La Couronne de Cuivre

" De toute façon, comme tu le dis, il y a des tas et des tas de choses à voir par là-bas, donc ça n'aura rien de frustrant de ne pas pouvoir accéder à certains endroits ! Et puis, il y a aussi des montagnes près de la Lorien, les Rocheuses du Dragon je crois. Il faudra que j'aille y faire un tour aussi, un jour. Mais ce n'est pas du même côté, donc ce sera pour une autre fois. Hum... en fait je me demande si je ne devrais pas déménager pour venir vivre dans ces montagnes-ci : c'est tout de même un peu plus central comme position, pour partir ensuite à la découverte de toute l'île..."
Elle secoua la tête en souriant. Cette frénésie de projet, ces envies de voyages, ne faisaient que masquer la tristesse trop présente au fond de son cœur en l'obligeant à se projeter vers autre chose. Mais c'était suffisamment efficace pour donner le change, voire pour se leurrer elle-même et oublier le vide de sa vie. Il restait que c'étaient des projets en l'air : l'idée de vivre aux Etourneaux, notamment, qui l'avait un instant traversée, la ramenait à Reynald et c'était bien trop tôt pour y songer.
" En tout cas, si jamais je me retrouve un jour près de Anarion, je penserai à toi... et j'aurai peut-être l'occasion de rencontrer ta famille. Pour eux, les quelques dizaines d'années que tu as passé ici, ça doit être rien du tout. Je ne sais pas s'ils t'ont rendu visite ici depuis, mais ça doit leur paraître étrange de te voir évoluer à cette vitesse."

" Astrée, pour eux, j'ai cessé d'exister depuis longtemps. J'ai quitté le giron formidable de notre race supérieure pour aller frayer avec les bêtes."
Elle sourit doucement, un peu mélancolique.
" Je n'ai plus de famille ailleurs qu'ici. Et cela me satisfait parfaitement."

" Je comprends, murmura Astrée avec un soupir. Ça n'est pas simple... Heureusement que certains elfes sont moins dans cette sorte de... complexe de supériorité. Isudë se souvenait de toi, elle, et elle était heureuse de revoir Byron lorsqu'on est allés lui rendre visite."
Peut-être que les elfes de la Lorien, vivant davantage repliés sur eux-mêmes et leurs traditions, avaient un sentiment identitaire plus fort que ceux vivant parmi les humains. Et Isudë devait être un cas à part...
" Et d'ailleurs, elle sera ravie de recevoir la collection de plantes que tu m'as confiées pour elle ! Mais... Je vais me mettre en route, maintenant, je pense. Il va me falloir un bon moment pour rejoindre la faille, déjà. Et j'aimerais arriver au petit bosquet sacré où vit la dryade avant la nuit."

" Je comprends, dit la centaure. Salue Isudë de ma part. Il est bon de savoir que la magie ancienne des plantes est connue ici et là. Dans son coeur, dans le mien, dans le tien, également. Où que te portent tes pas, ne néglige jamais le pouvoir que tu détiens."
Elle lui prit les mains, puis l'étreignit.
" Ce n'est qu'un au revoir. Puissent les dieux de toutes les races veiller sur toi. En attendant, nous chanterons le nom de la libératrice."

Astrée serra la centaure dans ses bras, la gorge légèrement nouée.
" C'est bien une remarque d'épouse de barde, ça, fit-elle d'une voix un peu rauque qu'elle s'efforçait de rendre légère. Burrhus devait être quelqu'un d'exceptionnel."
Pour réussir à séduire une elfe, et vu l'admiration que Reynald avait pour lui, c'était certainement un centaure hors du commun. Mais cela la ramenait à Reynald, immanquablement, et aux larmes qui ne demandaient qu'à couler. Elle les refoula de son mieux, et ajouta, plus sérieusement.
" Mais je n'ai pas fait tant que ça, tu sais... Le hasard m'a juste mis au bon endroit au bon moment, et j'ai surtout eu énormément de chance et d'aide."
D'aide de la part de Neffen... Bon sang, pourquoi est-ce que tout la ramenait inévitablement à Reynald ou à Neffen ?
" En tout cas, je suis vraiment heureuse d'avoir pu vous connaître et vous aider... Et je reviendrai, c'est promis !, ajouta-t-elle en s'écartant pour prendre son sac. En attendant, prend bien soin de toi, et des tiens !"
Elle chercha Prince du regard. Le trop-plein d'émotion lui donnait un sentiment de fatigue excessif, et chevaucher lui ferait du bien.

Le petit cheval n'était pas loin et se dirigea vers elle de son pas dansant. Une fois qu'elle fut en selle, Dymphéa lui fit signe, et elle put s'élancer dans la forêt. Rapidement, elle arriva dans une zone plus clairsemée, qui devint prairie puis lande comme elle gravissait le flanc d'une éminence. Au rythme soutenu de sa monture, elle atteindrait la faille avant la mi-journée, pour autant que le temps reste clément et qu'elle ne se perde pas. Mais le ciel était radieux et, mine de rien, elle commençait à reconnaître ce petit coin de nature caché entre ses falaises.

Elle s'efforça de ne songer qu'au plaisir de la chevauchée, et non à l'émotion de ces au-revoir. Il fallait qu'elle se concentre également sur l'itinéraire à suivre mais elle ne risquait guère de se perdre : une fois arrivée à la falaise ouest, il fallait simplement poursuivre un peu plus vers le nord jusqu'à trouver la faille. Ça n'était pas compliqué.
Le temps était magnifique, le ciel lumineux et la température idéale. Elle profita du terrain dégagé pour mettre sa monture au galop et se laissa griser, du mieux qu'elle le put, par la vitesse, emplissant ses poumons de l'air pur des montagnes, ses oreilles du chant des oiseaux, et son esprit de la sérénité qui émanait de cette magnifique vallée.

Mais elle ne parvint pas à juguler complètement la tristesse qui revenait insensiblement, par vagues, et qui finit par la submerger lorsqu'elle atteignit la faille. Ici, à l'orée de ce taillis, elle avait longuement bavardé avec Neffen en attendant que Sheldon et ses hommes ne dégagent le passage. Il lui avait demandé de revenir de temps en temps, il disait que c'était important. Et de l'autre côté, Reynald l'avait attendue, avec inquiétude et impatience, et il n'y serait pas cette fois-ci. Elle ne pourrait pas se réfugier avec bonheur dans ses bras. Elle ne le pourrait probablement plus jamais. Elle se sentit subitement seule, désespérément seule, dans une vie vide de sens.

Cessant de lutter contre son envie récurrente de pleurer, elle finit par laisser les larmes couler. Personne n'était là pour la voir, et elle avait du temps devant elle : elle pouvait se laisser aller autant qu'elle en avait besoin, relâcher à nouveau tout le chagrin qu'elle contenait maladroitement depuis quelques jours.
Elle se laissa glisser à bas de sa selle pour s'asseoir contre un arbre. Une pause, il lui fallait une pause, elle n'y voyait plus à travers ses larmes. Posant son menton sur ses genoux, elle fixa son regard brouillé sur la faille, sans la voir vraiment. Elle se demanda, fugacement, si elle trouverait des traces du passage de Sheldon et de son acolyte, puis elle s'efforça de penser au bosquet où elle trouverait certainement un peu d'apaisement. Simples pensées fugitives qui la distrayaient un bref moment de sa peine. Mais l'image de Reynald l'attendant au-dehors lui revenait en tête, inexorablement, et elle finit par cesser de lutter. Elle avait envie de crier sa peine, mais elle se contenta de sangloter en silence. Il fallait juste qu'elle pleure, qu'elle laisse toute cette tristesse s'évacuer, à nouveau. Elle repartirait dans un moment, quand la crise serait passée, dans une heure peut-être. Elle se sentirait mieux ensuite...

La faille était ouverte et, oui, elle y distingua des traces de passage, vieilles de plusieurs jours, déjà. Pour le reste, personne ne vint interrompre ses sanglots, la nature autour d'elle était belle et indifférente, continuant sa sarabande printanière sans se soucier de son drame personnel. Seul Prince demeurait à proximité, hésitant, troublé, tantôt nerveux, tantôt immobile, attendant qu'elle s'arrache à son désespoir.

Les larmes durèrent un certain temps, mais moins qu'elle ne l'aurait cru. Elle se contenta ensuite de rester assise, l'esprit embrouillé. Elle se sentait triste, le coeur incroyablement lourd, sans courage, sans envie de retourner affronter cette vie trop vide. Elle ressentait un peu de colère, également, contre Reynald, et contre elle-même qui avait voulu croire à leur histoire. Il aurait mieux valu qu'elle ne le rencontre jamais. Les souvenirs affluèrent, cette soirée dans la tempête où les ânes avaient fui, ce trouble intense et tout ce qui s'était ensuivi, et elle pleura à nouveau un moment.
Il aurait mieux valu ne pas vivre tout ça... Certes, elle n'aurait peut-être pas rencontré les centaures, pas pu les aider, mais elle n'aurait même pas su leur existence et aurait simplement passé un bon moment en montagne, sans risquer sa vie, sans passer des jours et des jours avec la peur au ventre, sans avoir à faire le deuil d'un ami tout juste rencontré mais qu'elle avait tant apprécié. Elle serait revenue à Luménis, aurait repris le cours de sa vie avec Kasumi, tranquillement. Sans souffrance, sans passion. Une relation trop terne, dans laquelle elle n'avait jamais pu mettre tout son coeur. En un sens, Reynald lui avait réappris à aimer vraiment... mais elle ne voulait plus jamais aimer si c'était pour souffrir autant ensuite. Réaction puérile, sans doute. Elle avait conscience que contre toute raison, elle aimait encore Reynald, que c'était pour cela qu'elle souffrait tant, et elle sentait que cela risquait de la détruire durablement si elle ne parvenait pas à s'en détacher. Il fallait qu'elle se rende à l'évidence : elle n'avait jamais été à la hauteur. Il était trop beau, trop lumineux, trop flamboyant, enthousiaste et passionné, et elle était bien trop terne pour lui. Une fois que sa colère contre elle serait retombée, il se demanderait même comment il avait pu l'aimer, et il ne chercherait jamais à la revoir.

De telles pensées n'étaient pas vraiment de nature à lui remonter le moral. Elle poussa un profond soupir. Les larmes avaient cessé de couler mais sa tristesse était encore là, insistante. Mieux valait reprendre sa route, à pied cette fois-ci. La fatigue physique l'aiderait à repousser les pensées trop sombres, lui viderait la tête.
Elle encouragea Prince à se faire écureuil, franchit avec lui les roches bouchant partiellement le passage, et se retrouva dehors, s'efforçant de son mieux de refouler l'image de Reynald qui l'avait attendue là, la joie et le soulagement ressentis ce jour-là. Elle serra les dents et accéléra le pas, Prince dans sa poche, s'enfonçant dans les bois d'un pas décidé. Elle allait marcher une heure encore, puis faire un petit feu pour cuire sa viande et des galettes. Elle n'avait pas vraiment faim, mais elle se forcerait à manger un petit peu. Et puis, si elle se retrouvait près du bosquet sacré à l'heure du dîner, son repas serait tout prêt et lui éviterait d'avoir à allumer un feu là-bas.

Elle retrouva le bosquet comme elle l'avait espéré, alors que l'après-midi touchait à sa fin. Il ne se montra pas hostile, la laissa y pénétrer, profiter de sa quiétude absolue, de ses fleurs, de ses oiseaux. Elle n'y vit ni faune, ni dryade, juste une biche et son faon nouveau-né qui l'observèrent à distance mais sans crainte, sans doute persuadés que rien ne pourrait leur arriver en pareil endroit. C'est seulement au crépuscule que les branches du chêne s'agitèrent et que la dryade parut. Elle l'observa un moment, comme si elle ne savait plus très bien qui elle était, puis s'extirpa du tronc et demeura à quelques pas d'elle. Prince s'enfuit.
" Humaine. Tu es revenue."

" Oui", répondit doucement Astrée en se relevant.
Elle s'était dirigée droit vers le bosquet après avoir cassé la croûte, marchant sans la moindre pause. Elle ne savait pas vraiment ce qui la poussait avec tant de force à y aller. Peut-être juste le réflexe primitif de l'enfant triste qui se réfugie dans le giron de sa mère pour se consoler. C'était un peu puéril sans doute, mais elle n'avait pas envie d'approfondir ce qu'elle ressentait. Elle avait juste besoin de quiétude, d'apaisement pour son âme blessée. Et elle les y avait trouvés.
Elle ne s'était pas vraiment inquiétée de ne pas voir la dryade. Ce genre d'être n'apparaissait pas forcément au premier venu, peut-être qu'elle ne se montrait que si on avait besoin d'elle. Elle s'était donc contentée de s'asseoir, adossée à un arbre, pour manger lentement son repas froid, ouvrant son esprit à l'atmosphère de l'endroit, à la magie qui l'imprégnait, observant les animaux sans les déranger. Sa tristesse était loin, enfouie quelque part au fond de son coeur. C'était un bon endroit pour se ressourcer.

Elle sourit à la dryade. Elle se sentait honorée de sa visite, mais un peu maladroite, ne sachant que dire.
" J'avais besoin de retrouver la paix qui règne ici", expliqua-t-elle.

" Elle est à toi tant que tu le désires." répondit la dryade avant de se replier vers son arbre.
Le tronc s'entrouvrit pour la laisser entrer et elle s'y glissa. Une seconde plus tard, l'écorce avait retrouvé une apparence ordinaire, même si le chêne demeurait spectaculaire, et la quiétude du bosquet absolue.

Astrée regarda la dryade s'éloigner avec un rien de regret au fond du coeur. Elle aurait pu lui parler de la situation des centaures, lui raconter, la questionner peut-être sur ces histoires d'âme centaure... Mais peut-être que tout cela était trop étranger à la dryade pour qu'elle s'y intéresse vraiment, pour qu'elle puisse lui répondre. Et puis, il était tard et elle était fatiguée. Elle était venue là avant tout pour se reposer, pour se ressourcer. Mieux valait dormir...

Elle s'allongea sous sa couverture, pas très loin du chêne, renonçant à utiliser son hamac ici. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité, elle n'avait pas sommeil. Elle sentait confusément un reste de tristesse au fond d'elle, mais l'endroit incitait à la quiétude. Et au recueillement, aussi... Prise d'une impulsion, elle se releva, s'approcha à nouveau du chêne, presque timidement, et pria en silence. Pour remercier les dieux d'avoir sauvé les centaures, et pour leur demander de veiller sur eux, de les aider à construire l'avenir. Elle aurait pu prier pour son propre compte, elle aurait dû peut-être, mais sa vie était bien trop insignifiante pour qu'une divinité quelconque se penche dessus, une rupture douloureuse quelque chose de bien trop banal, et il y avait trop longtemps qu'elle n'espérait plus l'aide divine. Mais pourtant... pourtant elle sentait qu'elle avait tort de nier ainsi toute intervention divine dans son existence, se sentit honteuse d'oser avoir de tels réticences en un lieu pareil. Après tout ce qu'elle avait vécu ces dernières veilles, elle réalisait que le simple fait qu'elle soit en vie était déjà un miracle. Alors, du fond du coeur, avec davantage de ferveur, elle remercia les dieux pour leur aide, pour lui avoir permis de survivre après avoir frôlé la mort de si près, pour lui avoir permis de connaître Neffen et les centaures, pour tout ce qu'elle y avait appris, et leur demanda la force de poursuivre sa route, de retrouver le goût de vivre.

Puis, apaisée, elle retourna se coucher, et s'endormit cette fois-ci presque tout de suite.

La nuit fut aussi douce qu'elle aurait pu l'espérer et elle fit des rêves tranquilles. Neffen apparut dans certains d'entre eux, parfois comme protagoniste, parfois comme une ombre, parfois même n'était-ce pas exactement lui, ou seulement un écho, une empreinte. Jamais il ne parut inquiet, effrayé ou souffrant. Quand elle s'éveilla, au petit matin, elle découvrit un soleil déjà haut au travers des frondaisons des arbres. Mille insectes dansaient une sarabande dans la brise tiède. Petit à petit, le printemps cédait le pas à l'été. Une famille de lapins se promenait dans l'herbe et s'intéressa à peine à elle. Des oiseaux jacassaient dans les branches du chêne, sans doute des geais friands de ses glands. Prince était toujours invisible, l'attendant sans doute hors du domaine de Mielikki.

Elle se réveilla l'esprit plus serein que la veille, et resta un long moment allongée sans bouger, écoutant les mille et un bruits de la nature. Ici, dans ce bosquet, sa peine lui apparaissait lointaine, insignifiante, presque vaine. Elle se souvenait très vaguement avoir rêvé de Neffen, un rêve agréable...
Il était tentant de rester indéfiniment ici, quelques jours ou quelques veilles, le temps que son coeur cicatrise davantage. Ne repartir que lorsque sa souffrance serait enfouie suffisamment profondément pour qu'elle l'ait oubliée. Mais ça n'aurait pas été sage : elle devait parvenir à affronter les peines de la vie seule, sans l'aide de la magie baignant un lieu sacré. Même si c'était infiniment agréable de s'y ressourcer.
En même temps, rien ne pressait, elle avait du temps devant elle. Elle avait décidé qu'elle ne rentrerait pas par le chemin qu'elle avait suivi à l'aller, pour limiter les réminiscences trop douloureuses, et tant pis si c'était plus long. Elle couperait au hasard à travers la montagne, en direction de l'ouest, et rejoindrait Edhoras sans passer par Bortheïas. C'était plus sûr. Sur un tel trajet, que signifiait un jour en plus ou en moins ?

Elle se leva vers le milieu de la matinée, l'estomac criant famine, et déjeuna de quelques fruits et d'une galette préparée la veille. Elle se disait que Prince ne devait pas être très loin et qu'il fallait qu'elle le rejoigne. Mais peut-être qu'elle pouvait s'offrir une journée à ne rien faire, tout simplement, et revenir dormir ici ce soir, pour profiter encore un peu de cette sérénité? C'était tentant, très tentant. Le seul inconvénient serait qu'elle piocherait ainsi dans ses réserves de nourriture alors qu'elle ne savait pas dans combien de temps elle rejoindrait le prochain village, mais finalement, ça n'était pas si grave en cette saison : elle trouverait de quoi se nourrir.

Indécise, elle s'approcha du chêne, hésitant à déranger la dryade pour lui demander la permission de revenir. Pour lui parler des centaures, aussi. Mais ça ne se faisait peut-être pas, de déranger un tel être merveilleux.
" Dryade ?" murmura-t-elle très bas après un moment d'hésitation.
Elle décida d'attendre juste quelques instants. Si la dryade ne se montrait pas, elle irait rejoindre Prince et reviendrait le soir, probablement... ou peut-être pas. Selon son envie du moment...

Le visage de la dryade apparut un peu plus haut dans le feuillage et elle observa un instant la rôdeuse, un peu hésitante. Puis elle se laissa glisser vers le sol et la dévisagea, l'expression toujours froncée.
" Tu m'as appelée, humaine."

" Oui... Je... "
Bon, ça ne se faisait sûrement pas de déranger ainsi une dryade. Elle aurait mieux fait de se taire, de revenir le soir, peut-être serait-elle apparu d'elle-même.
" Je voulais vous demander... si ça ne dérange pas si je reste peut-être encore la nuit prochaine. Et aussi vous demander si vous avez perçu la disparition de la magie centaure, de la harde, dans la vallée..."

La dryade fronça ses sourcils verts, semblables à de la mousse dans son visage ligneux.
" Tu peux rester encore une nuit. Mais d'autres créatures cherchent mon refuge, et je ne suis pas protectrice des humains. Je ne peux pas t'offrir asile trop longtemps."
Elle se percha sur une branche, inclina la tête un peu comme le font les oiseaux.
" Pour le reste, oui. J'ai perçu le changement. Les humains sont partis. La nature va reprendre ses droits."

" Oui, ils sont partis..."
La rôdeuse hésita, cherchant ses mots.
" Je regrette juste... qu'ils aient réussi à détruire la harde qui s'y trouvait, leur shaman, l'arbre de vie aussi. Ils ont fait beaucoup de dégâts là-bas... Mais vous avez raison, la nature va pouvoir reprendre ses droits maintenant. Et je me demandais... Est-ce que vous pensez qu'une harde nouvelle pourra renaître, à partir des rescapés de la harde et des centaures nés en captivité ? Ils sont tellement différents... Le shaman parlait de l'âme centaure, qui n'aurait pas été éveillée chez les centaures nés parmi les humains, mais tout ça est très flou pour moi, j'ai du mal à comprendre. Je sais juste que la magie qui les liait a disparu, et je me demande si elle peut réapparaître..."
En fait, tout ça était tellement flou dans son esprit qu'elle avait du mal à mettre des mots dessus.

" Personne ne peut le dire, dit la dryade. Je ne suis pas déesse, je ne connais pas l'avenir. Peut-être, peut-être pas. Mais qu'est-ce qu'une harde ? Où commence la magie ? La vie est magie en elle-même. N'est-il pas incroyable que nous existions, complexes et différents, merveilleux et cruels ? La marche de la nature a repris. L'envahisseur humain est parti. Tout est possible. Absolument tout."

Astrée resta quelques instants songeuse, puis hocha la tête. Elle n'avait pas obtenu de réponse à ses interrogations, mais il n'y en avait peut-être pas, après tout. Et puis... quelle importance ? Pourquoi vouloir s'informer sur un avenir probable alors que tout ça se déroulait indépendamment d'elle, qu'elle n'y aurait aucune part ? Elle avait elle-même du mal à comprendre pourquoi tout cela l'interrogeait autant. Peut-être qu'elle avait simplement besoin de démêler le mythe de la réalité dans ce que lui avait expliqué Neffen. Au fond de son coeur, elle avait envie de croire l'intégralité de ce qu'il lui avait dit. Remettre en question son enseignement n'était pas compatible avec le respect infini qu'elle éprouvait pour lui. Après tout, il était le gardien de toute le savoir de la harde. Pourtant, objectivement, une part de ce savoir pouvait être des mythes, elle le savait bien. Mais Neffen... il lui semblait qu'avec toutes les connaissances et la sagesse accumulées au fil des générations, il savait certainement de quoi il parlait. Et s'il parlait de l'âme centaure, c'est qu'elle existait. C'était peut-être simplement le sens qu'on donnait à ce terme qui variait, selon le contexte, selon les hardes. Elle était curieuse de rencontrer un autre shaman, d'une autre harde, si toutefois il en existait...

Une chose ressortait pourtant des paroles de la dryade. L'envahisseur humain. Elle se souvenait des paroles de la vieille femme qui l'avait soignée, à Montequine : les humains font partie de la nature, eux aussi, avait-elle dit. C'était vrai. Comment pouvait-on à la fois faire partie de la nature et être considéré comme un envahisseur ? Bah, ça n'était pas si surprenant, à la réflexion. C'était comme lorsqu'une espèce de plante ou d'insecte trop invasive prend le dessus sur les autres...
" J'espère de tout coeur qu'une nouvelle harde renaîtra, sous une forme ou une autre. Ce n'est pas juste, qu'ils aient autant souffert. Je ne suis pas fière d'être humaine, ces temps-ci...", murmura-t-elle avec un soupir.

La dryade eut un sourire triste.
" On est ce qu'on est. Détester son essence, c'est déjà mourir, un peu."
Elle replia les mains contre sa poitrine.
" Mais l'humain est sans doute la créature qui peut le plus décider de sa voie. Il a raison, en cela, de se percevoir différent du reste de la nature. Mais cette liberté le rend fragile, dangereux et destructeur. C'est en cela qu'il nous effraie. S'il était plus déterminé, nous pourrions anticiper ses actes et le combattre. Et le haïr. Mais nous ne le pouvons pas, car il n'est ni sombre, ni lumineux. Il est tout, plus, et son contraire. C'est la liberté qui t'est donnée à toi, que nous t'envions tous, hérissons, dryades, libellules, renards, centaures. On ne peut pas honteux de quelque chose qui peut être tant. Ce que d'autres ont fait ne te détermine en rien."

Astrée hocha la tête.
" Vous avez raison, je peux choisir ce que je fais de ma vie, et tous les êtres vivants n'ont pas cette chance... même si Neffen, le shaman, semblait dire que ça n'était pas forcément une chance. Et je crois que j'aimerais simplement... et bien, utiliser ma liberté d'agir pour essayer de réparer les torts qu'ont pu causer mes semblables. Comme j'ai tenté de le faire là-bas, même si c'était un peu trop tard. C'est peut-être un peu étrange, de vouloir aller ainsi contre ses congénères, mais comme vous le dites, l'humanité n'est pas uniforme, et je ne vais que contre certains d'entre eux. Et puis, j'ai appris, au contact des centaures, de Neffen surtout, à relativiser les valeurs et les modes de fonctionnement qui vont de soi pour un humain. C'est incroyablement enrichissant d'aller à la rencontre d'autres races."

" Bien sûr, dit la dryade. Ce qui est bon pour les uns est souvent mal pour les autres. Mais la nature sait, elle, ce qui est nécessaire pour tous."
Elle sourit doucement, se replia vers son arbre.
" Il te faudra du temps pour apprendre à reconnaître l'équilibre. L'humain n'est pas le seul moteur des bouleversements. Mais tu as le temps, et c'est une cause utile."

Astrée sourit.
" Je ferai de mon mieux pour apprendre... Même si ce n'est pas facile, je trouve, de savoir comment se positionner. "
Elle se dit qu'elle aurait voulu connaître quelqu'un avec qui échanger sur ces sujets. Peut-être même un guide, un mentor, quelqu'un qui sache la faire progresser dans cette voie. Mais Neffen n'était plus là, et elle ne connaissait personne d'autre qui aurait pu l'aider. Bah, elle était adulte, et peut-être réussirait-elle à apprendre seule, au fil des rencontres. Elle verrait bien. Peut-être, inconsciemment, cherchait-elle un moyen de redonner un peu de sens à sa vie trop vide...
" En tout cas... Merci à vous de m'avoir écoutée, et répondu. Et offert l'asile..."

La dryade se contenta d'un signe de tête, puis s'effaça à l'intérieur de son arbre.
Plus rien n'indiquait qu'une créature résidait à l'intérieur du tronc du chêne vénérable. Le seul signe de magie aux alentours était la sérénité qui flottait dans l'air, presque palpable, pour qui savait la percevoir. Pour le reste, les créatures du bois vaquaient à leurs occupations quotidiennes, sans doute moins craintives dans le bosquet qu'ailleurs, comme si, tacitement, elles respectaient une trêve obligatoire.

Astrée resta quelques instants à observer le chêne, songeuse, puis secoua la tête et sourit. D'un pas tranquille, elle s'éloigna dans la direction par où Prince s'était enfui la veille. Il ne devait pas être très loin.
Les heures passées dans la clairière l'avaient apaisée, la nuit avait été particulièrement reposante, et l'atmosphère ambiante lui allégeait grandement le coeur. Néanmoins, elle savait que sa mélancolie latente était là, tapie au fond de son coeur, prête à surgir au détour d'une pensée, d'une réminiscence quelconque. Il valait mieux qu'elle évite de trop penser, qu'elle se contente d'apprécier la nature qui l'entourait, les paysages grandioses de la montagne. Et qu'elle s'occupe l'esprit, puisqu'elle avait un voyage à préparer : avec sa volonté de couper vers l'ouest à travers les contreforts des Pics des Orcs, elle ne savait pas dans combien de temps elle traverserait le prochain village.
Elle décida donc que cette journée, déjà bien avancée, serait consacrée au ravitaillement. Dès qu'elle aurait rejoint Prince, elle allait s'occuper de se trouver quelques provisions supplémentaires : quelques fruits, des feuilles de pissenlit, des oeufs, des tubercules sauvages si elle en trouvait. Chasser un volatile quelconque, ou un lièvre, histoire d'avoir tout ce qu'il lui fallait pour au moins deux jours. Cela lui permettrait de profiter d'une dernière nuit reposante dans la clairière, protégée par la magie qui y régnait, avant d'entreprendre le long trajet vers Luménis.

Astrée n'eut aucun mal à profiter des largesses de la nature printanière et elle eut bientôt de quoi tenir plusieurs jours sans problèmes, en racines, fruits sauvages, oeufs et feuilles comestibles diverses. La dernière nuit au creux de la clairière fut aussi reposante que la précédente et lorsqu'elle s'éveilla, le lendemain, le temps était magnifique, ni trop chaud, ni trop froid, et le ciel dégagé lui promettait de belles heures sans pluie. Prince, toujours un peu nerveux aux abords du bosquet, l'attendait dans la forêt ordinaire, enthousiaste comme à son habitude, et prêt à reprendre le chemin de la Trouée.

Astrée salua Prince de quelques caresses sur le chanfrein et se hissa aussitôt en selle. Elle mit sa monture au pas, tournant le dos au soleil du matin. Edhoras, c'était vers l'ouest, un peu au sud de sa position. Il s'agissait simplement d'aller tout droit... chose toujours impossible en montagne bien sûr, mais peu importe si elle s'égarait, elle n'était pas à quelques lieues près. Elle comptait prendre son temps, profiter de la nature si belle au printemps, rester à l'écoute des envies de sa monture : Prince voudrait sûrement piquer un galop si d'aventure ils trouvaient un large espace dégagé, et il faudrait qu'elle fasse de longues portions du trajet à pied pour lui permettre de s'économiser. Ca n'était pas pour lui déplaire.

Pour l'heure, elle voyait la falaise s'éloigner peu à peu, s'étirant davantage vers le nord. Bientôt, il lui faudrait obliquer vers le sud en longeant un coteau, et elle disparaîtrait à sa vue, peut-être définitivement. Elle jeta un dernier regard vers les rochers, eût une pensée pour les centaures qui vivaient de l'autre côté. L'émotion lui serra le coeur, et elle sentit les larmes affleurer, sans raison précise. En ce moment, il lui en fallait peu pour se trouver au bord des larmes...
Elle les laissa couler, avançant au pas lent de sa monture. Il fallait vraiment qu'elle prenne le temps d'évacuer toutes ces émotions à fleur de peau. Peut-être que certain matins, elle ne parviendrait pas à se mettre en route, et il était probable qu'il lui faudrait faire des pauses si, au détour d'une réminiscence imprévue, la tristesse se faisait trop poignante. Mais elle avait tout son temps, après tout : personne ne l'attendait vraiment. Elle pouvait perdre autant de jour qu'il serait nécessaire pour être à nouveau en état d'affronter la ville.

La journée demeura magnifique tandis qu'Astrée s'éloignait de Montequine en contournant à distance le village où devaient désormais s'entasser les humains. En restant hors des pistes, elle minimisait ses chances de rencontrer des soldats luméniens ou des cavaliers de la Trouée, mais elle risquait de faire de grands détours à son insu, privée de la carte qu'elle avait perdue durant ses mésaventures. Peu importait, sans doute : la montagne était généreuse, en cette saison, et elle put, peu à peu, poursuivre son périple...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine