La Couronne de Cuivre

" Mais regarde le boucan qu'on fait, dit la jeune femme en secouant la tête. Si on doit s'introduire quelque part... Ce sera la catastrophe. Je ferai craquer toutes les lattes du plancher avant même d'avoir atteint la première porte... quant à atteindre une fenêtre... arpenter un toit...
— Si on intervient de nuit, on peut reprendre nos formes originelles, c'est sans doute le mieux...
— On pourrait d'ailleurs les reprendre maintenant... et redevenir humains à la dernière minute. Parce qu'on avance pas vite... et si on veut arriver par l'ouest, on en a quand même pour presque deux jours de marche."

-Sauf que si on abandonne nos formes humaines, il faudra s'y habituer plus tard, donc on perdra à nouveau du temps. Non, on continue comme ça, histoire d'être familiarisé avec nos enveloppes d'emprunt. Et si vient un moment où nous devons faire preuve de discrétion, voir nous battre... c'est que nous toucherons au but et qu'une fois celui-ci atteint, nous pourrons retourner immédiatement dans la Lorien.

Les deux jumeaux ne paraissaient pas complètement convaincus, mais un accord tacite entre eux voulait que Taliesin soit le chef de leur expédition, aussi se rangèrent-ils à son avis et reprirent-ils leur progression entre les arbres. Le barde les laissa le guider, cependant : ils connaissaient le chemin pour contourner la Vallée par le sud et rejoindre la route de l'ouest sans risques. Les deux elfes étaient cependant très circonspects : leur odeur humaine, leur maladresse dans le sous-bois, tout ça menaçait d'attirer des créatures peu sympathiques ou tout simplement... d'autres elfes. Or, les humains étant interdits dans cette partie de la Lorien, il aurait été très fâcheux de tomber sur une escouade...

Et puisque les dieux de la malchance et de la complexité semblaient avoir béni ces terres, ils rencontreraient forcément une escouade.
Ce serait la suite logique de tout le reste. Du fait, par exemple, que parmi ces milliers et milliers d'objets magiques, Wilmarin n'en ait possédé aucun capable simplement... de les parer d'une illusion. Non, il avait fallu recourir à la métamorphose, ce qui, évidemment, rendait tout plus... compliqué - on y revenait en permanence.
Enfin bref : mieux valait ne pas y penser et avancer en serrant les dents.

La métamorphose étant plus sûre que l'illusion, peut-être Taliesin en viendrait-il à considérer les choses sous un autre angle en temps utiles, mais pour l'heure, il n'y avait effectivement pas lieu de se réjouir. Même s'ils n'avaient encore croisé personne, même si les monstres les laissaient tranquilles (ce n'était pas le cas des insectes), leur périple était long, difficile, et leurs corps humains curieusement pesants, sans doute le reflet d'un manque d'habitude à les mouvoir. Ils eurent faim et soif, durent se poser un moment, avant de repartir. Ils avaient quitté le repaire de Wilmarin avant midi, très certainement, mais le soleil était mouché par le couvert des arbres et il était difficile d'avoir une notion claire du temps. Ils marchaient en direction de l'ouest, désormais, longeant probablement la Vallée par le sud. Sans doute feraient-ils une halte pour la nuit à la hauteur de Vauxgrisants...

Le voyage serait long, pénible, déprimant mais... ils n'avaient pas le choix : il fallait le faire donc ils le feraient, il fallait l'endurer donc ils l'endureraient.
S'ils croisaient des créatures hostiles... ils reprendraient leur forme normale et les combattraient.
S'ils croisaient des elfes... ils reprendraient leurs formes normales et les enverraient paître.
Et le reste du temps... Marche épuisante, bivouac inconfortable et compagnie.

Ils atteignirent la route de l'ouest en fin de journée le second jour. Ils avaient croisé un groupe d'elfes appartenant aux Tombes, que Dothiel et Caenlin avaient aisément réussi à convaincre de leur bonne foi, passées les premières flèches. Ils avaient aussi rencontré un ours mal embouché qu'ils avaient réussi à faire fuir. Pendant leur nuit de bivouac, des esprits follets étaient venus les déranger mais sans réelle casse. Bref, un trajet plutôt paisible à l'aune de la Lorien, sans doute parce qu'ils avaient en fait gagné des zones sauvages, boisées, mais qui n'appartenaient plus réellement à la grande forêt.
Quand ils atteignirent la zone où le barde avait pisté Cordélia quelques jours plus tôt, Taliesin en discuta avec ses compagnons. Mais ceux-ci ne purent pas vraiment l'aider : ils n'avaient jamais entendu parler de chauve-souris telles qu'il leur décrivait, et la route avait été bien trop empruntée pour qu'ils décèlent la moindre piste quand ils l'atteignirent.
Il ne leur restait plus qu'à gagner Champsdor en espérant atteindre le bourg avant la fermeture des portes...

Ce qu'ils firent, pressant le pas malgré leur fatigue.
Il avait leurs noms d'emprunts et leur histoire bien en tête : c'était relativement simple, plutôt crédible et ça ne devrait donc pas trop surprendre les gardes.
Ensuite, ils iraient dans la première auberge venue et... dormiraient - ils en avaient grand besoin.
Le lendemain débuteraient les recherches qu'il pressentait longues et pour une grande partie stériles.

Comme il était tard, comme les portes étaient sur le point d'être fermées, les gardes les arrêtèrent. Les deux elfes poussèrent Taliesin vers l'avant, après tout, il était le plus à même de naviguer dans l'univers humain, et il fut donc contraint d'être leur porte-parole.
" Il est bien tard pour débarquer, mes amis, dit le sergent complètement chauve qui s'apprêtait à boucler les accès de la cité. Puis-je m'enquérir de ce qui vous amène en nos murs ? Et de votre identité, accessoirement ?"

Il afficha un soulagement qui n'avait rien de feint : oui, il était heureux d'avoir atteint la ville juste avant que les portes ne soient closes. Sinon...
-Je me nomme Renaud Beauchamp et voici Guillaume et Blanche, mes cousins. Nous sommes originaires de la Côte de la Lumière et nous nous rendons à Anarion pour voir notre oncle qui y est installé. Mais comme en chemin, nous avons entendu parler de la Vallée fertile, nous avons décidé de faire un crochet pour la visiter brièvement : cela nous a paru assez incontournable puisque nous sommes Chauntéens.

Le sergent leur sourit.
" Avec un patronyme tel que le vôtre, le contraire serait presque sacrilège, messire Beauchamp. Bienvenue en nos murs. Il y a quelques formalités de séjour, mais vous pouvez les remplir demain matin... Il est tard et c'est la relève."
Il s'effaça pour les laisser entrer. Nul doute que les grandes portes seraient refermées juste derrière eux.

-Merci beaucoup, répondit-il, courtois. Pourriez-vous juste m'indiquer ou nous devrons nous présenter ? Aux quartiers de la garde, j'imagine ?
Paraître soucieux de respecter les règles, voilà qui, à son avis du moins, ne pouvait que faire bonne impression.

" Ici-même, lui répondit le garde en désignant une guérite voisine de la porte. Nous enregistrons tous les nouveaux venus."
Il sourit.
" Bon, c'est pas tout ça, mais j'ai fini pour la journée et mes petits m'attendent. Je vous souhaite un bon séjour à Champsor."
Sur un signe de tête, il les salua, puis s'éloigna dans les rues. Les portes étaient fermées, il n'y avait plus personne au sol : les tours rayonnaient par contre du feu des sentinelles.

Taliesin prit la tête du trio et conduisit ses compagnons à travers les rues de la bourgade, avec l'air de quelqu'un qui cherche une auberge où s'installer. Et cet air 'n'était pas tout à fait factice car, s'il voyait un établissement pouvant convenir à leurs maigres ressources, il n'hésiterait pas à s'y arrêter. Toutefois, son intention première était de les mener là où avait logé Cordélia : l'endroit lui paraissait faire parfaitement l'affaire.

Il y avait plus d'une auberge dans la cité, aussi ne manquait-il pas de choix. La plupart étaient modestes, du moins dans le quartier qu'ils étaient en train de traverser.
" On n'y voit vraiment rien, grommela Guillaume à ses côtés. Comment diable font les gens ?"
Il y avait des torches ça et là, pourtant, et encore beaucoup de lumière derrière les fenêtres.
" Est-ce qu'on fait mieux d'aller dans un grand endroit ou dans un petit endroit ?" demanda ensuite Blanche.

-Mieux vaut éviter les plus petits : si l'ambiance est trop familiales, les tenanciers risquent de vouloir sympathiser et donc de nous poser beaucoup, beaucoup de questions. Aucune malice de leur part : ce serait pour faire connaissance. Mais nous nous retrouverions à devoir inventer et inventer encore ce qui accroîtrait les chances de faux pas. Dans les plus grands... Les patrons voient passer davantage de monde et sont beaucoup plus occupés. J'ai un établissement en tête dont la taille devrait convenir. Cependant, si l'un de ceux que nous croisons vous inspire, n'hésitez pas.

Les deux elfes étaient bien trop assurés pour s'essayer à pousser une porte au hasard : ils firent donc confiance au barde qui les mena là où avait autrefois résidé Cordélia. La salle de l'auberge était animée, presque pleine, et il y régnait chaleur et bonnes odeurs de nourriture.
" Ah... J'avais oublié qu'on allait devoir manger... la nourriture du cru..." fit Guillaume en s'immobilisant à l'entrée.
Une jeune femme vint à leur rencontre.
" Ma dame, messires, puis-je vous aider ?"

-Bonjour, répondit le barde, amical. Nous aurions aimé savoir s'il vous restait des chambres disponibles : nous sommes de passage à Champsdor pour quelques jours. Et si vous avez encore de la place, nous n'aurions rien, en plus, contre un bon repas : les longs voyages ouvrent l'appétit !

" Je pense que nous devrions pouvoir vous satisfaire, dit la jeune femme. Vous devriez aller en parler avec l'aubergiste, juste derrière le comptoir, là. Il voudra savoir combien de chambres vous voulez... et je vous garde une table en attendant que vous soyez installés."
Elle jeta un oeil à ses compagnons.
" A tout de suite !"
Elle s'éclipsa ensuite entre les tables, portant son plateau chargé avec une adresse indéniable. Il ne resta plus à Taliesin qu'à s'approcher de l'homme qu'il avait déjà rencontré les jours précédents pour lui faire part de leurs desideratas...

Étant habitué à jouer la comédie, Taliesin n'eut guère de mal à se comporter avec l'aubergiste comme s'il ne l'avait encore jamais rencontré. Sans se départir de sa bonhomie - puisqu'il était le porte-parole du groupe, cela lui semblait être l'attitude la plus convenable, sans compter qu'elle lui était plutôt naturelle -, il s'enquit de la disponibilité de deux chambres, expliquant qu'ils s'atterderaient probablement deux ou trois jours à Champsdor, voire un tout petit peu plus.

" Deux chambres, pas de soucis. Vous les voulez voisines ? Il me reste la 9 et la 10 au premier, ou alors la 16 et la 17 au deuxième, dit l'aubergiste. Les repas du soir sont inclus dans le prix, même si vous ne mangez pas. Mais ça reste modique, je pense que vous trouverez votre compte."
Les deux elfes, dans l'ombre de Taliesin, n'osaient pas intervenir, scrutant la foule autour d'eux avec une certaine appréhension.

Il n'hésita guère quant au choix proposé : sous leur forme humaine, ses compagnons auraient du mal à trouver le sommeil, alors autant limiter le bruit...
-Les chambres au deuxième seraient parfaites. Voulez-vous être payé d'avance ?
C'est littéralement sans le sou qu'il entamerait le chemin du retour vers son foyer. Il faudrait donc qu'il trouve un moyen de récupérer sa cornaline - il le pressentait, il serait alors tout sauf d'humeur à s'attarder en chemin pour louer ses services de barde.

" Ce n'est pas nécessaire, dit le tenancier. Je n'ai pas trop le temps de m'occuper de vous là comme ça. C'est le coup de feu."
Il leur décrocha des clés, les leur tendit par dessus le comptoir.
" Bon, je vous laisse aller vous installer. L'escalier est là. On sert le repas pendant encore deux bonnes heures, donc prenez vos aises. Par contre, si vous voulez vous décrasser, ça devra attendre la fin du service."

-Aucun souci, nous comprenons bien.
Et prenant à nouveau la tête du groupe, il se dirigea vers les escaliers.
Il n'avait toujours pas la moindre idée d'où commencer leur enquête, d'où poser des questions. Mais au moins étaient-ils sur les lieux, c'était toujours ça de pris.

Une fois arrivés au niveau de leurs chambres, les deux elfes abandonnèrent Taliesin pour gagner, un moment, leur antre. Ils en émergèrent cependant rapidement : ils n'avaient pratiquement pas de bagages ce qui, pour des voyageurs, était peut-être un peu étrange. Mais personne ne leur en avait fait la remarque et ils pourraient désormais prétendre les avoir déposés dans leur auberge.
Ils redescendirent donc vers la salle de l'auberge et la serveuse les dirigea vers leur table. Elle prit leur commande, boissons et plat du jour de rigueur, puis les laissa entre six yeux.

-Courage, ça n'est qu'un mauvais moment à passer ! leur souffla-t-il.
Lui-même ne craignait évidemment ni la proximité des humains, ni leur nourriture. D'ailleurs, si le contexte avait été différent, il aurait sans doute trouvé le séjour fort agréable.
Mais le contexte était ce qu'il était et il s'efforça de tendre l'oreille, au cas où les conversations des convives installés aux autres tables abordent des sujets susceptibles de les intéresser - l'espoir fait vivre, comme l'on dit.

Il eut beau tendre l'oreille, il n'entendit rien de particulièrement intéressant. La serveuse revint avec les repas et leurs consommations. Blanche finit par grimacer.
" Est-ce qu'on ne devrait pas bavarder, nous aussi ?" demanda-t-elle à mi-voix. On doit avoir l'air un peu bizarres à rester muets comme des carpes, le nez dans nos assiettes...
— Pas sûr que je vais savoir avaler ça... souffla son voisin, l'air passablement dégoûté devant sa viande en sauce.
— Allez, ta langue s'est sans doute adaptée, elle aussi."

Il sourit.
-Bigre, on dirait qu'on vous demande de manger de la nourriture orque...
Lui-même entama son repas avec appétit.
-Pour le reste, il vaudrait mieux discuter, oui... Vous pourriez, par exemple, me parler d'Anarion.
Lui-même n'aurait trop su quoi raconter - pas vraiment la tête au badinage.

" On n'y est plus allés depuis... oh... cinq ou six ans ?
— Dix, à mon avis.
— C'est une sorte de grand foutoir. Il faut aimer le mouvement, le bruit, le désordre, pas avoir peur de se perdre...
— Les gens sont assez imprévisibles. Dans mon souvenir.
— Beaucoup de demi-elfes, fatalement. Mais y'a plein d'autres races qui s'y mêlent.
— Cela dit, c'est surtout un lieu de passage. Comme... un espèce de sas entre la forêt et la vallée."

-Je vois..
Il fallait espérer qu'ils ne croiseraient pas quelqu'un de bien plus familier avec Anarion que ne l'étaient les jumeaux. Mais c'était peu probable, dans cette vallée dont la majorité des habitants étaient plutôt casaniers. Et puis, au fond, est-ce que ne pas connaître la ville allait vraiment à l'encontre de leur couverture ? Pas vraiment, en réalité.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile