-il pas saisir l'opportunité qui s'offrait à lui ? Vu l'heure, les autres devaient être aussi avinés que celui qui lui faisait face. Peut-être pourrait-il en tirer d'utiles informations sans courir trop de risques de se voir identifier comme un intrus ?
-Je te suis, finit-il par répondre.
Il venait sans doute de commettre une erreur. Mais, de toute façon, il ne faisait que cela, commettre des erreurs, même après avoir tergiversé des heures durant. Dès lors, autant arrêter de se torturer inutilement les méninges, de rester à ne rien faire à force d'hésitations infinies.
Advienne que pourra ! songea-t-il.

"Finn, mon vieux, faut qu'on assure, d'acc ? On a notre réputation à défendre, putain d'bougresse, plus ce que j'ai parié, et vaudrait mieux pas qu'on perde, bouse... AÏE !"
Il venait de buter sur un homme ivre mort, endormi en travers de la rue, et il lui fourra deux coups de pied dans les côtes en jurant.
"Merde, ces gros lards du Havre-Crapules, j'comprends pas qu'Squale les piffe, bon sang d'cul d'courtisane !"
Il sourit à son partenaire de Rouste.
"Souviens-toi d'ouvrir de la Coupe ou du Bâton. Et n'oublie pas de conserver tes forces pour les tours de rouste. J'peux prendre les deux premiers, mais faudra que tu en assures au moins un de temps en temps... J'ai déjà perdu assez de dents comme ça, et tes histoires d'elfe tout fragile, ça ne prend plus ! Je sais comment tu récupères, la Marmotte me l'a dit !"
Il gratifia Taliesin d'un clin d'oeil, tout en l'entraînant vers la porte de l'auberge.

Et voilà : à peine quelques instants après l'avoir prise, il regrettait déjà sa décision. L'auberge, grands dieux ! Même en tenant compte de l'heure tardive - ou matinale, selon le point de vue -, il y avait très peu de chances que s'y trouvent uniquement les pirates qu'ils devaient affronter. La probabilité qu'il soit démasqué serait donc multipliée, à moins que toute l'assistance ne soit aussi ivre que son "compagnon", qu'ils ne sachent pas faire la différence entre deux elfes ou... qu'il ressemble réellement à ce dénommé Finn.
Le seul point rassurant était qu'il connaissait le jeu en question. A fréquenter constamment les tavernes de tous ordres, on finit par apprendre certaines choses. Au moins, il saurait se débrouiller...

Le pirate poussa la porte de l'auberge et Taliesin se retrouva au coeur d'un tintamarre affreux : pour tous ceux qui festoyaient derrière la porte, c'était toujours le coeur de la nuit. L'odeur de la bière était fantastique : ils devaient en avoir renversé des litres sur le sol, ce que le bruit de succion de chacun de ses pas semblait attester. On percevait aussi des senteurs de fumée et d'immondes effluves de vomi. A leur entrée, plusieurs personnes les dévisagèrent, mais personne ne tiqua. Il y avait au moins cent personnes entassées là, des hommes et quelques femmes, des pirates et des courtisanes, la plupart avinés, quelques uns en colère, d'autres hilares, roulant sous les tables, buvant, pétant, des elfes, des nains, des halfelins, des humains, quelques gobelins, qui l'eut cru, un nombre non négligeable de demi-orques. Certains étaient habillés comme des princes, d'autres comme des gueux, certains avaient des visages d'ange, d'autres disparaissaient sous les cicatrices.
Le compagnon de Taliesin ne se laissa pas impressionner et traversa la salle en le tirant par la manche.
"Bon, ce sont des mecs pas réglos, tu sais bien. Mais on est des gars du Souffre Douleur ! On doit se faire respecter ! Méfie-toi de la Rousse, elle va chercher à t'embobiner. Et je sais que c'est ton genre, malheur sur nos têtes !"

L'elfe constata qu'il s'était inquiété à tort. Une assistance aussi nombreuse était un atout plutôt qu'un inconvénient : quoi de mieux que la foule pour passer inaperçu ? De plus, la multitude des pirates présents constituait un bon échantillon des troupes du Squale, et il pouvait l'observer pour adapter son attitude, pour ne pas détonner. Mais là encore, il n'y avait pas de quoi se ronger les sangs : comment pouvait-on détonner, parmi une telle diversité ?
Pour autant, ses observations ne l'empêchaient pas de prêter une oreille attentive à son comparse. Peu à peu, il apprenait des choses sur ce "Finn" qu'il était censé être. De quoi rendre son imposture de plus en plus crédible, si d'aventure il choisissait de conserver cette identité d'emprunt. Restait juste à espérer que personne ne s'attarderait sur son physique...
Enfin, il se montra tout aussi attentif concernant les conseils de jeu prodigués par le forban. Il avait bien l'intention de l'aider à gagner. Qui sait s'il ne lui offrirait pas une tournée pour fêter la victoire ? Or, une dose supplémentaire d'alcool délierait peut-être encore davantage sa langue déjà bien pendue...

Au moment où Taliesin et son compagnon, dont il ne connaissait toujours pas le nom, s'approchaient d'une table en retrait, non loin de là où le barde avait joué aux cartes contre les Mélandiens une éternité plus tôt, ils furent alpagués par un homme imposant, en jaquette noire, borgne et furibond.
"Hé, les gamins !" grommela-t-il. "Vous êtes du Souffre Douleur, c'est ça ?"
"C'est ça." répondit le compagnon de Taliesin, circonspect.
"VOUS ETES DE GARDE DEPUIS MINUIT ! QU'EST-CE QUE VOUS FOUTEZ ENCORE LA, BONNE MERE DE MERDE !"
Personne ne se retourna pour écouter le pirate vociférant.
"Rien à foutre." rétorqua le jeune forban. "La Rouste d'abord."
Et il remorqua Taliesin jusqu'à la table où les attendaient quatre autres marins. Le premier était humain, le second était drow. La troisième était plantureuse, souriante, et elle passa la langue sur ses lèvres en croisant le regard de l'elfe. Le dernier était un demi-orque grand comme l'embrasure d'une porte. Il leur jeta un coup d'oeil distrait puis soupira.
"T'inquiète pas, il joue pas, lui." souffla le pirate.
"Hé ! T'as jamais dit que ton pote était une raclure d'elfe !" s'exclama le drow.
"Tu parles pas comme ça de mon pote !"
Ils avaient l'air d'être prêts à commencer par le pugilat.

Le barde ne perdit pas un instant. Les bagarres devaient être tolérées parmi les pirates, mais il ne tenait ps à ce que l'attention de la foule se porte sur leur petit groupe, ce qui ne manquerait pas d'arriver si les choses venaient à dégénérer.
-Laisse tomber, dit-il en tapant sur l'épaule de son compagnon. C'est juste une tentative de diversion pour nous faire oublier la partie. Faut pas qu'on s'y laisse prendre ! Parce que s'il refuse de jouer, ça veut dire qu'il déclare forfait, ni plus ni moins. Et en cas de forfait... tu as automatiquement gagné ton pari.

"Ah ouais, c'est vrai !" s'exclama son compagnon, puis en aparté : "Ce serait pas mal, parce que j'aurais pas dû parier ce que j'ai parié, en fait..."
Le drow grommela puis jura dans sa langue, comme le crachat d'une vipère sous leurs pieds.
De celui-là, il faut se méfier, intervint Rumoc. Mais je me demande bien ce que ton comparse a parié... Ça m'inquiète, il est véritablement très ennuyé.
La Rousse avait déjà commencé à mélanger les cartes et elle les tendit à Taliesin avec un regard appuyé.
"Tiens, contrôle-les... puis donne." murmura-t-elle, caressante.

Raison de plus pour remporter la parie : qui sait si, sous le coup du soulagement, il ne se fendra pas d'utiles confidences ? avait répondu l'elfe à la ceinture. Mais nous n'en sommes pas encore là : d'abord, gagner. Essaie de te concentrer sur leurs pensées, d'accord ? Tu pourras peut-être me dire s'ils sont contents ou non de leur main, s'ils bluffent, voire s'ils trichent... Avec ce genre d'informations, on devrait s'en sortir.
Il sourit à la femme, croisa un instant son regard - Finn aimait les rousses, il devait donc coller au personnage - puis se mit en devoir de vérifier soigneusement les cartes avant de les distribuer.

Je ne sais pas lire dans les pensées, juste deviner si les gens mentent... Et je ne connais pas les règles de ce jeu original. Mais je devrais pouvoir discerner certaines choses sur leur visage, oui... On bluffe, à la Rouste ?
Les cartes n'avaient rien de particulier. Taliesin put les distribuer sous le regard concentré de ses adversaires. La Rousse posa un pied déchaussé, entreprenant, sur sa cheville. Son comparse était surexcité, le drow sombre (comme toujours), l'humain indifférent.
Il donna six cartes à chacun, forma deux paquets avec les cartes restantes, puis releva sa main.
"Tu joues à la Cormyrienne, j'aurais pas pensé..." s'exclama son voisin.
"C'est tout aussi bien." grommela le drow.
"J'entame, j'ai le Chien Loup." fit l'humain en déposant sa première carte.

Bien sûr qu'on bluffe à la Rouste ! Quand c'est ton tour, tu dois poser une carte plus forte que celle de la personne qui t'a précédé. Mais tu peux dire "Je continue" sans rien mettre sur la table : à moins bien sûr de mentir, cela veut dire que tu as de bonnes cartes en main et que tu ne veux pas les dévoiler pour l'instant, que tu les réserves pour le moment où ça deviendra vraiment intéressant. Si tu fais ça plusieurs fois de suite, tu indiques aux autres que tu as une main exceptionnelle. Les adversaires qui te croient sérieux vont alors abandonner : s'ils le font tous, tu remportes toutes les cartes posées sans avoir à dévoiler ton jeu. En revanche, ceux qui pensent que tu bluffes vont continuer et t'obliger à le montrer... Si ça arrive, tu as intérêt à ne pas avoir menti, car si tu ne les bats pas, tu perds tout.
Loin de se dérober face aux attentions de La Rousse, il lui avait au contraire souri encore plus chaleureusement qu'auparavant, faisant même mine de s'intéresser davantage à elle qu'à ses cartes. Lui faire croire que sa manœuvre réussissait pourrait lui servir, l'amener, elle et ses comparses, à penser qu'il se laissait aisément distraire et ne constituait donc pas un adversaire bien redoutable. Paradoxalement, jouer ainsi la comédie lui redonnait de l'allant : il faisait quelque chose dont il avait l'habitude, il était presque dans son élément.
-J'ai le Valet du Chenil, fit-il en montrant la carte, légèrement supérieur à celle déjà révélée.

Les premiers tours s'enchaînèrent sans que quoi que ce soit ne s'échange entre les joueurs, hormis les annonces de cartes et parfois un soupir ou un grognement. Personne ne semblait volontaire pour lancer les hostilités, on se jaugeait, l'un concentré, l'autre désinvolte, le troisième surexcité.
Le demi-orque avait rapporté d'énormes chopes de bière, grosses comme une tête humaine. Qu'il s'agissait d'écluser en rythme.
Puis les choses dégénérèrent, tout en demeurant bien dans le cadre de la partie : leur adversaire drow déposa un Ours, son voisin renchérit du Buffle et lorsque vint le tour du comparse de "Finn", une grimace fugitive déforma son visage.
"Rooooooouste !" glapit-il en déposant trois cartes minables coup sur coup.
En une seconde, il était debout, les manches retroussées, à brasser l'air d'uppercuts imaginaires. La Rousse éclata de rire et applaudit à tout rompre. Les deux matelots du navire adversaire se dévisagèrent, puis l'humain se leva. Le drow lança un sourire mauvais à Taliesin : il semblait avoir l'intention de casser de l'elfe dès que possible.

Le barde lui rendit son sourire sans se laisser démonter. En réalité, il espérait que les "Roustes" ne se multiplieraient pas : c'était un aspect du jeu qu'il n'aimait pas particulièrement, pour ne pas dire plus. Mais comme tout le monde pouvait provoquer ce genre de phase en cas de mauvaise main, il n'y avait qu'à voir l'attitude du drow pour comprendre qu'il n'y couperait pas, à moins d'un concours de circonstances exceptionnellement favorable.
Enfin, il verrait bien le moment venu. Pour l'heure, puisque son compagnon temporaire avait choisi cette voie, il fallait espérer qu'il se montrerait à la hauteur.

Cette première phase s'enclencha à une vitesse fulgurante. Les deux hommes se jetèrent l'un sur l'autre, roulèrent au sol, et commencèrent à lutter comme deux chats sauvages. Leur technique n'avait rien de très élégant : il ne s'agissait pas de pugilat, pas de boxe, même pas d'un art martial étrange venu de Karatur. Non, c'était juste... indescriptible. D'autres pirates s'étaient approchés pour regarder l'affrontement, et bientôt il y eut tout un cercle autour d'eux. On commença à parier, à invectiver les adversaires, quelqu'un leur balança le contenu de sa chope dessus.
La Rousse s'était levée et glissa la main dans le creux du coude de Taliesin.
"On s'éclipse ?" sussurra-t-elle à son oreille.

Fidèle au rôle qu'il avait endossé, Taliesin arbora une mine des plus hésitantes, observa quelques instants les combattants puis se fendit d'un sourire désolé.
-C'est pas l'envie qui m'en manque, crois-moi. Mais... Je ne peux pas l'abandonner en plein milieu d'une partie. Enfin, celle-ci ne devrait pas s'éterniser outre mesure. Alors, rien ne nous empêchera de nous éclipser plus tard, non ?
Dans l'absolu, La Rousse aurait pu lui donner quelques informations. Mais si son objectif était uniquement de le distraire, de le pousser à abandonner son comparse pour qu'il perde et la partie, et son pari... Il ne fallait pas trop y compter. Dès lors, mieux valait rester fidèle à sa parole.

"Hum... On ne peut pas dire que tu saches saisir ta chance, toi..." souffla-t-elle, un peu refroidie.
Elle lui abandonna cependant une main dans l'entrejambe et entreprit de le masser doucement, du bout des doigts, l'air de rien : elle était dissimulée par la table. Pendant ce temps-là, le jeune pirate et son adversaire se redressaient, hors d'haleine. Aucun n'avait été mis KO, mais le tour de Rouste avait pris fin : ce serait pour la prochaine fois.
"Egalité !" s'exclama le drow en battant négligemment son jeu et retournant la première carte.
"Sud-Ouest, c'est au tour de l'elfe."
Lequel avait une boule dans la gorge. Dans sa tête, Rumoc riait de bon coeur.

Bien qu'il sache que la Rousse n'agissait que dans le but de le déconcentrer - même si elle l'avait réellement trouvé attirant, elle ne se serait pas montrée aussi entreprenante dans un tel contexte -, Taliesin avait du mal à rester indifférent.
Quand avait-il, pour la dernière fois, étreint une femme ? Il songea à la fée-hérisson du Val aux Mille Campanules, ce qui ne manqua pas de provoquer en lui un malaise ambigu. Il songea à Galathée, serrée contre lui, dans la chambre qu'ils occupaient à la ferme Desmoulins, avant l'enlèvement, et sa gêne n'en fut que plus douloureuse.
Il se maudit pour sa faiblesse, tenta, sans grand succès, d'ignorer la chaleur qui l'envahissait.
-Je continue... lâcha-t-il sans regarder son jeu et sans, bien sûr, déposer de carte.

Le compagnon improvisé de Taliesin s'était mis à lui faire des grimaces peu discrètes.
Je crois qu'on essaie de te donner un conseil de jeu, mais alors lequel... ça me semble des plus mystérieux... Peut-être... Langue-Louche-Contorsion ? Ça a un sens en Rouste ? Il a l'air d'y croire en tout cas...
Rumoc paraissait ravi de la situation : il se délectait.
La Rousse relâcha son étreinte et dévisagea Taliesin avec une moue déçue, avant de s'étirer, projetant son imposante poitrine juste sous son nez. Le drow le dévisageait avec insistance.
Je crois que c'est à toi de jouer, non ? demanda Rumoc.

Soit ils sont sourds, soit ils ne connaissent pas les règles. Parce que...
-... J'ai dit "Je continue", poursuivit-il à voix haute.
Et de se concentrer à nouveau sur le spectacle offert par La Rousse, tant par comédie que par attrait. De toute façon, il n'avait rien compris au message de son comparse dont le manque de discrétion était inquiétant.

Le pirate soupira puis leva les yeux au ciel et déposa sa propre carte, une minable Petite Coupe d'Argent, qui promettait un tour de Rouste beaucoup plus précoce que prévu. Taliesin nota qu'il avait une pommette éraflée et une tache bleue, en expansion, sur le menton. Les autres suivirent, déposant cartes et commentaires sur la table. La Rousse semblait s'être désintéressée du jeu et conversait avec un des spectateurs qui s'était attardé après le pugilat (la plupart avaient regagné leurs occupations). Le vacarme semblait ne pas vouloir décroître dans l'auberge : c'était soirée à tout moment. Taliesin entendit des éclats à quelques tables de distance : d'autres s'étaient mis à la Rouste à leur tour.
"Rouste." annonça à cet instant le drow en déposant la combinaison nécessaire pour déclencher la rixe.
Le compagnon de Taliesin lui jeta un oeil implorant.

Le barde ne put réprimer un grognement agacé. Le destin, qui l'avait déjà obligé à se mêler aux pirates pour une stupide partie de cartes, le forçait maintenant à jouer les pugilistes. Lui, un elfe fluet qui n'était bon qu'à pousser la chansonnette et à pincer les cordes d'une harpe ! Décidément, les dieux aimaient lui mettre des bâtons dans les roues et le couvrir de ridicule...
En colère, il posa ses cartes sur la table, se leva et repoussa sa chaise.
-Allons-y, lâcha-t-il.
Il allait se faire démolir, c'était une certitude. Mais il n'avait pas vraiment le choix. Alors, quitte à finir au tapis, autant en profiter pour se défouler !
Depuis combien de temps n'avait-il pu évacuer la tension qui l'habitait ? Depuis des lustres. Or, ces derniers jours, les coups du sort, les défaites, les humiliations s'étaient multipliées, à l'instar des sources d'angoisse.
Il y avait tout ce qu'ils avaient subi à cause des pirates : les batailles, les morts, la survie dans les cavernes, cette périlleuse expédition en radeau qui avait probablement coûté la vie à Victor.
Il y avait tout ce que leur avaient infligé les drows : la capture, l'esclavage, les violences sur Griselda - dont les enfants avaient été témoins -, la mort de la jeune femme, l'état de Jehan qui ne valait guère mieux que le trépas.
Et voilà qu'on lui offrait un adversaire. Pirate et drow à la fois. C'était une bonne source de motivation pour cogner fort, non ?
Sa colère nourrie de ces récriminations silencieuses, le barde chargea l'elfe noir sitôt que celui-ci fut prêt et fit pleuvoir les coups avec une sauvagerie peu commune pour sa race. Bien sûr, il essaya malgré tout de garder un certain contrôle, puisque le but n'était pas de tuer son adversaire. Mais une telle chose ne pourrait se produire puisque c'est lui qui finirait assommé, de toute façon.

Cela ne se produisit effectivement pas car, s'il ne finit pas assommé, Taliesin fut rapidement ceinturé par les deux autres joueurs de sa table. Le drow, surpris de la brutalité de son assaut, avait valsé à terre dès le début de l'échange et il se redressa avec une grimace haineuse, essuyant le sang qui lui perlait aux lèvres.
"Calme-toi, c'est seulement le second round." lui souffla son co-équipier à l'oreille. "Tu ne voudrais pas que toute sa clique te dérouille à la sortie, si ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant