La Couronne de Cuivre

Taliesin, qui n'était pas las de donner des coups et qui éprouvait une désagréable sensation de pas assez, manqua rétorquer une phrase cinglante à son comparse. Après tout, il l'avait entraîné dans cette galère et lui avait demandé d'assumer quelques phases de Rouste... Mais il eut assez de jugeotte pour s'en abstenir.
-J'aime pas les drows, souffla-t-il simplement.
Il remit un peu d'ordre dans sa tenue, reprit sa place autour de la table et récupéra ses cartes. Il avait eu de la chance de surprendre l'elfe noir, ce qui ne se reproduirait pas. Aussi espérait-il que son adversaire, échaudé, réfléchirait un peu avant de déclencher un nouveau pugilat.

La tension était montée d'un cran autour de la table, ce qui avait attiré l'attention de nouveaux spectateurs. Quant à savoir si le drow relancerait un tour de Rouste... le hasard des cartes le dirait bien assez tôt. Ils firent quelques tours sans que personne ne prenne clairement l'avantage. Taliesin avait un bon jeu, mais c'était apparemment aussi le cas de l'humain en face de lui, et leurs deux co-équipiers parvenaient à rester en jeu malgré des mains plus faibles. On distribua les dernières cartes de la première manche, personne ne dut en venir aux mains, et la fin de la tournée se déroula de manière un peu mollassonne, par une dernière levée ordinaire, remportée par les "marins" du Souffre-Douleur.
Je préfère les tours de Rouste, soupira Rumoc en regardant leurs adversaires rassembler les cartes pour une seconde manche.
La Rousse leur distribua des bières qu'elle était allée chercher, grandes quantités à nouveau, heureusement que Taliesin n'avait pas l'estomac vide.

Pas moi, même si cogner sur du pirate est assez défoulant... répondit-il. Mais je pense que tu ne vas pas t'ennuyer dans les minutes qui viennent : notre "ami" a précisé que nos adversaires n'étaient pas corrects. Or, puisqu'ils ont perdu la première manche, ils risquent de nous réserver quelques mauvais coups... Bref, nous devons être vigilants.
Ce n'était effectivement pas le moment de baisser sa garde, et l'elfe, libéré des attentions de La Rousse, se concentra le plus possible tout en tentant d'éviter le piège que constituait la bière : il devait boire raisonnablement sans donner l'impression de se retenir particulièrement.

Les hostilités avaient repris. Taliesin avait une main minable. Son compère avait l'air désabusé, lui aussi. Le drow était illisible, les yeux filant de son jeu à l'elfe et de l'elfe à son jeu. Le dernier joueur semblait à moitié endormi, mais Rumoc n'y voyait qu'une pose. La Rousse s'était levée et discutait avec le demi-orque.
Quelques tours se déroulèrent encore, presque silencieux. Tous les spectateurs s'en étaient allés, mais un tour de Rouste était en cours non loin. A moins qu'il ne se fut agi d'un véritable pugilat.
Et le barde se retrouva en mauvaise position...
Je pensais que des pirates trichaient davantage, souffla la ceinture, d'un ton déçu.

Ne t'inquiète pas, tu auras de quoi te distraire sous peu... répondit sombrement un Taliesin qui n'avait pas le moral, loin s'en fallait.
Une très bonne main n'avait pas suffi à lui épargner un tour de rouste lors de la phase précédente. A présent, un jeu lamentable l'y condamnait. Même sans être superstitieux, ne pouvait-on y voir une forme d'acharnement ? D'autant que s'il avait pu compter sur l'effet de surprise lors du premier pugilat, ce ne serait plus le cas pour celui qui s'annonçait, Ce qui rendait encore plus probable la dérouillée tant redoutée.
Enfin, états d'âme ou non, il n'y couperait pas, et puisque gagner un tour ou deux n'y changerait rien...
-Rouste, dit-il simplement en abattant la combinaison de cartes adéquates.
Jouant toujours la comédie, il arborait une expression des plus sereines. Mais, en son for intérieure, il songeait déjà aux moyens sinon d'éviter, du moins de retarder sa défaite. Il lui faudrait jouer sur son agilité, éviter les premiers coups, tenter d'en placer quelques-uns avec le plus de rapidité et de violence possible, histoire d'affaiblir son adversaire...

Le drow se leva et cette fois, son expression à la fois haineuse et implacable informa le barde de ses intentions. Il ne se laisserait plus surprendre.
"T'en fais pas." souffla son voisin. "Squale a interdit qu'on s'entretue, et si tu t'souviens de ce que ça a coûté aux deux marioles qui ont occis le p'tit mousse, là, ton drow va pas faire le malin."
Puis il gloussa.
"Mais ce serait comique que ce soit ton tour de perdre une dent !"
Le drow s'était avancé, un petit public rapproché.
"Allez, Rouste !"

Le barde dut faire effort pour ne pas lui lancer un regard meurtrier. Non seulement ce type l'avait obligé à participer à ce foutu jeu - pour l'aider à ne pas perdre un pari stupide - mais de surcroît, il se payait sa tête... On nageait en plein délire !
Au moins, songea-t-il, la colère le mettait dans l'état d'esprit adéquat pour le pugilat. Mais il n'était pas question de lui laisser libre cours. Enfin, pas avant qu'une faille se soit ouverte dans la défense de son adversaire. En attendant que la chose se produise - si elle se produisait jamais -, il devait user au mieux de son agilité pour éviter - enfin, tenter d'éviter - les coups.

Malgré les bonnes intentions de Taliesin, sa détermination et sa fureur, les choses ne se déroulèrent pas comme il l’avait prévu. Son adversaire était au moins aussi déterminé, et l’humiliation subie lors du round précédent avait décuplé sa motivation. Sans compter qu’en bon pirate de profession, il avait la rixe dans le sang, le pugilat était son petit loisir quotidien, et il jouait à la Rouste probablement trois fois par semaine.
Bref, Taliesin devina rapidement qu’il était parti pour une bonne dérouillée. Il avait beau être souple et agile, et bénéficier des conseils de Rumoc qui tentait d’anticiper les intentions du drow en lisant les inclinaisons de ses sourcils et la tension dans sa mâchoire, il esquivait à grand peine l’avalanche de coups qui venaient dans sa direction. Quand finalement il se prit un uppercut dans le menton, la choc lui fit étonnamment peu mal, par rapport à ce qu’il avait pu imaginer. Par contre, la poutre qu’il heurta en contrecoup lui laissa une impression beaucoup plus durable. En fait, il perdit instantanément connaissance, dans un grand éclair blanc.
Vers ici...

De là...

Taliesin sentit d'abord quelque chose de froid et glacé sur son visage. Puis une odeur de pisse plutôt brutale. Enfin une douleur sourde à l'arrière du crâne. Et il papillonna des yeux.
"Ah putain, Finn, j'ai eu les chocottes, mec. J'ai bien cru qu'il t'avait buté !" s'exclama la voix de son comparse.
Il faisait très sombre. Une petite lanterne dansait quelque part sur la droite, mais sa lueur, même ténue, était douloureuse. Au delà de la commotion, car il devait y avoir eu commotion, l'elfe se sentait comme déphasé, à côté de son corps.

Le barde se fendit d'une grimace et d'un grognement. Mais il s'agissait d'une réaction face à la douleur, non d'une réponses adressée au pirate.
Répondre, il en aurait été bien incapable. Il y avait ce désagréable état second, les non moins désagréables séquelles du pugilat, et les étranges impressions laissées par son entrevue avec la divinité, impressions faites de colère, d'amertume et de perplexité.
Bref, il était aussi perdu que mal fichu, et entendait bien, s'il en avait la possibilité, se laisser le temps de reprendre pied.

"Ouv'la bouche !" s'exclama l'autre en lui fourguant le goulot d'une bouteille entre les dents.
Avant que Taliesin n'ait pu esquisser le début d'une réponse, il lui versa un tord-boyaux solide dans le gosier.
"Ça va t'requinquer en moins de deux !"
Entre deux quintes de toux, à moitié étranglé, l'elfe fut bien forcé de reconnaître qu'effectivement, cela le revigorait. A moins que ce ne soit autre chose. En dépit de la douleur, de l'amertume, de la colère tue qui tordait ses entrailles, il se sentait... plus fort. C'était étrange. Très étrange. Un sentiment imprévu. Peut-être mensonger, résultant de ce coup sur la tête. Peut-être pas.

HRP : Allez, il était temps... Taliesin gagne deux niveaux. Bon anniversaire

Ses pensées n'étaient pas assez claires pour qu'il puisse analyser ce phénomène. Mais il sentait qu'il se remettait vite. Et c'était tant mieux, car il avait du pain sur la planche... De plus, il devait, sans tarder, se replonger dans la peau de ce forban dont il avait usurpé l'identité. Ce n'était pas le moment de commettre des erreurs.
-C'est efficace... se contenta-t-il de répondre.
Autant y aller en douceur...

"Bon, j'espère que tu vas t'remettre pas trop lentement, parce que la mauvaise nouvelle, c'est qu'on a écopé du gage, évidemment. J'reconnais que ce drow, il avait un bon jeu d'jambes, bouse. Mais c'est pas d'bol qu'y'avait juste la poutre, là... Si j'me souviens bien de c'que disait Mathias, faudrait qu'tu restes tranquille pendant tout un jour et tout une nuit."
Cela le fit rire joyeusement.
"Comme si l'capitaine allait permettre ça. En plus, avec ces bateaux luméniens qui rôdent, là, je ne serais pas surpris qu'Squale nous envoie droit d'dans."

Il dut faire effort pour ne pas lâcher un "Quoi ?!" tonitruant. Voulait-il dire que le Squale pourrait engager une bataille navale contre les bateaux alliés, bateaux sur l'un desquels se trouvait Victor - sauf catastrophe ?
Il devait avoir mal compris. Et même s'il avait bien compris, ils n'en étaient pas encore là.
De plus, il avait un souci beaucoup plus immédiat...
-Et c'est quoi, ce fameux gage ? demanda-t-il, redoutant la réponse.

"Vaut mieux pas que je te le dise... Dans ton état, ce serait pas prudent... Puis p't'être qu'ils vont oublier. Ce serait le mieux."
Il eut un sourire incertain.
"De toute façon, notre journée va commencer par le récurage du pont. Fais pas cette gueule de hareng, tu sais bien que c'est notre tour."
Il s'immobilisa.
"J'entends du bruit. Je parie que Jensen et la Renarde reviennent."

Mais il ne l'entendait pas de cette oreille.
-Écoute, il vaut vraiment mieux que tu me dises dès à présent en quoi consiste ce gage. Parce que si je le sais maintenant et si c'est aussi affreux que tu ne le laisses entendre, je pourrai au moins passer mes nerfs sur ce malheureux pont. Alors que si tu me le dis après le récurage, il me faudra trouver un autre exutoire. D'autant que, je te le rappelle, ce n'est pas moi qui suis à l'origine du pari et que tu t'es bien gardé de me prévenir que j'en subirais les conséquences si nous venions à le perdre.
Il prit un air buté.
-Allez, dis-moi. Sinon, je retombe illico dans l'inconscience. Te voilà averti.

"Si tu fais le mort, tu sais bien qu'Rascasse te jettera à la mer. La chair à requin fait monter le poisson, tu connais la chanson." fit Corentin en haussant les épaules. "Mais puisque tu y tiens. Le gage, c'est d'aller chiper un truc dans la cabine de Squale."
Son sourire s'élargit, puis retomba.
"Je sais, c'était stupide, mais j'étais certain qu'on allait gagner !"
Il soupira.
"Peut-être que chair à requin, finalement... Si on nage bien, qu'on a du bol... Je vais faire le mort moi aussi !"

Le barde ouvrit des yeux grands comme des soucoupes et, un instant, se trouva incapable de répondre quoi que ce soit. Ce gage était purement et simplement suicidaire !
-Et tu m'as sciemment entraîné là-dedans, alors que je ne suis pour rien dans ton pari ? souffla-t-il. Ah, juste une partie de Rouste, hein ? D'abord, je frôle la mort lors d'un simple pugilat, et maintenant ça ?
Il fit la grimace.
-Faut que je me passe les nerfs sur le pont, ajouta-t-il, l'air furibond, en commençant à se lever - précautionneusement, car il allait probablement se ressentir de sa blessure.
Dans l'absolu, réussir cette épreuve stupide pourrait lui être utile : la cabine du Squale devait receler bien des choses intéressantes. Mais oui, s'y introduire relevait presque du suicide et n'était en aucun cas conforme à la promesse de prudence faite à Victor.
Enfin, rien ne l'empêchait de se volatiliser et de regagner les cavernes souterraines sitôt la corvée de nettoyage terminée ! D'autant que Guéric devait l'attendre....

"T'emballe pas comme ça..." grommela Corentin en l'aidant à se redresser. "D'abord, je te signale qu'on n'avait JAMAIS perdu à la Rouste avant aujourd'hui. C'est toi qui nous a proclamés "Champions Inter-Nautiques Inter-Plans et Inter-Îliens de Rouste" à la dernière escale. Tu l'as fait devant témoins. Je t'ai cru."
Il poussa les bottes de Taliesin dans sa direction.
"Ensuite, peut-être qu'on peut négocier... Si on leur abandonne une partie du butin, ou quoi..."
"Hééé ! Les Grelus ! Il parait qu'vous vous êtes faits ratiboiser à la Rouste ?"
Un homme venait de descendre sous le pont. Il était encore loin, dans l'ombre, et une seconde silhouette le suivait.

Il fit la grimace et se hâta de se chausser.
-Allons récurer ce pont... dit-i à voix basse. Désolé, mais une rencontre musclée avec une poutre, ça fout de mauvais poil, assez pour ne pas avoir envie d'endurer un tas de railleries. Et puis, on a assez d'ennuis comme ça pour ne pas en rajouter en tardant à faire notre boulot...
Ledit boulot, il l'avait déjà vu accomplir par des marins mais, évidemment, il ne s'y était jamais adonné lui-même. Enfin, ce n'était pas exactement compliqué... Par contre, épuisant, ça l'était. Et, surtout, ça le détournerait encore longtemps de sa vraie mission. Franchement, se retrouver à nettoyer un pont alors qu'il aurait dû revenir donner des nouvelles à Guéric, ou continuer à enquêter sur les prisonniers et les moyens de les libérer, quelle galère !

Les deux nouveaux venus arrivaient dans leur direction : ils occupaient manifestement les couchettes voisines. Le premier était un homme trapu, la barbe rousse hirsute et une cicatrice barrant son front comme une ride trop large. Il avait l'air passablement éméché et son regard vitreux se posa sur Taliesin. Derrière lui venait une jeune femme aux gestes vifs, qui entreprit de se déchausser sans leur prêter attention.
"On se connait ?" demanda l'ivrogne.

Il se fiche de moi ou quoi ? s'interrogea-t-il mentalement.
Si Corentin continuait à le prendre pour Fin alors même qu'il n'était plus ivre, c'est que sa ressemblance avec lui était vraiment confondante. Alors, pourquoi ce pirate, qui devait bien connaître ledit Fin pour faire partie du même équipage et être son voisin de dortoir, lui posait-il pareille question ? Etait-ce possible que Corentin soit myope au point d'être le seul à se laisser abuser par une ressemblance superficielle ?
Il s'efforça de demeurer impassible - le contraire eut été périlleux - et il décida de prendre la chose à la plaisanterie, adoptant pour sa réponse un ton légèrement moqueur.
-Tu as déjà oublié ? Je suis l'un des "grelus" qui s'est fait ratiboiser à la Rouste, comme tu l'as si bien dit il y a... hum... une minute ?

Le pirate se frotta les yeux des deux poings puis regarda à nouveau Taliesin.
"J'dois dire que tu n'es pas exactement comme je m'en souvenais, petit. J'ai p't'être de l'alcool dans le sang, une bonne dose, même, mais l'Finn de mon souvenir avait pas ta mine d'ange, pas du tout... Hé, t'en dis quoi, la Renarde ?"
La jeune femme n'écoutait pas vraiment, toujours en train d'enlever ses bottes.
"T'es complètement bourré, Jensen. Tu racontes n'importe quoi !"
"Et toi tu r'connaîtrais pas ta mère dans une chambre d'bordel, miro comme t'es."
"J'suis pas miro !"
"Pourquoi tu crois qu'tu perds toujours à la Rouste, crétin ! Tu vois qu'des taches de couleur ! Un peu comme tu le vois lui, et tu penses que c'est ton pote l'elfe."

Rumoc, tu as remarqué des signes indiquant que notre acolyte a des problèmes de vue ? s'enquit-il silencieusement.
Semblable détail pouvait avoir de grosses conséquences sur la suite des événements, augurer d'une fin tragique pour son usurpation d'identité. Si cela se confirmait, mieux vaudrait mettre les voiles au plus vite.
Néanmoins, dans l'immédiat, il fallait empêcher que cette périlleuse discussion ne dégénère trop.
-Je resterais bien à tailler la bavette avec toi, dit-il au dénommé Jensen. à débattre de la possibilité qu'avoir le crâne à demi fracassé par une poutre m'ait conféré une gueule d'ange. Mais voilà, le hic, c'est qu'on a du boulot sur le pont, et je n'ai pas spécialement envie de me faire enguirlander parce qu'on a lambiné. Tu m'excuseras donc...
Et, tentant toujours d'adopter une attitude dégagée, il s'éloigna d'un bon pas.

Maintenant que tu le dis... Je dois dire que j'ai mis ça sur le compte de la boisson, intervint la ceinture. Mais il n'est effectivement pas impossible qu'il n'y voit pas grand chose. Dans ces bouges enfumés, personne n'y voit grand chose, note...
Corentin avait emboîté le pas de Taliesin, marchant tranquillement lui aussi.
"Il est con, ce Jensen."
"Il lui r'semblait pas, la Renarde, j'te jure." soufflait l'autre pirate à sa compagne.
"Laisse tomber, Jen, tu veux ? T'as bu comme un régiment d'Helmites, tu f'rais mieux d'te pieuter."
Mais le barde avait atteint l'escalier qui montait vers le pont et les deux autres marins ne semblaient pas près à le suivre.

Bon, Corentin l'avait suivi. Le côté positif, c'est que la dangereuse conversation était terminée. Le côté négatif, c'est que s'il avait espéré quitter discrètement le navire, il s'en voyait empêché dans l'immédiat... Bah, tant pis : il trouverait bien une autre occasion. Pour l'heure, il devrait veiller à ne pas se faire remarquer, à ne pas se laisser trop observer par les autres membres de l'équipage. C'était plus facile à dire qu'à faire, mais... Il n'avait-il pas le choix.
Aussi grimpa-t-il sur le pont sans plus tarder.

C'était l'aube. Une aube magnifique, rose et orangée, qui nimbait le voilier d'une lumière chaleureuse, presque enchanteresse. Corentin doubla Taliesin pour aller chercher du matériel de nettoyage dans un petit cagibi à côté du plus court des mâts. Le Souffre-Douleur rebondissait paresseusement sur les vaguelettes du port. C'était un élégant navire, fin et solide, en excellent état. Son pavillon battait dans le vent frais. Hormis les deux hommes de corvée, le pont était désert. Non loin, d'autres bateaux mouillaient, tout aussi tranquille dans cette journée naissante. Les mouettes criaient au-dessus d'eux. Sur les quais, quelques hommes déambulaient, certains manifestement ivres, d'autres manifestement à moitié endormis. Taliesin nota que le navire mélandien était invisible. Par contre, La Liberté était toujours là, impassible.

La splendeur de l'aube mit Taliesin mal à l'aise et mena un goût amer dans sa gorge, au point qu'il s'en détourna vivement. Il songea aux remontrances de Lathandre, à la perte du pipeau, à tout ce qui aurait été possible sans cette punition : l'instrument l'aurait aidé à quitter le bateau sans dommages, sans attirer l'attention de personne, sans alerter Corentin, au moins dans les premiers temps.
Mais le pipeau avait disparu - lui avait été retiré - et il lui faudrait faire sans.
Pour se redonner un peu d'allant, l'elfe se remémora ce qu'il avait éprouvé lorsqu'il s'était cru mort. En comparaison, sa situation actuelle, aussi périlleuse soit-elle, paraissait sinon enviable, au moins ouverte, pleine de possibles...
Car, même sans l'artefact divin, il pouvait quitter le navire. Il aurait d'ailleurs pu le faire dans l'instant, mais son comparse, surpris, le chercherait puis, peut-être, songeant aux paroles du dénommé Jensen, donnerait l'alerte. Ce qui l'empêcherait, à l'avenir, d'utiliser à nouveau l'identité de Finn.
Mieux valait donc attendre le bon moment, l'opportunité qui ne manquerait pas de s'offrir à lu, la chance de s'éloigner sous un prétexte valable, propre à ne susciter aucun soupçon.
Et d'ici là, nettoyer le pont, pour pénible que soit cette activité, lui permettrait de dissimuler son visage aux regards curieux..

Et ils se mirent à brosser.
Tandis qu'ils frottaient, se divisant le pont au fur et à mesure de leur progression, des marins montèrent à bord, d'autres descendirent. Une odeur de friture s'échappa bientôt d'un trou dans le sol, accompagnée d'une fumée âcre, et l'estomac de Corentin se mit à couiner.
"J'ai bien envie de saucisses. Grouillons-nous." fit-il en grimpant dans la zone du gouvernail et se remettant à frotter.
Le Souffre Douleur était un bateau de bonne taille. Ils n'auraient pas terminé avant le milieu de la matinée.

Le barde acquiesça et, même s'il ne les avait pas ménagés jusqu'ici - pour ne pas attirer l'attention -, il redoubla d'efforts.
La tâche était aussi pénible et ennuyeuse que prévue. Mais il s'en tirait mieux qu'il ne l'aurait cru : après un tel coup sur la tête, il aurait imaginé davantage de vertiges, davantage de douleur. Or, s'il n'était pas tout à fait au mieux de sa forme, il se sentait empli d'une vigueur étonnante compte tenu des circonstances. L'alcool que lui avait fait boire Corentin avait-il des vertus curatives ?
Toutefois, ce n'est pas sur cet étrange phénomène que se concentraient ses pensées. Il réfléchissait plutôt au moyen de quitter le navire. Il se disait qu'une fois le travail terminé, il pourrait dire au pirate qu'il voulait descendre à terre au lieu de se retrouver parmi le reste de l'équipage à manger des saucisses - après tout, il était logique qu'il veuille s'épargner les moqueries des autres après la cuisante défaite qu'avait subi leur duo à la Rouste. Il pourrait aussi arguer qu'il devait réfléchir aux moyens d'accomplir leur gage. Semblable opération se devait assurément d'être préparée avec soin !
Restait juste à espérer que Finn n'avait pas d'autres obligations sur le bateau ce jour-là... Il faudrait qu'il s'en assure auprès de son comparse.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant