La Couronne de Cuivre

" Peut-être. Espérons en tout cas que ce sont des locaux, sans quoi nous sommes peut-être en train de perdre notre temps..." dit Caenlin.
Ils étaient arrivés à proximité des portes.
" C'est toi qui parles, en tout cas." ajouta Dothiel avec un sourire.
Il ne leur restait plus qu'à remplir ces fameuses formalités...

-D'accord. Mais il vous faudra quand même signer le registre. Et si vous ne savez pas écrire le commun... bah, gribouillez quelque chose d'illisible, ça fera l'affaire.
Et il s'avança donc pour accomplir la fameuse démarche. Et ce, pour la deuxième fois, quoiqu'il ait pour la première usé de son identité réelle.
Sitôt la formalité accomplie, ils en seraient sans doute réduits à se promener en ville.

" Pas de soucis." dirent les jumeaux en coeur.
Les formalités furent rapidement expédiées : les hommes en faction n'étaient pas les mêmes que la veille, mais ils étaient au courant de leur passage nocturne et soulagés de ne pas avoir à les poursuivre dans la cité. Une fois les documents remplis et signés, il ne leur resta plus qu'à retourner dans la ville.
" Où allons-nous, alors ? Nous mêler aux Chauntéens ?"

Il haussa les épaules.
-Je ne vois pas quoi faire d'autre. Et puis, qui sait : en tendant l'oreille, nous finirons peut-être par entendre parler de la mort du centaure, du sort réservé à ses assassins, de l'enlèvement de la princesse...
On pouvait toujours rêver.

Effectivement, c'était trop demander.
Les gens autour d'eux, dans les rues, les boutiques, les tavernes ou le temple parlaient de leurs petites affaires quotidiennes, du temps, d'un mariage à venir, d'une naissance prochaine, d'un décès regrettable, de la voirie, du prix de la bière, du pain ou des semences, des champs et des bêtes, d'un toit à réparer, d'un cousin à inviter pour le souper, d'un cheval à ferrer, de toutes ces petites choses d'un quotidien très ordinaire... S'ils voulaient en apprendre plus sur des sujets épineux... Il leur faudrait mieux choisir leurs endroits ou poser des questions plus audacieuses...

Mais le barde avait déjà obtenu réponse à l'une de ses interrogations : le sort réservé aux hommes qui avaient massécré le centaure et voulu l'abattre.
S'ils avaient été inquiétés, on en parlerait encore : l'arrestation de plusieurs dizaines d'individus ne pouvait qu'occuper longtemps les conversations dans un endroit d'ordinaire si paisible. Si personne n'en disait mot, c'est que les autorités les avaient laissés tranquilles et que, ce faisant, elles s'étaient rendues complices de l'acte odieux.
Au moins était-il fixa à leur sujet.
Pour le reste... Il ne voyait pas quelle question il aurait pu poser sans paraître étrange. Alors, il orienta simplement la promenade en direction de l'abbaye, histoire de tenter d'en avoir un aperçu.

L'abbaye en elle-même n'était pas aisément accessible depuis la cité : en effet, celle-ci s'étendait au sud de la butte sur laquelle était perché le sanctuaire, une véritable petite forteresse construite dans la rocaille, et qu'on ne pouvait manifestement atteindre que par une seule porte, située à côté du comptoir que Taliesin avait visité quelques jours plus tôt. Mais celle-ci était fermée : l'abbaye n'était ouverte au public que deux fois par an, à l'occasion de fêtes bien spécifiques. Le reste du temps, elle était consacrée à la contemplation, aux rites et à la prière, à l'abri des turpitudes du monde.

A moins qu'on ne s'y livre à des activités bien moins avouables ?
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas depuis Champsdor qu'ils parviendraient à percer les mystères de ce sanctuaire. Sans doute faudrait-il essayer depuis l'extérieur, bien que la chose paraisse fort peu réalisable. Néanmoins, puisqu'ils avaient épuisé toutes les pistes disponibles en ville, il fallait bien essayer autre chose. Et puis, ils pourraient combiner cette sortie avec une excursion vers le lieu de l'enlèvement de la princesse.
Si l'examen de celui-ci ne donnait rien, s'il s'avérait totalement impossible d'infiltrer l'abbaye, ils devraient se rendre à l'évidence et admettre qu'ils n'étaient pas de taille à résoudre cette affaire.
Mais à l'impossible nul n'est tenu : il aurait tenté et, avec sa conscience pour lui, pourrait rentrer à Luménis et informer les autorités compétentes.

Dothiel et Caenlin étaient moins résignés que le barde. La première était d'avis d'aller dans les hospices pour creuser la piste du convoi que les centaures avaient escorté. Le second lorgnait sur sa soeur, toujours convaincu qu'elle ferait un excellent appât. En début d'après-midi, il leur fallut décider de la suite des opérations : escalader la muraille à la nuit n'était pas impossible, loin de là, mais peut-être pouvaient-ils s'inventer une bonne excuse pour quitter la ville...

Bah, quoi de plus logique, pour des Chauntéens, que de souhaiter admirer les champs bénis par leur déesse ? Et puis, de toute façon, les gardes ne leur poseraient sans doute pas de question.
En tout cas, lui-même était partant pour quitter la ville. Si Dothiel souhaitait visiter les hospices, elle était libre de le faire mais lui-même ne voyait pas l'intérêt de la manœuvre : si c'était là qu'on avait conduit les femmes du convoi, c'est que celui-ci n'avait rien de mystérieux et que cette affaire n'avait aucun point commun avec les disparitions.

La jeune femme se rangea à l'avis de Taliesin et ils retournèrent vers l'auberge.
" Qu'est-ce qu'on dit au tenancier ? Qu'on part déjà ?" demanda Caenlin avant qu'ils n'entrent.

-Je crains qu'un départ à ce point prématuré ne paraisse louche : objectivement, la vallée à de quoi séduire et pousser à s'attarder les Chauntéens... Dans l'idéal, il faudrait trouver un moyen de rentrer en ville malgré la fermeture des portes, mais escalader les murailles sous nos formes humaines risque d'être un tantinet ardu. Alors peut-être peut-on simplement annoncer que nous partons nous promener et que si notre balade nous mène trop loin, nous camperons et serons de retour demain ?

" D'accord... Mais peut-être est-il plus prudent de... suggérer à notre aubergiste que c'était son idée ? Je suis certain que si nous lui disons que nous voulons visiter la campagne environnante, il nous indiquera de beaux coins à visiter. Cela paraitrait peut-être moins bizarre que de vouloir abandonner Champsdor dès notre arrivée...
— C'est vrai qu'on peut prétexter que la ville ne nous laisse pas profiter de tous les bienfaits de Chauntéa."

-Très bien, faisons ainsi. En plus, qui sait ? C'est dans cette auberge que logeait mon amie : si ça se trouve, son tenancier est un indic pour les kidnappeurs, si bien que nous ferons une désagréable mais utile rencontre dans l'un des endroits qu'il nous aura conseillés...
Il sourit.
-D'accord, je n'y crois guère. Mais bon, peut-être qu'en lançant sans cesse de nouvelles idées, l'une d'entre elles finira par être juste ?

Le tenancier les accueillit en leur servant un verre lorsqu'ils s'installèrent à son comptoir.
" Alors, les p'tits jeunes, comment s'est passée votre découverte de Champsdor ? C'est plus grand que chez vous ?"
Les deux elfes se tournèrent vers Taliesin avec des sourires empruntés. Il était clair qu'ils ne parleraient que sous la torture.

C'était de bonne guerre : les conversations étaient à peu près le seul domaine où il pouvait se rendre utile.
-Plus grand que notre village, pour sûr. Et tout à fait charmant : c'est un très beau bourg que vous avez là. Mais je pense que cet après-midi, nous opterons pour une promenade hors les murs : nous voudrions pouvoir contempler les champs, les vergers, la campagne... La bénédiction de Chauntéea doit les rendre incomparables.

" Vous n'avez pas tort... et c'est la bonne saison pour faire un tour. Le début de l'été, toujours magnifique. Vous devriez partir vers l'est... Pas jusqu'à la forêt, ça ne vaut pas le coup, mais si vous décrivez une boucle autour de la butte de l'abbaye, au-delà des pâturages, vous verrez tout ce qu'il y a à voir : les champs, les vergers, les potagers, les vignes... et les animaux."
Il se tourna vers Dothiel.
" En général, les femmes aiment bien voir tous ces agneaux, ces veaux... C'est plein de vie."

Il réprima un sourire amusé : Dothiel, à son avis, n'apprécierait guère la remarque.
-Merci beaucoup pour vos conseils : nous les suivrons à la lettre. Pensez-vous possible de faire cette boucle en un après-midi, sachant que, pour profiter du spectacle, nous aimerions prendre notre temps ?

" Alors là, aucune chance, dit l'aubergiste. Mais vous avez du matériel de bivouac, non ? Sinon, il y a pas mal de bergers qui restent sur le pâturage à la nuit... Vous pouvez vous joindre à eux. Même si entre nous, la région est très sûre : pas de grands prédateurs, pas de bandits, vous pouvez vraiment vous installer sous le premier arbre venu... Enfin, méfiez-vous des bêtes. Certaines n'aiment pas trop qu'on approche de leurs petits... Mais il y a des bergeries aussi, des étables... En cette saison, les animaux restent dehors. Mon seul conseil, c'est de ne pas vous servir dans les champs ou les potagers. C'est très mal vu, ici. Mais si vous demandez... Les gens vous offriront volontiers de quoi manger. Mais faut demander, c'est mieux."

Ah, toujours cette bonne vieille rengaine ! La Vallée fertile, lieu où il ne se passe rien, lieu où l'on ne craint rien ! C'était d'autant plus choquant dans la bouche d'un aubergiste qui, de part sa profession, devait être au courant de toutes les rumeurs, de tout ce qui se produisait aux alentours ! Il passait donc sciemment sous silence la disparition de l'une de ses clientes, la mort du garde-chasse, l'enlèvement de la princesse, le massacre de six des membres de son escortes, le pogrom dont avaient été victime le centaure à cause d'une bande de plusieurs dizaines d'hommes sanguinaires... Il passait sous silence tous ces faits alarmants et envoyait des gens de passage camper dans la campagne sans la moindre hésitation. C'était à croire qu'il était partie prenante dans un vaste complot d'ensemble...
-Oh, ça, c'est la moindre des choses : par chez nous non plus, on n'apprécierait pas que des gens se servent sans permission ! répondit-il néanmoins avec son affabilité coutumière.

L'aubergiste leur souhaita donc une bonne route et proposa de garder les affaires qu'ils ne voulaient pas emporter. Il leur garderait les chambres aussi, sans frais, car il n'imaginait pas se voir subitement assaillis de clients : ce n'était pas la saison commerciale, et pas celles des festivals non plus. Bref, tout serait à sa place à leur retour... et les lits faits en prime.
Il ne resta plus qu'à Taliesin et ses deux compagnons qu'à partir battre la campagne... vers l'est, si telle était leur destination... à moins qu'ils n'envisagent de donner plus de corps à leur petite histoire en demeurant d'abord auprès de la butte.

Cette option était la plus indiquée, de son point de vue. Si les ravisseurs de Cordélia et de la princesse étaient originaires de la vallée, s'il y avait un système organisé pour repérer les proies potentielles, ils pouvaient très bien être suivis, observers... Dès lors, autant jouer leur rôle au maximum. Il serait toujours temps de se diriger vers le lieu de l'embuscade plus tard. Plus tard mais avant la nuit, cependant : car, privés de la vision nocturne comme ils l'étaient, ils ne pourraient pas relever beaucoup d'indices après le crépuscule...

La lisière de la forêt était distante, et la journée déjà bien entamée : s'ils espéraient atteindre les lieux de l'embuscade avant la nuit, ils n'avaient pas vraiment la possibilité de musarder. Une solution était bien sûr de n'y aller que le lendemain : cela retarderait leur recherche d'indices mais cela serait moins suspect s'ils étaient réellement surveillés...

C'est ce qu'il proposa à ses compagnons.
Cette perte de temps n'en serait pas forcément une, d'ailleurs, dans la mesure où ils pourraient, tout en contournant l'éminence sur laquelle était dressée la forteresse servant de sanctuaire aux Chauntéens, ils pourraient toujours tenter de repérer un moyen de s'infiltrer à l'intérieur de celle-ci.

Ils se mirent donc en route, atteignant rapidement les pâturages où les centaures avaient campé jusqu'il y a peu. Brebis et chèvres s'y ébattaient, sous le regard tranquille de quelques bergers et de leurs chiens. Certains de ces derniers approchèrent des promeneurs sans se montrer agressifs pour autant. Comme Taliesin avait pu le constater au cours de ses investigations des jours précédents, la colline sur laquelle se dressait l'abbaye était boisée sur tout son versant est. La pente devenait cependant rapidement très forte, mais les arbres montaient presque jusqu'au mur d'enceinte de la petite forteresse. Pour découvrir l'aspect des autres versants, il faudrait monter plus loin vers le nord... ce qui n'était pas exactement leur destination finale. Mais le ciel grisait déjà...

Décidément, il était écrit qu'ils ne parviendraient pas à mener à son terme la moindre observation.
Taliesin était résigné. Si la vallée abritait bien une organisation malfaisante, si elle était bien le théâtre d'un sinistre complot, l'une comme l'autre étaient trop bien dissimulés pour qu'ils puissent les mettre à jour avec leurs maigres moyens.
Peut-être n'aurait-il pas dû fuir la vallée, peut-être aurait-il dû attendre que les ennuis viennent à lui : ç'aurait sans doute été la meilleure solution pour y voir un peu plus clair. Mais il était parti et, à présent, il commençait à prendre conscience de l'inutilité absolue de cette nouvelle expédition...
Qu'avait-il espéré, au juste ?
Il ne dit cependant rien de ses sombres réflexions. Mais il n'émit pas non plus de nouvelle idée, pour la bonne et simple raison qu'il n'en avait plus aucune.
Ils allaient donc se chercher un lieu de bivouac puis, le lendemain, iraient examiner le théâtre de l'embuscade.
Ensuite...
Ensuite, il serait probablement temps de s'avouer vaincu.

Ses deux compagnons ne disaient rien, marchant dans la campagne avec nonchalance, comme les promeneurs qu'ils prétendaient être. Leurs yeux, cependant, scrutaient l'environnement avec attention, notamment cette fameuse butte et la forteresse perchée derrière les arbres. Quand il fut clair que la nuit était proche, ils s'immobilisèrent.
" Où bivouaque-t-on ? Au milieu des prés ? Ou vous voulez qu'on aille dans le bois ?
— Ce serait pas mal si on veut s'approcher de la forteresse."

-Pourquoi pas ? Malheureusement, nous n'y verrons goutte sitôt la nuit tombée, et nous ne pouvons pas vraiment nous permettre d'abandonner nos formes actuelles : Wilmarin l'a dit, nous n'aurions quasiment aucune chance de les retrouver à l'identique. Or, comme nous retournons en ville demain et serons confrontés à des gens avec qui nous avons déjà un peu échangé...
Il songea bien à leur proposer de camper dans les ruines : c'était désormais un lieu idéal, puisqu'elles avaient été dégagées de leur gangue de végétation - la seule et unique chose qu'il avait pu mener à terme depuis son arrivée dans la vallée. Toutefois, s'ils étaient surveillés, il préférait ne pas attirer l'attention sur cet antique sanctuaire.

" Si nous trouvons ce que nous cherchons, nous n'aurons nul besoin de retourner en ville, dit Caenlin en levant les yeux vers la forteresse. Mais peut-être ne vaut-il mieux pas s'attaquer au gros morceau d'emblée... Je suis séduit par tes supputations, mais pour l'heure, nous n'avons pas l'ombre d'une preuve. Prendre de tels risques alors qu'en réalité, nous n'avons aucune certitude sur l'endroit où se trouvent les gens qui ont disparu me semble pour le moins prématuré."

-Je suis bien d'accord.
Et puis, il en faudrait beaucoup pour le pousser à prendre des risques : non, il n'avait aucune intention de perdre la vie dans cette vallée maudite.
-En tout cas, je m'en remets à vous quant au choix du lieu de bivoauc.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile