La Couronne de Cuivre

Si ces passages secrets existaient, il était grand temps de les découvrir, car Hubert voulait que, moyennant l'accord du conseil, les équipes chargées de chercher du secours partent au plus vite. Bien sûr, la sécurité primait et si, comme l'avait dit Etienne, ils avaient de quoi tenir longtemps, ils n'étaient pas à un ou deux jours près. Hubert n'était pas certain de savoir comment organiser cette recherche, quel genre de personnes y impliquer, via quel mode de décision, aussi resta-t-il à l'écoute des propositions de ses officiers. Quant à l'allure des forces ennemies, il décida d'en charger Gabriel une fois qu'il aurait terminé son rapport sur les lanceurs de sorts. Le jeune clerc pourrait aisément passer de cavalier en cavalier pour rassembler toutes les observations puis les compiler en un texte lisible.
L'idée d'être calé dans le fort à guetter des renforts n'était pas très réjouissante et le paladin aurait de loin préféré faire partie d'une des escouades, mais il était désormais contraint à l'attente par son rôle de chef, et les regrets ne l'effleurèrent qu'un instant. Chacun devait prendre sur lui et faire de son mieux pour la survie de la communauté, quoi qu'il lui en coûte.
Si le sujet était épuisé, Hubert avait l'intention de faire un dernier tour de table, puis de rappeler à tout le monde l'urgence numéro un : le remplacement des portes. Ensuite, il s'entretiendrait quelques minutes, en privé, avec Etienne.

La réunion prit rapidement fin. Les consignes étaient claires et parfaitement comprises, chacun savait ce qu'il avait à faire, et les idées concernant la fouille des caves n'étaient pas légion : on signala simplement que les elfes étaient réputés pour trouver des passages secrets, qu'il pourrait être intéressant de mettre à contribution d'une part les érudits, d'autre part les aventuriers ayant déjà exploré quelques ruines, et l'on convint qu'Ignace était sans doute le mieux placé pour constituer une équipe, grâce à ses irremplaçables listes.
Sitôt qu'Hubert le permit, les officiers se levèrent, se dispersèrent. Il entendit clairement Étienne signaler à Louis qu'il le rejoignait dans quelques instants puis vit le chevalier s'approcher de lui.
-Je pensais faire un tour sur les remparts, pour m'assurer que tout se passe bien. Veux-tu qu'auparavant, j'annonce au Conseil qu'il doit se rassembler ? A mon avis, tout le monde arrivera à se libérer d'ici une demi-heure...

Hubert attendit qu'ils soient seuls pour lui répondre.
" C'est une bonne idée. Cependant, avant que tu y ailles, je voudrais que nous parlions de Louis. Est-ce qu'il est fiable ? Je comprends qu'il soit abattu... Le contraire serait presque étrange. Mais j'ai besoin d'être sûr qu'il est à même de remplir la mission que nous allons lui confier, Etienne. Je sais que c'est ton ami, mais je dois savoir ce qu'il en est. S'il va constituer un risque ou un fardeau pour Frida, s'il n'est pas capable de se mobiliser, je dois trouver quelqu'un d'autre. La situation est trop critique."

Étienne écarquilla les yeux et, à sa mine, Hubert eut la nette impression que la question l’avait blessé. Néanmoins, le jeune chevalier se reprit rapidement et quand il répondit, ce fut d’un ton posé.
-Je sais que Louis peut paraître quelque peu… vain, orgueilleux et impétueux. Néanmoins, c’est un homme d’honneur et de devoir : même s’il brûle de venger la mort de Robert, même si cela lui pèse de devoir nous quitter en pareilles circonstances, il ne va pas charger l’ennemi bille en tête sitôt quitté nos remparts mais, au contraire, il s’acquittera au mieux de sa mission.

Hubert fut navré d'avoir blessé Etienne, mais il était trop tard pour adoucir ses paroles et il ne voyait rien de scandaleux à sa question. Tout le monde avait pu juger de l'attitude du sieur d'Argencourt pendant la réunion et n'importe qui dans sa position s'en serait inquiété.
" Très bien. Dans ce cas, nous nous retrouverons au conseil."
Il ne comprenait pas pourquoi Louis avait tant envie de rester coincé dans le fort : il n'y aurait rien de bien intéressant à y faire jusqu'au moment où ils pourraient charger pour aider leurs renforts à massacrer les cannibales. Ce qu'il pourrait faire tout aussi bien de l'extérieur. Il aurait mille fois l'occasion de venger leur général tombé.
Pour autant que quelqu'un réponde à notre appel.
Il quitta ensuite la pièce et se rendit sur le rempart sud, histoire de juger de l'installation des cannibales avant de gagner le conseil.

Les Écorcheurs s'étaient installés à plus d'une demi-lieue du fort. Leur camp, vaste et bien ordonné, se composait d'une déprimante multitude de tentes, entre lesquelles on voyait s'élever la fumée de maints feux. Pour l'heure, on n'avait pas installé de protections particulières : aucune rangée de pieux, aucun fossé. Mais peut-être cela viendrait-il lorsque les civils et les prisonniers auraient fait leur apparition...
-Hubert.
Gabriel l'avait rejoint. L'instant suivant, il lui tendait une épaisse liasse de parchemins.
-Comme convenu, voici les listes.

" Formidable, dit le paladin avec le sourire. Je les étudierai avec soin, une fois la réunion du conseil terminée. Mais puisque vous venez de les lire... Est-ce que nous avons les moyens de faire sortir des gens de ce fort sans qu'ils soient vus ? Je n'y connais pas grand chose... Invisibilité, brume, ou je ne sais quoi... Il faudrait que ce soit discret. Je voudrais aussi savoir si nous avons des sorts de protection. Et encore si certains sont capables d'aller espionner des endroits à distance."
Il eut une grimace désolée.
" Je sais, je suis compliqué. Mais nous avons tant de choses à faire..."

Le clerc haussa les épaules.
-Je viens d'écrire ces listes, alors je les ai bien en tête... Bon, mages et bardes ont des sortilèges d'invisibilité, et les seconds sont à même de modifier les sons émis par des êtres ou des objets, donc de les rendre silencieux. Il y a également quelques sortilèges de protection contre le mal. Hum, quant aux brumes, je pense qu'il faudrait que tu voies ça avec Barthélemy : j'ai brièvement discuté avec lui et il m'a dit disposer de quelques pouvoirs en matière de conditions météorologiques...
Il sourit.
-Et sinon... Tu ne voudrais pas me tutoyer ?

Hubert se gratta la tête, un peu penaud.
" Je dois dire que j'ai du mal à me souvenir de qui je tutoie, qui je vouvoie... Donc... Oui, bien sûr. Je tâcherai de me le rappeler. Merci pour les listes."
Il les rangea dans la poche intérieur de son manteau.
" Gabriel, nous allons envoyer deux groupes à l'extérieur du fort pour aller chercher des renforts. Enfin... Nous allons d'abord en parler au conseil. Mais Frida et Etienne sont avec moi, et je pense que les autres verront la nécessité de ce projet. Il faudra réussir à les faire sortir du fort, et on parle de passages secrets, donc peut-être que les mages ne seront pas utiles... mais on ne sait jamais. Je voudrai que tu sois à la réunion de cet après-midi, quand nous ferons le point. Tu es, de facto, le représentant des lanceurs de sorts. Mais avant cela, nous allons remplacer les portes. Les lanceurs de sorts offensifs devront se positionner sur les remparts, pour cueillir les cannibales qui voudraient en profiter pour nous attaquer. Il y aura aussi un groupe de cavaliers à l'extérieur, et je voudrais minimiser les risques qu'ils soient blessés, donc si vous pouvez les protéger un rien... Peux-tu organiser ça avec ta fine équipe ? Frida me préviendra une demi-heure avec l'opération."

Il acquiesça.
-Pas de souci. Les mages ont leur répertoire habituel en mémoire : sorts offensifs ou sorts de protection personnels. Mais les bardes font ordinairement dans la variété, donc je pense qu'ils auront de quoi renforcer les cavaliers. Bref, on se tient prêts !
Il recula d'un pas.
-Oh, et pour ces histoires de tutoiements... Le plus simple, c'est de dire tu à tout le monde. J'ai toujours pensé que le vouvoiement devrait être aboli au sein d'une Communauté aussi progressiste que la nôtre, mais les vieilles habitudes ont malheureusement la vie dure...
Et de s'en aller rejoindre sa petite troupe.

Hubert en profita pour redescendre vers le chariot du conseil, espérant qu'Etienne avait déjà pu commencer à battre le rappel. C'était un petit peu cavalier, il aurait sans doute pu aborder le sujet plus tôt, directement lors de leur première réunion, mais il lui avait semblé nécessaire d'avoir le soutien de ses hommes avant de passer devant les civils. Peut-être était-ce une manière erronée de travailler... Mais à sa décharge, c'était seulement son deuxième jour : il avait encore besoin de prendre ses marques. D'autant que le dernier conseil auquel il avait participé, durant six années, chaque veille, le chef avait toujours été unique et incontesté.

Ignace, Agnès et Frida étaient déjà installés autour de la table de l'intendance, une tasse de thé fumant à la main. Etienne et Marthe arrivèrent deux minutes après lui, la juge paraissant encore à demi endormie. Sitôt assise, d'ailleurs, elle s'empressa de boire une gorgée du chaud liquide.
-J'ai rapidement expliqué à tout le monde de quoi il retournait, mais je ne suis pas entré dans les détails : il me semblait que ce serait mieux si tu les présentais toi-même, dit le jeune chevalier.

Hubert acquiesça. C'était relativement logique.
" Vous savez que nous devons détruire les cannibales si nous voulons reprendre notre périple. Vu notre position, nos forces, leur nombre et notre volonté de limiter au maximum, pour ne pas d'éviter toute nouvelle perte, nous avons besoin de renforts. Nous avons pensé à appeler Grand Estuaire à l'aide, mais aussi les Paludiers bienveillants, qui se rassemblent au lieu-dit des Dents Grises. Même si nous disposons de ravitaillement, nous ne pouvons pas perdre beaucoup de temps. En réunion d'état-major, nous avons imaginé que ces deux groupes devraient se composer de trois ou quatre personnes. Nous avions imaginé envoyer Frida, Louis et un éclaireur supplémentaire à Grand Estuaire, et Varamyr, un autre éclaireur, et toi, Marthe, aux Dents Grises."

Ils demeurèrent un moment silencieux. Pas de surprise : Étienne avait déjà donné les grandes lignes du projet. Mais une profonde réflexion.
-Je n'aime pas l'idée d'envoyer deux membres du conseil à travers les Landes, fit le chevalier. Cependant, je crains que nous ne puissions faire autrement : obtenir des renforts est indispensable et il faut des représentants officiels pour négocier.
-Je suis du même avis, intervint Frida. Et je suis d'accord pour me rendre jusqu'à Grand-Estuaire.
Les regards se tournèrent vers Marthe.
-J'irai, dit la magistrate. Si je puis me rendre utile, il est de mon devoir de le faire. Je ne connais guère les Paludiers, certes, mais je suis sûre que Varamyr aura le temps de m'apprendre le nécessaire.
Silence, à nouveau.
-Très bien, dit Ignace. Du moment que les accords passés avec Grand-Estuaire et ou les Paludiers ne remettent pas en cause ceux déjà établis entre nous et la banque Lestival, à qui nous devons pour une bonne part d'avoir pu lancer l'expédition, je suis d'accord.
-D'accord également, acquiesça Agnès. Mais pour que le Conseil continue à représenter globalement toutes les constituantes de la Communauté, tous ses aspects majeurs, il faudra nommer des remplaçants à ceux qui partiront. Et je pense que cette démarche comme le nom des personnes qui siègeront avec nous doivent obtenir l'aval de l'Assemblée, ne serait-ce que via une consultation écrite, comme pour le trésor.

Hubert était ravi de la tournure qu'avait pris la réunion jusqu'au moment où Agnès prit la parole. Pendant une seconde, il eut une franche et réelle envie de l'étrangler. Juste une seconde. Puis il sourit et opina du chef.
" Bien sûr. Mais rapidement."
Il avait envie d'ajouter quelque chose sur le fait que si l'assemblée votait contre l'initiative, il démissionnerait dans l'heure, mais ça ne servait à rien de verbaliser son mécontentement avec ces procédures stupides. Il allait devoir composer et composer encore, malheureusement. Et il ne pourrait même pas échanger des grommellements avec Varamyr. Il ne lui restait plus à espérer que les conseillers remplaçants seraient un peu plus pragmatiques et peu moins idéalistes. Marthe choisirait Albérich. Il était moins attaché aux principes qu'on ne pouvait le penser : après tout, il avait contraint les Solarciens avec tout l'aplomb d'un despote éclairé pendant plusieurs mois. De son côté, Frida avait été, jusqu'ici, la plus réaliste du groupe des représentants. Elle nommerait quelqu'un avec l'état d'esprit adéquat.
" Doit-on attendre cette consultation pour organiser pratiquement les choses ?"
Il avait dit ça avec toute la civilité dont il était capable. C'était un paladin : il était poli, courtois, et tout le nécessaire.

-La consultation pourra avoir lieu dans la journée, et son résultat être connu dans la soirée, assura Ignace. En cela, celle liée à la répartition du trésor nous aura permis de nous rôder.
-Il me semblerait préférable d'attendre le résultat avant de lancer quoi que ce soit, fit Agnès.Néanmoins, s'il y a des chantiers particulièrement urgents à entreprendre et s'ils n'engagent à rien... Lançons-les. Je ne pense pas que l'Assemblée votera contre le projet, de toute façon.
-Des idées pour les remplaçants ?
-Mon confrère Ézéchiel me semble tout indiqué : il a de l'expérience, je me fie entièrement à lui.
-De mon côté, je propose Albérich : il fera des merveilles. Je pense parvenir à le convaincre, surtout s'il y a une consultation pour légitimer son entrée en fonction.
Tout le monde hocha la tête : l'affaire semblait entendue.

" Bon. Je vais lancer ce qui peut être lancé."
Il se leva. Beaucoup trop de palabres pour une seule journée, et il n'était pas midi. Heureusement, les choses avaient bougé et il y aurait bientôt un peu d'action avec le remplacement des portes. D'ici là...
" Ignace. Nous avons pensé que vous pourriez vous charger d'organiser une équipe pour dénicher les passages secrets du sous-sol, s'ils existent..."
Il se tourna vers Agnès.
" C'est utile quoi que décide l'assemblée, je crois."
Il revint à Ignace.
" Etienne vous en avait peut-être déjà parlé..."

-Oui. Et comme le projet était dans l'air, de toute façon, j'ai déjà jeté un œil à mes listes... Je m'occuperai de cela au plus vite.
-Je te donnerai un coup de main pour la consultation dès que je serai allée dire un mot à Albérich.
-Comptez également sur moi, pour le vote.
-De mon côté, je pense avoir un moment pour discuter avec Ézéchiel avant l'installation des portes.
-Moi, je vais retourner sur les remparts...

Hubert se garda bien de dire ce qu'il allait faire car il n'en avait aucune idée. A force de jouer les grands généraux, on lui avait retiré toute tâche pratique et pendant un moment, à l'extérieur du chariot, il se sentit désoeuvré. Tant que le siège se maintenait, son rôle allait être extrêmement limité : il allait devoir surveiller que tout tournait bien. Ce n'était pas très différent de ce qu'il avait fait à Solarcis, sauf qu'il y avait eu, là-bas, du travail en permanence : une cité de trente mille âmes ne s'administrait pas comme un fort de cinq cent réfugiés.
Gabriel devait être en train de se coordonner avec les mages, les enfants fouillaient probablement la bibliothèque, il musarda donc un moment dans la cour, essayant de ne pas avoir l'air trop oisif. Bientôt, il aurait mille pages à lire... Son rêve.

Quant à l'ancien aubemestre, cela faisait belle lurette qu'il avait terminé de constituer les derniers groupes de sentinelles. Mais il n'avait pas eu le temps d'aller trouver Ignace pour lui demander comment il pourrait se rendre utile, car Agathe lui avait subitement barré la route, poings sur les hanches.
-Albérich, j'aurais deux missions d'importance à te confier.
Elle prit une profonde inspiration des plus théâtrales.
-Sache que non content de nous envoyer deux enfants alors même que l'école n'a pas encore repris, Hubert souhaite que nous les aidions à trouver des ouvrages... militaires.
Elle croisa les bras.
-Ta première mission, si tu l'accepte, serait de donner un coup de main à Ruth et à Alban, pour qu'ils ramènent des livres sur les sièges de la bibliothèque : nous sommes en train de préparer nos cours et... ça nous arrangerait beaucoup si tu faisais ça pour nous. La seconde, que tu l'acceptes ou non, est de signaler à notre paladin que les instituteurs lui déclarent la guerre.

" Ah non, Agathe, ça suffit ! s'exclama Albérich, poings sur les hanches, lui aussi. J'accepte la première mission, mais pas la seconde ! J'en ai parfaitement soupé d'être une victime collatérale de vos querelles avec Hubert. De surcroît, je ne vois pas de quoi vous vous irritez, tous... C'est plutôt un signe de bonne volonté : Hubert reconnait que le savoir lui échappe et se trouve dans les livres ! Que pourriez-vous espérer de plus, venant d'un homme d'épée ?! Vous devriez au contraire louer Oghma d'avoir affaire à un soldat aussi humble."
Il sourit.
" Mais je peux aider les gosses, assurément. Où est-elle, cette bibliothèque ?"

Elle lui sourit, lui indiqua où trouver le chariot renfermant la bibliolthèque mais aussi, à l'intérieur de celui-ci, les catalogues, lesquels fournissaient un bref résumé de chaque ouvrage possédé par la Communauté. Ils lui permettraient de mettre la main sur les livres évoquant le sujet qui les intéressaient mais qui, n'étant pas purement militaires, n'étaient pas forcément rangés avec ceux de cette catégorie.
Parvenus sur les lieux, il découvrit les écuyers d'Hubert, qui ouvrirent de grands yeux en l'apercevant.
-J'ai fait trop peur aux instits ? s'enquit Ruth, embarrassée.

" Tu les as terrorisés, Ruth, dit Albérich en les rejoignant. Ou alors c'est Hubert qui les a terrorisés. Ils ont compris qu'en ne vous aidant pas, ils allaient avoir des ennuis, et c'est là que j'entre en scène, toujours prêt à rendre service."
Il jeta un oeil dans le chariot.
" Bon, attaquons. J'adore les traités de stratégie militaire. Que cherchons-nous ? Des histoires de trébuchets et d'huile bouillante, je suppose."

-L'huile bouillante, je vois à quoi ça sert : on en renverse sur ceux qui essaient d'escalader les remparts. D'ailleurs, faudrait dire à Ignace de pas utiliser toute celle qu'on a pour la cuisine : ce serait trop bête de pas en garder pour ces foutus cannibales... Par contre, les trébuchets, c'est quoi ?
-C'est un engin de siège, une sorte de catapulte, mais en plus grand, qui balance de grosses pierres soit sur les fortifications, pour les détruire, soit par dessus, pour essayer de tuer les gens qui sont de l'autre côté.
-Ouah ! Mais... Alban ?
-Oui ?
-Reste toujours près de m'sire Hubert, et t'approche jamais des maîtres d'école.
-Pourquoi ?
-Parce que sinon, ils te kidnapperont et te feront un lavage de cerveau pour que tu oublies tous ces trucs militaires. Peut-être même qu'ils essayeront de les remplacer par... par... Par de la POÉSIE !
-Des fois, c'est joli, la poésie.
-J'ai rien entendu.
-Mais...
-La la la, j'ai rien entendu, te dis-je, rien de rien de rien de rien.
L'écuyer haussa les épaules.
-Comment pouvons-nous vous aider, messire ? Je crois qu'il y a des étiquettes sur chaque caisse, qui disent ce qu'on trouve dedans...

Albérich regarda l'écuyer en fronçant les sourcils.
" Une seconde, jeune homme, je crois qu'il y a inversion des rôles. C'est moi qui viens vous aider et non pas vous qui m'aidez. Attention à la nuance. J'imagine qu'Hubert vous a dit ce qu'il cherchait... On ferait mieux de commencer par les bouquins sérieux. Bon... Comment est-ce qu'ils ont classé ça... Oh, par thème, on a de la chance... Caisse numéro 11. Chasse au trésor. Qui a vu la caisse numéro 11 ? Ruth, n'essaie pas de la soulever toute seule !"
Il espérait qu'Hubert n'avait pas l'intention qu'ils lisent toute cette formidable prose, de surcroît.

Les gosses se mirent au travail : Alban fidèle à lui-même et donc aussi sérieux qu'appliqué, Ruth de manière un peu plus dissipée, quoiqu'elle fasse de réels efforts d'efficacité et qu'elle y parvienne honorablement.
Ils trouvèrent une caisse portant une étiquette indiquant "Guerre et sujets militaires", étiquette sur laquelle une main malicieuse avait ajouté : "ATTENTION, N'OUVREZ SURTOUT PAS : OUVRAGES CONTAMINÉS PAR UN GERME MORTEL ET INCURABLE !!!". A l'intérieur, une bonne quantité de livres, dont trois abordant directement les sièges, cinq y consacrant un chapitre conséquent et huit les évoquant plus brièvement. La suite fut moins aisée, Hubert ayant réclamé tous les volumes traitant du sujet : on farfouilla donc, trouvant ici un traité historique en dépeignant quelques-uns parmi les plus fameux, là un roman se déroulant dans une cité assiégée...
Le travail progressait bien mais était loin d'être terminée lorsque quelqu'un, à l'extérieur, manifesta sa présence en toussant discrètement.
-Albérich, je peux vous dire un mot ?

" Ma cachette a été éventée. Scandale." souffla le Luménien en décochant un clin d'oeil aux enfants.
Il reposa le livre qu'il avait déniché, une chanson de geste en plus de deux cent strophes racontant le siège d'une cité inconnue dans un endroit inconnu en un temps inconnu.
" J'arrive." dit-il d'une voix plus forte, en gagnant la sortie du chariot.
Il jeta un regard à ses acolytes.
" Courage ! Mais n'hésitez pas à faire une pause. Je reviens."
Puis il se glissa à l'extérieur pour y retrouver Marthe, dont l'expression ternit presque aussitôt sa bonne humeur...

-Je suis désolée de vous déranger en plein travail mais quand vous m'aurez écoutée, vous comprendrez que je n'avais guère le choix. En effet, le Conseil a pris des décisions importantes. Certes, elles doivent encore être validées par l'Assemblée, qui se prononcera aujourd'hui, au travers d'une consultation écrite. Cependant, je suis sûre que nous obtiendrons son aval...
Elle le regarda bien en face.
-Nous sommes tombés d'accord pour dire que notre seul moyen de vaincre les cannibale est d'obtenir des alliés, des renforts. Par conséquent, deux missions diplomatiques vont être dépêchées, l'une à Grand-Estuaire, composée notamment de Frida et de Louis, l'autre aux Dents Grises, comprenant Varamyr et moi-même. Le Conseil va donc se retrouver privé de deux de ses membres, membres qu'il faudra remplacer, et j'aimerais que ce soit vous qui preniez ma place.

Albérich ne s’attendait pas à pareille déclaration et il resta muet de stupeur.
« Quoi ? » finit-il par articuler.
Elle ne plaisantait pas, il le voyait bien. Mais c’était…
« Marthe, voyons, c’est… Sûrement, vous n’êtes pas obligée d’y aller… C’est incroyablement… risqué. Un courrier doit suffire, avec quelqu’un de plus… accoutumé au marais pour l’y porter… C’est l’hiver et vous êtes… »
Il ne sut pas quel mot utiliser, se sentit rougir.
« … encore fragilisée par les événements récents… Vous ne pouvez pas partir. Les Paludiers comprendront. Il y a sûrement quelqu’un de plus indiqué pour jouer les porte-paroles… »
Il ne pouvait pas imaginer que le conseil ait donné son aval à une telle absurdité. Bien sûr, Marthe était encore jeune et il savait qu’elle ne manquait pas d’énergie, mais le gel était à leurs portes, le marécage regorgeait de créatures féroces, et n’importe qui aurait pu dire que la juge était à bout de forces.

-Varamyr pense qu'il est important qu'un représentant de la Communauté se rende auprès des Paludiers, afin de leur montrer que nous ne sommes pas une simple bande de pilleurs de ruines. De surcroit, pour mener une démarche aussi cruciale, pour s'entretenir avec les chefs de la tribu, la présence d'un Conseiller paraît incontournable : la diplomatie est un art difficile où il faut témoigner des égards à son interlocuteurs, où il faut montrer qu'on le respecte en mobilisant ses plus hautes instances... Or, je suis la seule à pouvoir me rendre aux Dents Grises : Frida va rallier Grand Estuaire, pour escorter Louis et l'épauler ; Étienne ne peut quitter le fort, vu tout ce qu'il représente pour la Communauté ; Ignace et Agnès sont indispensable à son fonctionnement, voire à sa survie...
Elle sourit.
-Je dois y aller, Albérich. C'est mon devoir. Et j'aime autant me rendre utile que rester ici à ne rien faire, sinon essayer de préparer une Constitution qui sera bien futile si nous ne survivons pas.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée