La Couronne de Cuivre

Les jumeaux paraissaient un peu pris au dépourvu par le mutisme du barde et le silence retomba rapidement sur leur table. Mais après tout, la route les avait certainement fatigués, personne ne s'inquiéterait de leur manque d'enthousiasme. Blanche mangea avec courage si pas appétit, mais Guillaume était vraiment révulsé par ce qui trempait dans son assiette. Quand la serveuse s'en inquiéta, il prétexta une indisposition passagère et commanda une soupe de légumes et un peu de pain. A aucun moment la jeune femme ne parut suspicieuse : la nausée de son interlocuteur était sincère...

Parce qu'il avait faim, parce qu'il trouvait la nourriture humaine tout sauf répugnante et peut-être, aussi, parce qu'il voyait là une manière de revanche, Taliesin, lui, finit le plat de son compagnon de (més)aventure et ne manqua pas de signaler à la serveuse qu'il appréciait fort le repas. Il but aussi, sans se priver mais sans excès, pour garder les idées claires. D'un autre côté, il aurait pu s'enivrer sans risque, vu qu'il y avait fort parier qu'ils iraient se coucher tôt...

Mais les deux elfes ne comptaient pas se retirer avant d'en savoir davantage.
" Qu'allons-nous faire demain ? As-tu une idée de notre programme ?" demanda Blanche.

-Absolument aucune, avoua-t-il. Lors de mes précédentes recherches, j'ai suivi toutes les pistes qui me venaient à l'esprit et là, je suis un peu à sec en termes d'idées. Du coup, sans doute le mieux sera-t-il de partir à la découverte de Champsdor en gardant les yeux et les oreilles grands ouverts et en espérant un coup de chance.

Ses compagnons parurent un peu surpris.
" Mais... qu'est-ce qu'on cherche, au juste ? demanda finalement Guillaume. Votre amie ? Un cadavre de centaure ? Ce fameux convoi ?
— Il va falloir qu'on protège notre couverture..."

-D'où l'idée de partir à la découverte de Champsdor, puisque cela colle à ce que nous prétendons être, répondit-il. Pour le reste... Vous allez à votre tour découvrir la situation fort pénible à laquelle j'ai été confronté tout au long de mon séjour ici : l'objectif, à savoir retrouver les disparues, est clair comme de l'eau de roche ; mais il n'y a aucune piste même semi-évidente pour y parvenir et aucun allié pour nous aider...

" Peut-être qu'on peut chercher aux endroits que vous n'avez pas fréquentés... Les hospices, les bordels..." dit le jeune homme avec un sourire tranquille.
Sa soeur jeta un coup d'oeil circulaire autour d'eux.
" Mais on ne devrait pas discuter de ça au milieu de cette salle... dit-elle. Si nous sommes capables de laisser trainer une oreille, d'autres en font peut-être de même..."

Si Taliesin ne s'en faisait guère à propos de leurs échanges - lui-même avait pris soin de parler bas -, il admettait volontiers que les poursuivre plus avant ne serait pas très prudent.
-Bah, nous verrons bien où nous mènent nos explorations demain, conclut-il.

Guillaume avait terminé sa soupe, il s'étira sur sa chaise.
" Très bien. A quelle heure veux-tu que nous nous retrouvions ? J'imagine qu'il ne doit rien se passer avant l'aube, dans ce genre d'endroits. Quoi que pour les bordels... Ça pourrait valoir la peine de se mettre en route plus tôt...
— Personnellement, je ferai l'impasse sur le bordel."

Il fit la grimace.
-Pour ce genre d'endroit, c'est même plutôt maintenant qu'il faudrait se mettre en route. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une piste probante : les maisons closes voient passer pas mal de monde et... disons qu'on sait vite qui y travaille. A mon avis, ce n'est donc pas là que nous trouverons les disparues. Les femmes du convoi, en revanche... peut-être, quoique je ne croie guère à cette explication.

" Tu n'as rien trouvé par tes méthodes et tu avoues ne pas savoir par où commencer... Moi je dis qu'on doit retourner toutes les pierres, dit Guillaume. Mais ça ne me gêne pas d'y aller maintenant. Vous pouvez aller vous coucher, on se retrouve demain."
Il repoussa sa chaise.
" Je vous promets évidemment de ne rien faire d'inconsidéré !"

Il grimaça derechef.
-Tu es sûr que tu vas t'en tirer ? Je veux dire... rapport aux changements liés à tu-sais-quoi.
Le laisser aller seul ne lui disait rien. Dans le même temps, aller trainer dans des bordels alors qu'il était marié, cela lui disait encore moins.

" Je vais aller me promener, prendre un verre... Pas question que je touche à des hum... femmes du cru, ne t'inquiète pas. Mais je suis jeune, je quitte mon village pour la première fois, je vais aller me dévergonder un peu."
Il sourit.
" Soyez sages ! Et dormez bien !"
Il leur décocha un clin d'oeil puis, saisissant sa veste, gagna la sortie.

Il le regarda partir puis haussa les épaules.
-M'est avis qu'il rentrera bredouille. Enfin, qui ne tente rien n'a rien, n'est-ce pas ?
Et puis, l'elfe voulait peut-être simplement satisfaire sa curiosité.
-Ne nous reste plus qu'à aller nous reposer : nous en avons besoin. conclut-il.

La jeune femme ne paraissait pas ravie d'avoir vu détaler son jumeau de la sorte, mais elle finit par acquiescer dans une grimace.
" Oui. Mais bon. Quatre heures suffisent. J'espère qu'il ne fera pas l'imbécile."
Elle soupira.
" Bonne nuit, alors. Rendez-vous demain matin."
Elle se leva à son tour et gagna les escaliers.

Il lui souhaita bonne nuit à son tour et ne fut pas long à gagner également sa chambre.
Bien sûr, il n'était pas fort rassuré quant à la sortie nocturne de Caenlin, mais... il n'était pas son chaperon. De surcroit, alors qu'il n'avait plus à s'inquiéter quant à ses fils, il n'allait pas commencer à le faire pour son comparse, un adulte qui savait ce qu'il faisait.
Le barde se coucha rapidement et ne chercha pas à entrer en transe : il disposait d'un lit confortable, alors autant en profiter pour plonger dans le bon vieux sommeil humain.

Qui ne lui fit pas défaut et, la marche du jour aidant, il dormit comme une bûche, sans mauvais rêves. Le petit matin se manifesta par le chant des oiseaux, l'odeur du pain chaud, des pas dans le couloir... Il ne lui resta plus qu'à quitter sa chambre et rejoindre la salle à manger où, sans surprise ni drame, se trouvaient déjà ses deux comparses, attablés devant un copieux petit déjeuner. La simplicité de celui-ci semblait convenir à Caenlin, qui paraissait parfaitement reposé et plein d'appétit. Ils saluèrent Taliesin lorsqu'il parut et l'invitèrent à les rejoindre.

Ce qu'il fit bien évidemment.
Si la salle commune était suffisamment bruyante pour qu'ils puissent deviser sans risque d'être entendus, il demanderait à Caenlin comment s'était déroulée son expédition. Sinon, il attendrait une meilleure occasion. Et dans un cas comme dans l'autre, il ne se priverait pas pour profiter de son thé fumant et de son petit-déjeuner. Voilà qui devrait l'aider à émerger.

Il y avait peu de monde dans la grande salle à cette heure matinale, aussi ne purent-ils pas échanger grand chose. Tout juste des banalités : sa soirée s'était "bien passée" sans être "révolutionnaire". Taliesin n'en obtient pas davantage tant qu'ils demeurèrent dans la pièce. Mais quand ils eurent mangé, il ne leur resta plus qu'à gagner la rue, et ils déambulèrent un moment dans le quartier, avant que son compagnon ne commence à parler.
" Il n'y a que deux maisons de joie en ville. Les filles qui y travaillent sont toutes des étrangères, mais elles se comptent sur les doigts de la main. Et j'ai appris de source sûre qu'il n'y avait pas de nouvelles têtes."

Taliesin acquiesça. Il n'avait jamais réellement cru à cette piste à la base évoquée par Demetrius et ce, même alors qu'il n'avait encore aucune raison de douter du clerc.
-Bien : nous savons donc qu'il n'est pas nécessaire de chercher plus avant de ce côté-là. Et nous savons aussi que les femmes du mystérieux convoi n'ont pas fini dans ces maisons. C'est déjà une avancée, mine de rien.

" Bon, après, j'ai quand même posé des questions sur l'endroit où une fille étrangère qui viendrait jusqu'à Champsdor se rendrait... On m'a dit qu'il y avait en gros trois grandes possibilités... Soit elle cherche du travail, soit elle entre au couvent, soit, effectivement, elle vient pour un des quatre hospices de la ville..."
Il haussa les épaules.
" Apparemment, ils ont une certaine expertise de la santé féminine... Assez logique, pour des Chauntéens."

Il opina à nouveau du chef.
-A mon avis, faire le tour des hospices ne nous avancerait pas à grand chose : nous pourrions éventuellement y retrouver les femmes du convoi mais s'il en est ainsi, c'est que toute cette affaire n'avait au fond rien de mystérieux. En revanche, nous n'y découvrirons pas les disparues... Il n'est pas totalement impossible qu'elles soient au couvent, si celui-ci à du mal à susciter des vocations volontaires et en est réduit à des enlèvements pour grossir les rangs de ses recluses. Toutefois, on ne nous laissera jamais y mettre le pied.

" Est-ce que je me trompe où jusqu'ici, nous n'avons aucune certitude quant au destin de la princesse Elwyn ? demanda Dothiel. Est-ce que nous ne devrions pas... retourner sur les lieux de l'agression et tenter de pister d'éventuels fuyards ou survivants ? Wilmarin a dit qu'il y avait six morts, c'est ça ? C'est beaucoup trop peu par rapport au nombre d'hommes de son escorte, assurément. Une personne d'un tel statut ne se promène pas avec une poignée de gardes surtout en territoire humain.
— Excuse-moi si je suis naïf, aussi, mais je ne vois pas bien comment on pourrait prier un dieu... ou une déesse... sous la contrainte. Je veux dire... Il faut avoir la vocation, non ? Ou alors les dieux humains se fichent complètement de la foi ?"

-Oh non, ils ne s'en fichent pas. Mais qui nous prouve, au fond, que c'est bien Chauntéa que vénèrent les pontes de cette vallée ? Que si les femmes qui entrent au couvent n'ont plus jamais le moindre contact avec le monde extérieur, y compris avec les membres de leur famille, ça n'est pas parce qu'on les sacrifie en l'honneur de quelque créature impie qui, en échange, rend les lieux fertiles ? Je sais, c'est aller un peu loin mais en règle générale, les dieux humains n'exigent pas de leurs servants qu'ils renoncent à absolument tout de leur vie terrestre pour aller se claquemurer quelque part. Et puis, il se passe tellement de trucs louches, ici, que je préfère m'attendre à tout.
Il haussa les épaules.
-Quant à aller examiner les lieux de l'attaque... Nous en avions discuté avant de partir et je pense que c'est une bonne idée.

" Nous pouvons nous séparer, proposa Caenlin. Inspecter cette fameuse abbaye et aller explorer les lieux de l'attaque."
Dothiel acquiesça.
" Peut-être qu'il vaut mieux attendre la nuit, cela dit."

-C'est sûr qu'à la brune, nous courrons moins de risques de rencontrer du monde. D'un autre côté, celui ou ceux d'entre nous qui seront hors les murs à ce moment-là devront attendre l'aube avant de pouvoir revenir en ville, ce qui surprendra peut-être les gardes... Quoiqu'ils doivent être moins vigilants envers les personnes déjà enregistrées. Ce qui me fait penser que nous aurions intérêt à nous débarrasser de cette démarche dès ce matin.

" Ah oui, c'est vrai, dit le jeune homme. Inutile d'attirer stupidement l'attention."
Ils se mirent en route vers les portes qu'ils avaient franchies la veille.
" Mais si tu penses vraiment que la solution se trouve dans ce couvent... Nous n'avons qu'à nous y introduire. Ils ne doivent pas avoir l'habitude que des gens essaient de franchir leurs murs... Ce sera un jeu d'enfants."

-Je n'ai aucune certitude, malheureusement. C'est le souci de ne disposer d'aucun élément concret : on en est réduit aux pures conjectures. Du coup, je me verrais mal déranger pour rien la quiétude de religieuses... Par ailleurs, si mon hypothèse est juste et si les responsables du couvent ont pour habitude d'enlever les étrangères passant à leur portée, nous ne serons pas les premiers à tenter de nous infiltrer et il y aura des protections pour nous en empêcher. Sachant que ce serait une grave erreur de sous-estimer les pouvoirs des prêtres et des prêtresses humains. Bref, quoi que nous décidions, mieux vaut être prudents.

" A mon avis, s'ils enlevaient régulièrement des gens... Ça se saurait, quand même. Je veux dire... Ils ne sont quand même pas stupides au point de croire que personne ne va se mettre en quête de proches disparus." dit Caenlin avec une grimace.
Dothiel haussa les épaules.
" C'est vrai que... si la chose se répétait, il est probable que ça se saurait... Mais c'est peut-être la réputation de cet endroit ? On n'en parle pas parmi les elfes..."

-La personne qui m'a suggéré de venir dans la vallée me l'a décrite comme un endroit charmant, de même que les gardes de la région auprès desquels je me suis enquis du meilleur itinéraire : l'endroit n'a donc pas mauvaise réputation, du moins pour autant que je sache. D'un autre côté, quelle meilleure couverture pour un lieu où se trament des activités louches ? Tout ce que je peux dire, c'est qu'il s'est produit ici, en une veille, plus de choses inquiétantes que durant des mois et des mois dans le petit coin de campagne où je réside. Par ailleurs, les coupables pourraient d'ordinaire cibler des femmes isolées ou être devenus imprudents à force de n'avoir jamais eu d'ennuis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile