La Couronne de Cuivre

-Et moi, j'ai l'impression d'en être un... répondit-il. Et pourtant... Bigre, c'est tout jeune, cent cinquante ans !
Imaginant que c'était ce qu'on attendait de lui, il s'avança de quelques pas et fit face au reste de la compagnie.
-Pour commencer, n'étant pas familier de cette tradition, je vous prie de bien vouloir me pardonner si ce que je vais dire n'est pas très conforme à la tradition.
Il se racla la gorge.
-Tout d'abord, ma résolution la plus importante, celle à laquelle je ne faillirai sous aucun prétexte, c'est de châtier sans pitié quiconque osera, à l'avenir, me qualifier de doyen ou de vieux.
Il adressa un sourire entendu à l'assistance. Aux gamins en particulier.
-Pour le reste, mon principal projet est d'être ici l'an prochain, parmi vous, afin que nous puissions juger, ensemble, si j'ai ou non tenu mes résolutions. Celles-ci ne sont guère nombreuses mais elles me tiennent à cœur : je vais essayer de moins me ronger les sangs, d'être moins inquiet, d'avoir davantage foi en l'avenir. Bref, d'être plus optimiste, comme il sied à un habitant d'Helonna.

L'assemblée resta muette un instant.
" C'est drôlement compliqué, dites donc." dit alors Mathieu.
Quelqu'un rit.
" Tu n'as pas une résolution un peu plus normale ? Comme arrêter de mettre ton doigt dans ton nez ?
— Ou manger les croûtes de tes tartines ?
— Terminer ton bol de soupe même quand c'est la soupe aux choux de Solarcis ?
— Personne tient cette résolution-là.
— Oser plonger dans la mare ?
— Tondre au moins trois moutons ?
— Inviter Dame Mérédith à danser ?"
Ils pouffèrent tandis que Guillhem changeait de couleur.

-Mais je croyais qu'il s'agissait de grandes et profondes résolutions, moi ! fit-il, vaguement décontenancé et pourtant tout sourire. Enfin... Soit. La soupe aux choux de Solarcis, je peux même en reprendre plusieurs fois : les elfes aiment tous les légumes. Plonger dans la mare, aucun problème : Baptiste peut en témoigner, nous avons pataugé dans bien pire. Quant à la croûte de mes tartines, je la mange déjà. En revanche, je ne puis tondre des moutons : ce serait comme me couper les cheveux, c'est contre ma religion.
Sur Dame Meredith, il préféra ne pas se prononcer.

" Mais ça, c'est triché, dit Mathieu. Tu fais que reprendre nos idées et puis dire ce que tu en feras. Nous on veut tes résolutions. Tes vraies."
Callie gloussa malgré elle.
" Comme que tu vas écrire un hymne pour les Merlus, dit Jehan.
— Arrête, tu lui donnes de nouveau des idées ! grommela Benoît.
— Pas le choix." ajouta Guillhem en croisant les bras.

-Quel dommage : le coup de l'hymne, j'allais justement le proposer. Enfin, puisque je n'ai pas le droit de reprendre vos idées...
Non mais !
L'instant suivant, il se concentra. Des résolutions simples et décalées, donc.
-Bon. Une fois par veille, je me lèverai en même temps que Galathée afin de vous préparer, seul, un excellent petit déjeuner. Une fois par mois, cette fois, je laisserai mes élèves choisir le programme de l'école : ce jour-là, nous étudierons ce qu'ils proposeront. Est-ce que ça vous va ?
Peut-être encore trop sérieuses, ses résolutions...

" Elles sont bizarres, ces résolutions. On dirait des blagues, dit Félix avec une grimace.
— Moi je dis qu'il a déjà fait un effort, intervint Antoine. Maintenant, c'est le tour de papa."
Le fermier se leva tandis que l'elfe retrouvait sa place.
" D'abord, le bilan de l'année dernière. Hum. J'avais promis de planter des fraisiers dans le potager, je l'ai fait."
Les enfants applaudirent.
" J'avais promis d'inviter Dame Mérédith..."
Gloussements.
" Je l'ai fait trois fois. Et elle vient demain."
Exclamations.
" Je devais jeter toutes mes chaussettes trouées, je l'ai fait. Je devais arrêter de porter le pull rouge avec les coudes rapiécés...
— Tu ne l'as pas fait ! s'exclama Mathilde. Je t'ai vu avec au moins trois fois !
— C'est vrai. Mais je l'aime bien !"

Quoi qu'en dise la tradition, ç'aurait quand même été mieux si on ne l'avait pas fait passer en premier : il aurait pu se rendre compte de ce qu'on attendait de lui, éviter de prendre des résolutions d'abord trop sérieuses, ensuite... trop bizarres, et d'en imaginer davantage. Enfin, ce qui était fait était fait : il était prévenu pour l'année prochaine. Et à présent que son tour était passé, le plus intéressant commençait : écouter les bilans, voir s'ils étaient bons - il le pourrait, comme dans le cas de Guilhem, dans la mesure où il se trouvait à la ferme depuis presque une demi année - et surtout découvrir les nouveaux engagements...

Le fermier prit un certain nombre de bonnes résolutions, comme de ne plus laver les serviettes en même temps que les caleçons, et d'arrêter d'oublier sa veste mouillée sur le dossier des chaises, ou de se promener en chaussettes après une journée de travail intense, puis ce fut le tour de Galathée. Elle promit de faire au moins trois baisers à Taliesin par jour, de rapporter plus de canard sauvage (tout le monde en raffolait apparemment) et de penser à se changer après avoir passé la journée dans la bergerie. Et ainsi se succédèrent les bonnes résolutions... Les enfants prononcèrent des voeux tout à fait conformes aux propositions qu'ils avaient faites à Taliesin, depuis finir son petit déjeuner à arrêter de se ronger les ongles en passant par faire des pets plus discrets. Dans l'ensemble, Baptiste et Victor ne dépareillèrent pas.
Puis vint le moment de trinquer... Ils avaient déjà dépassé l'année nouvelle, à n'en pas douter.

N'étant nullement maître de cérémonie, n'ayant aucune envie de le devenir, Taliesin se garda bien de porter le premier toast. Sa coupe à la main, il demeura plutôt plongé dans ses pensées, songeant encore avec amusement aux joyeux engagements qui venaient d'être pris mais surtout tourné vers l'année à venir que, du plus profond de son être, il souhaitait heureuse. Heureuse sur tous les plans. Heureuse pour tous ceux qui se trouvaient réunis autour de lui. Brusquement grave, il formula de silencieuses prières, demandant à il ne savait trop qui que le temps des épreuves soit définitivement révolu, que les ultimes convulsions de l'époque sombre qu'ils venaient de traverser aboutissent à une lumineuse conclusion.

Il n'y eut pas de toast à proprement parler : ils se contentèrent d'un "bonne année !" de rigueur avant de se faire la bise (sauf certains des garçons qui trouvaient ça ridicules ou dégoûtants). Galathée embrassa Taliesin sous le gui, comme il l'avait suggéré, puis l'assemblée explosa en conversations diverses, commentant les bonnes résolutions de chacun, les idées qui n'avaient pas été retenues, les soulagements aussi. La nuit était déjà bien avancée et les enfants montrèrent de légers signes de fatigue. La journée du lendemain marquerait l'ultime jour des agapes, avant qu'ils ne reviennent à un quotidien plus routinier pour affronter la seconde partie de l'hiver.

Ils auraient donc tout intérêt a profiter le plus possible de cette dernière journée de réjouissances. Néanmoins, dans l'immédiat, l'on pouvait déjà savourer les ultimes instants de cette grande veillée. Parfaitement détendu et d'excellente humeur, Taliesin éprouvait cependant un sentiment étrange. Depuis qu'il avait quitté sa famille adoptive, plus d'un siècle auparavant, c'était sans doute la première fois qu'il vivait pareil événement... C'était donc à la fois désagréable et déconcertant de se sentnir appartenir à un cercle, à une famille. De ne plus être un déraciné, un errant, un apatride.

La journée du lendemain débuta tard. Dame Mérédith, que Guillhem avait effectivement invitée, faillit surprendre celui-ci encore en tunique de nuit, mais Mathilde et Antoine se présentèrent en hôtes charmants pour détourner son attention le temps que leur père termine de se préparer. Leur voisine était une femme d'une quarantaine d'années, pleine d'énergie, qui avait apporté en guise de cadeau plusieurs magnifiques pâtés en croûte confectionnés avec ses célèbres cochons. Elle connaissait la totalité des enfants, qu'elle avait rencontrés plus d'une fois à Pré aux Sources, et s'extasia devant leurs décorations festives multiples, interrogeant les gamins sur la provenance des diverses traditions. Quand Guillhem parut enfin, Taliesin comprit rapidement (sans doute s'en était-il déjà douté) qu'il y avait plus que des relations de bon voisinage entre ces deux-là, même si la gêne du fermier laissait entendre que rien n'était vraiment engagé...
Mais quand il prétexta le boudin pour disparaître en cuisine, Mérédith exigea d'abandonner son statut d'invitée pour jouer les marmitons, et ils s'éclipsèrent de concert, sous les gloussements de la fratrie Merlu réunie. Sauf de Mathieu, qui songeait aux pauvres cochons.

Diantre, il faudrait sérieusement songer à offrir un animal de compagnie au petit dernier de la fratrie, afin qu'il cesse de s'attacher à toutes les bêtes dont l'inéluctable destin était de finir dans leurs assiettes. Néanmoins, pour l'heure, Talieson songeait surtout aux relations existantes entre dame Meredith et Guilhem. Il en était heureux pour le fermier et se réjouissaient de la manière dont ses enfants prenaient la chose : en effet, tous les gosses ne voyaient pas d'un aussi bon œil le fait que leur parent veuf puisse se trouver un nouveau conjoint...

Cette ultime journée de réjouissances fut au final plus déstructurée que les précédentes. Les enfants étaient fatigués, certains avaient envie d'aller jouer dans la neige, d'autres de lire ou d'étrenner leurs nouveaux jouets, Mathilde emmena Elliot se promener dans la campagne, on sortit un jeu de société, Taliesin fut sollicité pour faire de la musique. Le repas de midi n'était pas léger, l'après-midi fut indolente. Il y eut même des siestes. Au moment où la nuit commença à tomber, Mérédith prit congé, Guillhem proposa de la raccompagner, les rescapés d'une bataille de boules de neige firent leur réapparition. Galathée entrelaça ses doigts entre ceux du barde.
" J'écouterais bien ton récital. Dans les hauteurs."

-Bien sûr, répondit l'elfe.
Ils s'éclipsèrent donc discrètement pour gagner leur chambre, où Taliesin récupéra la harpe achetée par Victor à Loth Imarhil avant de s'assoir sur le lit... et de se sentir subitement envahi par le trac. Il connaissait parfaitement les paroles et la musique, pour les avoir écrites, pour les avoir patiemment répétées. Néanmoins, ce n'était pas rien que de jouer une chanson dédiée à l'être aimé devant celui-ci. C'était même bien plus intimidant que de jouer devant tout autre public. Ce n'était pourtant pas le moment de faillir et, s'étant raclé la gorge, ayant pris une profonde inspiration, il se lança, assez fort pour que sa compagne puisse profiter au mieux de l'interprétation, assez bas pour, des curieux, ne point attirer l'attention.

Quand il en eut terminé, Galathée avait les larmes aux yeux et elle ne trouva pas de mots pour le remercier. Elle trouva les gestes, cependant, et ils firent l'amour avec douceur et abandon, tandis qu'à l'étage inférieur on continuait à bavarder autour de la table. Ils avaient heureusement terminé et se reposaient, alanguis sous les couvertures, quand on frappa des coups discrets à la porte pour leur annoncer que le souper était servi...

-On arrive ! répondit-il.
L'instant suivant, il lâchait un léger soupir.
-Quant faut y aller, faut y aller... murmura-t-il avant d'embrasser sa compagne.
L'ultime repas des festivités suite auquel, il en avait la certitude, tout le monde irait se coucher tôt - s'arracher au lit n'avait d'ailleurs rien d'évident, quoique la fatigue ne soit pas seule en cause.
Ensuite, la vie reprendrait son cours ordinaire.
Ordinaire mais pas désagréable pour autant. Au contraire.

Il leur fallut quelques jours pour se remettre de toutes ces agapes et retrouver, peu à peu, un rythme normal. L'hiver était toujours présent, bien sûr, ce n'était même que le début, et les journées restaient courtes, le temps glacé, parfois sec, parfois humide, parfois il tombait des monceaux de neige. Mathilde, Antoine et Elliot étaient repartis, laissant Guillhem la larme à l'oeil, mais aussi ragaillardi par le bon départ que ses enfants avaient pris dans l'existence. C'était mieux car vint le moment où Robin, lui aussi, s'apprêta à prendre la route pour intégrer le service d'un maître magicien, à Luménis. Ce n'était pas évident, il n'avait que treize ans, mais c'était nécessaire à son apprentissage car les bons cours de Taliesin ne lui suffiraient pas s'il devait tenter d'entrer à l'université de la magie quelques années plus tard. La maisonnée se trouva donc réduite à quatre adultes, deux bébés, et six enfants dont le plus jeune avait sept ans et le plus âgé douze. Ce qui laissait encore la place à bien des turbulences...

Ils s'adaptèrent à ce départ comme ils s'étaient adaptés aux précédents. Bien sûr, Taliesin fut triste pour Guilhem et pour Baptiste, lequel s'était beaucoup lié au futur magicien. Mais il s'entendait bien avec les autres Merlus - Félix en particulier - et, puisque ses relations avec Victor s'étaient considérablement améliorées, la séparation s'avérerait sans doute moins difficile. Pour le reste, entre l'école, les tâches du quotidien et les moments de détente, ses journées étaient bien remplies. Par ailleurs, l'elfe veillait à tenir ses engagements du Nouvel An, se levant plus tôt une fois par veille afin de préparer le petit-déjeuner pour toute la maisonnée et, une fois par mois, laissant ses élèves choisir le programme des cours. Un peu chaotique au début, cette inovation ne tarda pas à mieux s'implanter, à mieux fonctionner.

L'hiver se fit moins rude. Les journées commencèrent peu à peu à rallonger, la neige à tomber moins souvent, au grand désespoir des enfants. Taliesin reçut des nouvelles de Luménis : bonnes pour le monde, moins bonnes pour lui : la guerre avait pris un autre visage en Dorrandin, et si elle n'était pas encore terminée, loin de là, son avancement commençait à poser les prémisses d'une résolution. Henry lui envoyait de temps en temps des courriers creux pour lui dire que tout allait bien, pour lui recommander de se préparer une garde robes respectable mais humble, pour le féliciter pour son mariage, ce genre de choses.
Baptiste était devenu un alchimiste assidu, passant des heures avec son matériel dans la hutte de fumage qu'on n'utilisait plus pour l'heure. Il passait des commandes de substances extravagantes à Galathée ou Guillhem quand ils sortaient à Pré aux Sources, et à toute personne qui mentionnait un voyage vers Luménis. Victor le trouvait bizarre, mais ne le critiquait plus. Il était plus que jamais porté sur l'extérieur, le jardin, le bois, la neige, crottant ses vêtements à la première occasion. Il tannait aussi Taliesin pour entendre cette chanson à sa gloire, que le barde lui avait promise...

-Pour ton anniversaire ! répondit-il invariablement sur un ton joyeux.
En réalité, il n'attendrait certainement pas jusque là. Surtout si son procès devait tomber au début de l'été. Simplement, il hésitait encore sur la tonalité de la chanson : si elle était trop paternelle, le gosse la trouverait dégoulinante ; si elle était trop humoristique, il se fendrait d'une riposte bien sentie. Enfin, il finirait par trouver.
Les lettres de son avocat, pour plates qu'elles soient, ne manquaient jamais de l'affecter. Et c'était tant mieux. Sinon, il aurait été facile, trop facile de ne jamais songer à l'échéance qui se rapprochait à grands pas. Alors il se forçait à y songer de temps à autres, se disant que ce serait juste un mauvais moment - un très mauvais moment - à passer, qu'il pourrait même s'avérer libérateur - enfin, surtout lorsqu'il serait dans le domaine du passé.

Le dégel vint. Les premières fleurs. Et le début des travaux agricoles. Guillhem vint négocier une réduction drastique des heures de classe, puis décida d'en ressortir aux mesures extrêmes : il alla embaucher deux garçons de ferme dans le village voisin. Contre toute attente, il s'agissait d'une paire de halfelins campagnards, qui portaient les noms de Mungo et Bulbo, deux frères joviaux et travailleurs, qui arrivaient tôt le matin, travaillaient dur toute la journée, puis disparaissaient à la tombée de la nuit, sans s'être départis de leur bonne humeur.
Les brebis se mirent à agneler et Galathée disparut complètement de la surface de la terre pendant plusieurs jours, qui devinrent veilles. Elle surgissait en pleine nuit, glacée de s'être lavée à l'eau froide pour épargner les mauvaises odeurs à son époux, et repartait avant l'aube pour veiller sur ses pensionnaires. La truie donna aussi naissance à des petits, ainsi que plusieurs des chèvres, et les poussins colonisèrent la cour.
Les bébés eurent six mois et décidèrent qu'il était grand temps d'arpenter le monde à quatre pattes...

Ce qui donna beaucoup plus de travail à leurs parents : il fallait constamment les garder à l’œil, veiller à ce qu'aucun gamin n'arrivant à fond de train ne les bouscule, faire attention à ce qu'ils ne se fassent pas trop mal ou ne s'aventurent pas en des parages trop périlleux... Mais il était ô combien gratifiant de les voir crapahuter ainsi, de les voir progresser... De les voir grandir, tout simplement.
Quoique jaloux des brebis, qui lui volaient sa compagne, Taliesin était d'humeur généralement excellente et se sentait gagné par l'énergie printanière. N'eut été ce nuage sombre à l'horizon, qu'il veillait à garder à l'esprit pour ne pas tomber de trop haut le moment venu, il aurait été parfaitement heureux. Mais même avec cette pénible perspective, il n'aurait jamais songé à se plaindre de son quotidien.

Même avec l'aide des halfelins, il vint un moment où il fut nécessaire pour tout le monde de mettre la main à la pâte. Le potager avait été ensemencé et la chasse aux limaces devait avoir lieu deux fois par jour, trois fois quand il pleuvait. Les plantations hivernales commençaient à pointer leur nez mais il était temps de semer dans le dernier champ. Les réserves de bois avaient fondu. Le garde-manger était presque vide. Les animaux demandaient des soins et une surveillance constante car les bois voisins regorgeaient de prédateurs et les agneaux étaient encore minuscules. La neige avait aussi causé des dégâts aux toitures, aux clôtures, aux châssis des fenêtres. Mille vêtements avaient besoin d'être rapiécés ou élargis, ou les deux, sans compter les bébés qui n'avaient pour ainsi dire aucune garde-robe. La cour était défoncée et avait besoin d'être renflouée. Les chevaux devaient être ferrés. Les poulets triés et le surplus vendu au marché.
Galathée disparut à nouveau, trois jours complets, cette fois, à la chasse aux essaims sauvages, histoire d'installer des pensionnaires dans leurs ruches. La neige n'apparut plus que dans les histoires des enfants, dans leurs souvenirs, parfois leurs dessins. Il y avait désormais de la pluie, de la boue, de quoi salir la maison en moins de dix minutes.

Aux mille autres tâches vinrent donc s'ajouter de fréquents nettoyages, car si les adultes se montraient précautionneux, s'ils veillaient à ce que les plus jeunes le soient également, ils ne pouvaient pas garder l’œil sur tout, être partout en même temps.
Taliesin, néanmoins, ne trouvait guère à redire à ce constant labeur. Cela demandait beaucoup d'efforts, certes, mais il ne manquait pas d'énergie et, une fois le travail quotidien terminé, profitait de l'agréable sentiment du devoir accompli ainsi que d'un profond sommeil : point d'heures passées à se tourner et à se retourner dans son lit en broyant de noires pensées, point de cauchemars pour venir troubler ses nuits. Il avait juste hâte que les nuages se fassent moins omniprésents, que le soleil, peu à peu, reprenne ses droits.

Les jours s'égrenaient au rythme de la multitude d'activités nécessaires de la ferme, il semblait que les perspectives grises de Taliesin n'allaient jamais se matérialiser, quand il reçut une lettre d'Henri l'avertissant que la guerre touchait à sa fin. L'avocat se tâtait sur la conduite à tenir : le procès aurait lieu, bien sûr, mais il n'était pas en tête des priorités. Aussi, si le barde le désirait, pouvait-il faire profil bas et laisser doucement le dossier remonter en haut de la pile. Au contraire, si ce dernier voulait en être débarrassé au plus tôt, il pouvait battre le rappel pour précipiter les choses...

"Voulez-vous morfler maintenant ou plus tard ?"
Voilà comment on pouvait résumer l'alternative qu'on lui soumettait, laquelle n'était pas sans paraitre cruelle...
Et cruelle, c'est ainsi qu'il la jugea d'abord. Mais, après avoir pris le temps de la digérer, après s'être isolé pour faire les cent pas, la pipe à la bouche, il parvint à envisager les choses d'une manière un tantinet plus apaisée.
C'était mieux d'avoir le choix, non ?
Il se laissa encore un peu de temps afin de décanter puis s'en alla trouver Galathée pou lui soumettre le problème. Lui-même préférait, de loin, que l'affaire soit réglée le plus vite possible. Néanmoins, vu l'impact que cette décision aurait sur sa compagne et sur les autres, il ne pouvait décemment la prendre seul.

Galathée se rangea à son avis. Moins angoissée que lui, elle était pour se débarrasser de l'épisode au plus vite. Ils savaient tous que cela leur pendait au nez depuis des mois, maintenant, et la venue du printemps, les rumeurs d'une fin des hostilités proches, en Dorrandin, ne faisaient qu'empirer la situation pour tout le monde. Bref, elle pensait qu'il était temps de mettre ce fichu procès derrière eux. Mais elle se rangerait, bien sûr, à son avis. Et il fallait qu'il soit conscient que Baptiste et Victor ne les accompagneraient pas à Luménis, au moment crucial.

Et il espérait bien qu'elle ne l'accompagnerait pas, non plus.
Qu'elle vienne le voir, il avait donné son accord : ce serait rude pour lui qu'ils se côtoient dans des circonstances aussi... éprouvantes et humiliantes, mais il en comprenait la nécessité pour sa compagne.
En revanche, sans mésestimer en rien l'affection et le soutien dont les entoureraient les Merlus, les garçons auraient malgré tout besoin d'elle. Que tous deux soient absents plusieurs veilles, c'était juste impossible.
Quoi qu'il en soit, la décision prise, il se hâta de répondre à son avocat pour l'en informer.
Désormais, il n'eut plus à consentir le moindre effort pour garder le procès à l'esprit : il y était en permanence, gâchant presque chaque instant. Il s'efforça toutefois de n'en rien laisser paraître et, surtout, de ne rien changer à ses habitudes. Il partirait, oui, mais il reviendrait rapidement ; ce qui se déroulerait entre son départ et son retour serait atroce, oui, mais cela serait bientôt de l'histoire ancienne.

Un matin, alors qu'il broyait du noir en préparant des galettes de blé, Guillhem vint le trouver : le capitaine de Rivecendre sollicitait une entrevue, si le barde voulait bien lui accorder quelques minutes. Cela n'avait rien avoir ni avec sa surveillance, ni avec le procès, mais la matière était urgente. Comme l'officier l'avait promis, il n'était cependant pas entré sur le domaine sans sa permission, et l'attendait donc aux limites du chemin qui menait vers Luménis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins