La Couronne de Cuivre

A l'idée de camper dans la broussaille, Valaellyn avait esquissé une grimace, mais elle ne dit rien et s'accrocha simplement davantage à son compagnon de selle. Celui-ci acquiesça aux paroles de Taliesin.
" J'ai repéré deux ou trois endroits qui feront l'affaire. Les bois sont touffus mais en cette saison, le couvert est toujours limité. Mais on n'apprend pas à un rôdeur à faire du feu... Nous serons bien installés en dépit de l'humidité."
Il avait sans doute ajouté ces derniers mots à l'intention de la prêtresse. Il claqua de la langue et renvoya Tempérance sur la route. La jument était encore fraîche, elle allongea l'allure, suivie sans peine par le coursier spectral, jusqu'à ce qu'ils gagnent un premier bosquet de conifères. Autour d'eux, les champs et les pâtures étaient figés, déserts, et l'horizon était brouillé par le rideau de pluie. Enfin ils atteignirent un second bois, plus important, et Mathieu indiqua une vague direction à Taliesin avant de brusquement quitter le chemin pour s'engager dans les taillis. Le fracas des gouttes masquait imperceptiblement celui de leur progression, mais en voyageur aguerri, Taliesin savait qu'il ne s'agissait là que d'une illusion : ce qu'il estimait tonitruant était inaudible pour quiconque se trouvait à distance. Ils s'enfoncèrent ainsi dans le sous-bois, franchirent plusieurs buissons épineux d'un vert sombre éternel, puis descendirent dans un petit vallon, remontèrent le cours d'un ruisseau, pataugeant dans la boue et les feuilles mortes. Ils gravirent le flanc courbe d'une colline glissante, suivirent une crête rocheuse, louvoyant entre les troncs, puis se faufilèrent sous des sapins aux branches basses et assassines. La nuit était tombée. Taliesin parvenait encore à s'y repérer, mais il devinait que Mathieu devait faire appel à d'autres yeux pour y parvenir. Le rôdeur s'arrêta peu après et désigna quelque chose du doigt. Loin, entre deux troncs, dix troncs, mille troncs, Taliesin devina le scintillement d'une lumière.
" Ils sont là." chuchota l'humain. " C'est la lumière du portail."

Taliesin scruta le vague scintillement. Dut résister à l'envie de se porter vers lui dans l'instant. Mieux valait s'en remettre à l'avis de Mathieu. Ils étaient dans son élément...
-Penses-tu qu'on peut aller jeter un coup d'oeil tout de suite ou préfères-tu que nous dressions d'abord le camp ? s'enquit-il, à mi voix. Si tu connais un coin abrité et caché aux regards indiscrets, je peux nous fournir un abri...

Mathieu le dévisagea, vaguement interdit.
" Tu as une tente dans ton petit sac ?" fit-il avec un air dubitatif. " Je pense qu'il vaut mieux d'abord s'installer avant d'aller se balader. De toute façon, vous aurez besoin de moi pour l'un et l'autre, et je ne peux pas me couper en deux."
Il fit tourner bride à la jument.
" Nous allons revenir un peu en arrière et entrer dans le petit bois de noisetiers, il sera assez dense pour nous dissimuler."
Il joignit le geste à la parole et moins d'un quart d'heure plus tard, ils mettaient pied à terre dans une clairière encerclée d'arbres nus mais entremêlés, dans un renfoncement de terrain.

Sans perdre de temps, Taliesin fouilla dans la poche intérieure de son manteau et en tira le pipeau. Il ne savait pas si Valaellyn et Mathieu en avaient déjà entendu parler - les jeunes Merlus, et notamment Benoit, s'étaient bien amusés avec le sort pourvoyeur de petits déjeuners et en avaient peut-être parlé à leurs aînés -, mais il espérait bien, tout de même, produire son petit effet.
-Je ne peux pas garantir que la couleur de notre abri soit discrète... fit-il. Mais on pourra toujours le recouvrir de terre, de branches mortes...
Et d'entreprendre, aussi bas que possible, de jouer les fameuses "Damoiselles d'Eauprofonde".

Comme de coutume, la mélodie fut suivi d'un léger éclair lumineux, à peine un éclair furtif dans les ténèbres, puis la nuit revint.
Mais d'abri, il n'y avait nulle trace. La clairière était toujours aussi déserte, aussi humide. Mathieu et Valaellyn le dévisageaient avec une expression presque inquiète, comme s'ils craignaient qu'il ait perdu la tête.
Il sentit cependant qu'il y avait un léger changement. Tout léger. Quelque chose lui alourdissait la poche. C'était une fiole. Pleine. Mais de quoi, ça...

Dépité, l'elfe poussa un soupir spectaculaire et fourra la main dans sa poche.
-Normalement, cet air procure ce dont on a le plus envie, sur le moment... expliqua-t-il à ses compagnons en leur adressant un sourire penaud. Quand nous étions dans les montagnes, avec Victor, il nous a fourni une cabane... Et même une tente, quand nous sommes arrivés dans la Lorien. Ah, des plantes, aussi, lorsque j'ai été blessé par le lion. Là, j'aurais voulu quelque chose pour nous soustraire à la pluie. Mais voici ce qu'on nous offre...
Et Il leur tendit la fiole.

" C'est peut-être parce qu'une tente, j'en ai une." fit Mathieu avec une petite moue amusée.
" Si tu voulais nous annoncer que tu avais emporté une bonne bouteille, tu pouvais simplement le dire !" s'esclaffa Valaellyn.
Le rôdeur ouvrit son sac et sortit la bâche qu'il avait emportée, ainsi que les piquets à monter pour la soutenir. C'était une toile résistante et solide, qui semblait facile d'utilisation. Ils seraient certainement un peu serrés à l'intérieur, mais au sec, assurément.

Bah, comme l'avait dit Emeraude quelques jours plus tôt, la chaleur humaine était le meilleur remède contre le froid. Ils seraient donc au sec, auraient relativement chaud... Trop de confort, presque, pour des guetteurs ! D'autant que c'était sans compter la dive bouteille...
-Je suis peut-être un alcoolique qui s'ignore... fit-il, faussement ennuyé, en lorgnant la fiole pour deviner de quel grand cru il s'agissait exactement. Moi, je voulais vraiment un abri...
Il se mit ensuite en devoir d'aider ses compagnons à monter la tente qu'avait emportée Mathieu. Lorsque ce fût chose faite, il attendit patiemment que le rôdeur leur indique la suite du programme. Peut-être voudrait-il manger un morceau avant de repartir...

Une fois la tente montée, Mathieu s'employa à rapidement leur creuser un petit feu couvert, dont les flammes resteraient invisibles et la fumée se perdrait dans la bruine. Il semblait se soucier des conditions climatiques comme d'une guigne.
De son côté, Taliesin eut beau lorgner et humer la fiole avec concentration, il lui fut impossible de déterminer ce qu'elle contenait. Ce n'était certainement pas du vin, cependant, ni même un alcool quelconque. Vu la maigre quantité de mixture qu'elle contenait, elle était à usage unique. Mais à usage de quoi ? Mystère.
Quand le rôdeur en eut fini avec leur installation, il prit son arc, resserra son manteau autour de lui et se tourna vers l'elfe.
" Nous pouvons y aller, si tu le désires."
" Je pense que je vais rester ici, moi."

Taliesin rempocha la fiole avec un soupir. Potion d'invisibilité, de métamorphose ? il n'avait aucun moyen de le savoir, sinon en la testant. Mais si le mystérieux élixir était utile, mieux valait ne pas le gaspiller... Une étiquette l'aurait bien aidé, et, franchement, ce n'était pas bien compliqué à réaliser ! Si, au moins, il se souvenait de ce qu'il désirait, en jouant le morceau... Une tente. Voilà ce qu'il voulait... Mais un élixir de tente, ça n'existait pas. Si ?
Bah, au pire, il demanderait à Valaellyn de l'examiner. Les clercs s'y connaissaient, en potions...
L'intervention de Mathieu le tira de ses réflexions. Et celle de la prêtresse le laissa perplexe : il n'aimait pas l'idée de se séparer... Pourtant, le rôdeur disposait de nombre d'espions, dans les bois, et l'elfe savait ce qu'elle faisait... Il devait arrêter de s'inquiéter ainsi.
-C'est comme tu préfères... dit-il, souriant, à la jeune femme. Puis, se tournant vers son compagnon : Très bien, allons jeter un coup d'oeil à ce fameux manoir.

Valaellyn se réfugia sous la toile tandis que les deux hommes s'enfonçaient dans la nuit. Mathieu se déplaçait rapidement et lestement, mais sans jamais distancer son compagnon. De temps en temps, il lui indiquait, d'un geste, une racine traître ou un branchage belliqueux, avant de reprendre sa trotte. Leur pas craquait dans les feuilles mortes, mais là encore, le crépitement de la pluie leur servait d'écran. Ils retrouvèrent la lueur que le rôdeur leur avait indiquée plus tôt, puis la perdirent, la retrouvèrent à nouveau, la perdirent encore, avant qu'elle ne surgisse, énorme, au détour d'un repli de terrain couvert de troncs alignés.
" Nous avons franchi les limites de Fernell... Nous allons dépasser deux maisons de forestiers... Puis nous arriverons au portail. Il n'est pas gardé. Tu pourras voir le manoir au travers des grilles." chuchota le rôdeur.
Effectivement, ils atteignirent bientôt deux chaumières endormies, formes noires plantées entre les arbres. Mathieu les évita sans rien dire, accéléra le pas, caressa la tête d'un chien de garde placide, puis ils marchèrent encore quelques minutes, et parvinrent aux grandes grilles qui barraient la route du manoir. Imposant, son lierre dégringolant le masquant dans la nuit, il était encore éclairé en plus d'un endroit.

La vision de la demeure ne provoqua pas chez lui d'émotion particulière. D'abord, parce qu'il ne l'avait jamais vue : il avait les yeux bandés, alors qu'on le tirait hors du chariot... Tout ce qu'il en avait connu, c'était cette geôle sombre, ces chaînes... Ensuite, parce que Galathée ne s'y trouvait pas. Il en avait la certitude. Au mieux, tout ce qu'ils découvriraient ici, ce serait des indices pour poursuivre les recherches...
En revanche, la présence des deux maisons près desquelles ils étaient passés l'inquiétait. En cas de grabuge, ils pourraient être pris entre deux feux... Bien sûr, Mathieu ne s'en était pas ému, ce qui était rassurant. Mais lui-même ne pouvait s'empêcher de regretter cet obstacle, le chien demeuré tranquille, les habitants qui se dressaient entre eux et le couvert des arbres.
Il jeta un nouveau regard au manoir, puis se soupira. Ils pouvaient rentrer : l'essentiel de leur tâche consisterait à surveiller la route, les mouvements des serviteurs. Toutefois, par acquis de conscience, il observa le jardin, les moyens d'y pénétrer sans trop se faire remarquer... Cela pourrait toujours servir.

Le jardin était semblable à bien des parcs d'agrément. Le gazon était taillé court, les buissons avaient des formes régulières, feuillus ou nus suivant l'espèce, une allée de graviers pénétrait sur le domaine, se divisant en trois à mi-parcours et gagnant écuries, réserves et porte principale. Il y avait mille cachettes possibles mais aucun moyen spécifique de franchir la grille : il fallait grimper, l'enjamber et sauter de l'autre côté, simplement. Mathieu lui fit signe de venir à couvert de quelques sapins, un peu plus loin sur le parcours, qui leur laisseraient néanmoins une vue dégagée sur la porte.
" Par une nuit pareille, il y a peu de chance que quiconque se risque au dehors..." grommela le rôdeur, lorsqu'ils furent dissimulés par les arbres.

Le barde acquiesça, lorgna à nouveau la maison. Il ne savait pas ce que signifiait réellement la remarque du rôdeur, si c'était une invitation ou, simplement, une manière de dire que la précaution qu'ils venaient de prendre à son initiative n'était pas vraiment nécessaire...
-Penses-tu que nous devrions essayer d'entrer tout de suite dans le parc ? s'enquit-il finalement pour en avoir le cœur net. Ce pourrait être un bon moyen de repérer les lieux pour une infiltration future, oui, même si leur plan principal restait l'approche et l'interrogatoire des serviteurs en goguette...

" A ta guise." répondit Mathieu.
Il lui fit à nouveau signe de le suivre. Le rôdeur longea la grille vers l'est, jusqu'à atteindre l'endroit où elle s'incurvait pour reproduire l'angle du manoir. Ils perdirent la porte principale de vue, se trouvèrent derrière les écuries. Elles étaient à bonne distance de l'enceinte, il était impossible d'en percevoir les bruissements, souffle des chevaux, hennissement rare, choc des sabots sur la pierre ou dans la paille. Les volets étaient clos, remparts contre les frimas, et une large porte cochère, fermée elle aussi, devait dissimuler un chariot ou deux, peut-être un coche de bonne qualité. Taliesin repéra alors un mouvement derrière la grille, quelque chose qui se déplaçait, et avant qu'il n'ait pu bouger ou crier, un gros chien surgit, noir de jais, yeux brillants, détrempés par l'averse. Mathieu sourit à l'elfe.
" Voici Wilbur. Il est très très méchant. N'est-ce pas Wilbur ?"
L'animal se contenta d'haleter en secouant son postérieur avec frénésie, tandis que le rôdeur réprimait un rire et se hissait par dessus la barrière.

Le barde sourit. Mathieu faisait vraiment un allié de poids et leur éviterait bien des embûches... Il songea au chien qui leur avait foncé dessus, alors que Mélégorn et lui tentaient d'infiltrer une ferme aux abords de la mine de Gargouille. Il s'en était fallu de peu pour que l'animal donne l'alerte. Il l'avait même donnée, puisque le fermier lui avait demandé ce qui se passait... Il avait fallu ce sort lancé in extremis pour que les choses ne dégénèrent pas.
Rien de tel, ici : le rôdeur inspirait confiance au dénommé Wilbur qui ne leur causerait dès lors aucun ennui... C'est donc presque détendu que l'elfe escalada à son tour la grille et retomba de l'autre côté.

Ils étaient désormais dans le parc de la propriété. S'ils étaient pris sur le fait, il leur serait difficile de s'expliquer. Si Wilbur était sous le charme du rôdeur, il était moins probable que d'éventuels gardes humains se laissent séduire de la sorte. Mathieu gagna l'ombre des écuries d'un pas léger, marquant à peine la pelouse détrempée. Même si la pluie cessait de tomber, il y avait peu de chance que l'on remarque son passage dans l'herbe brune. Taliesin n'avait pas la même souplesse mais il était plus léger. Wilbur le reniflait avec intérêt, sans agressivité, et les suivit contre le mur de la dépendance. La présence des cheveux parvint alors aux oreilles de l'elfe, en dépit du crépitement toujours omniprésent des larmes du ciel.
" Quelle est ton idée ?" demanda Mathieu, une fois à l'abri.

Le barde grimaça. Il n'avait aucune idée particulière, lui ! Il s'était simplement dit que la remarque du rôdeur quant au peu de chances que quelqu'un sorte avec ce temps était une invitation... Il s'était trompé, semblait-il.
-On peut juste... faire le tour des lieux ? proposa-t-il, essayant de garder contenance. Histoire de préparer une infiltration future, de savoir par où passer pour ne pas être repérés, de voir des endroits qu'on n'aurait pas pu examiner depuis l'extérieur de la grille...
Autant ne pas avoir fait le voyage pour rien. Et ce repérage pourrait s'avérer utile, si d'aventure les serviteurs du bourgmestre et de sa femme étaient trop casaniers pour arpenter le monde extérieur. Trop casaniers ou trop régentés...

Mathieu acquiesça.
" Je ne sais pas si tu peux te fondre dans l'ombre..." murmura-t-il. " Si nous faisons le tour du manoir, nous risquons de passer dans des zones couvertes par leurs gardes ou bien éclairées par les lumières qui brûlent à l'intérieur... Ce serait dommage de se faire coincer ou même apercevoir, alors que nous en sommes encore au stade des repérages..."

Le barde acquiesça, puis sourit.
-Je ne sais pas me fondre dans les ombres, non... En revanche, je peux me rendre invisible. Cela ne dure que quelques minutes, évidemment, mais ça peut faire l'affaire, le domaine n'est pas si vaste.
Il faillit incanter, hésita au dernier moment.
-Le seul souci, c'est que s'ils ont installé des sorts pour détecter l'utilisation de magie... Nous serons dénoncés dans l'instant, reprit-il. As-tu remarqué des choses particulières, dans les parages ? Des glyphes, des marques ?

Mathieu lui sourit.
" Tu as trop vagabondé dans des contrées étranges. Les Kanters sont des gens ordinaires. Ils ne connaissent sans doute pas plus à la magie que toi à la généalogie des familles bourgeoises de Fernell ou à la culture de la luzerne." dit le rôdeur. " Quelques gardes patibulaires et un chien de garde hirsute, voilà le nécessaire pour se prémunir des maraudeurs. De bonnes serrures, aussi. Des grilles pointues. Et l'hiver... Pour le reste, qu'est-ce qu'un glyphe ? Ça se mange ?"
Il rit pour lui-même.
" Allez, disparais, puis suis-moi."

Le barde tergiversa encore un instant mais finit par hausser les épaules. Mathieu était sans doute dans le vrai, alors que lui, comme de coutume, avait des tendances à céder à la paranoïa... Jeter ce sort ne leur causerait probablement aucun ennui, et il s'empressa donc de le faire.

Taliesin --> Invisibilité

Sitôt disparu, Taliesin se fendit d'un "Je te suis !" murmuré, puis, prudemment, il emboîta le pas au rôdeur.

Les deux hommes purent ensuite effectuer, à pas de loup, le tour de la propriété sans être inquiétés. Mathieu se mouvait dans les ombres, disparaissant souvent de la vue de Taliesin avec cette habileté particulière que cultivent rôdeurs et roublards, invisibles sans l'être réellement, tout aussi difficiles à percevoir. Il prenait cependant garde à réapparaître de temps en temps pour ne pas perdre le barde... qu'il ne pouvait qu'imaginer sur ses traces. La pluie brouillait la silhouette de l'elfe, le révélant davantage que s'il avait fait sec, mais il aurait fallu le savoir là et le chercher minutieusement pour le trouver. Or, humain, Mathieu n'en était pas capable.
Le manoir était une vaste demeure, bien entretenue, et animée en ce début de soirée. Ils perçurent des conversations en passant devant les soupiraux des cuisines, dépassèrent les deux gardes en faction qui conversaient sous le porche, flegmatiques, entendirent le son d'un clavecin s'égrener dans l'air froid sous une fenêtre haut perchée, arrivèrent enfin devant un salon dont on avait fermé les volets. Par les fentes dans le bois, subrepticement, ils découvrirent quelques personnes qui discutaient en buvant du vin devant un âtre magnifique. Deux personnes d'âge mûr, sans doute le maître et la maîtresse de maison, un jeune homme au sourire facile, une vieille dame bossue. Un serviteur debout dans un angle, impassible.

Taliesin observa les convives, désireux de graver leurs visages dans sa mémoire, pour les reconnaître immédiatement s'il était amené à les croiser à nouveau...
Il se disait qu'investir la demeure serait chose aisée, se demandait même s'ils n'auraient pas eu intérêt à le faire dans l'instant : mettre les gardes hors d'état de nuire, se faufiler à l'intérieur, surgir à l’improviste dans le salon et, enfin, obtenir la vérité.
Il en brûlait d'envie... Mais se garda bien de le dire.
Oui, rentrer serait facile... Trop facile, peut-être. Il en vint d'ailleurs à avoir des doutes : ne s’étaient-ils pas trompés d'adresse ? Lars ne lui avait-il pas menti à dessein, pour l'amener à commettre un nouveau crime qui le condamnerait définitivement aux yeux des autorités ? Victor avait lui aussi décrit la maison, certes, mais… Si la femme qu'il voyait là était bien la sœur de Gabriel Kanter, comment se faisait-il que sa demeure ne fut pas davantage protégée ? Comment se faisait-il qu'on ne l'attende pas ? On savait pourtant qu'il s'était échappé, on pouvait se douter que Lars avait parlé...
Il soupira. Réprima son désir d’en savoir plus dans l’instant.
Non, pas d'assaut. Interroger les serviteurs serait le moyen le plus discret et le moins condamnable de s'assurer qu'ils ne faisaient pas erreur, qu’on ne les avait pas trompés…

Mathieu entraîna Taliesin jusqu'au bout de leur cercle : ils regagnèrent l'abri des écuries, puis retournèrent jusqu'à l'enceinte qu'ils escaladèrent avant de se fondre dans la forêt. Le rôdeur ne s'immobilisa pas avant d'avoir mis une certaine distance entre eux et le manoir, puis reprit, plus lentement, le chemin de leur campement. Il leur fallut une bonne demi-heure de progression dans la nuit humide avant d'atteindre le bosquet de noisetiers et en son sein, la tiédeur feutrée de leur tente exiguë. Valaellyn les y attendait, tranquille, avec une infusion qui exhalait une douce odeur citronnée. Mathieu se débarrassa de sa pelisse à l'extérieur, puis alla se réfugier sous la bâche. Couchés, ils y tiendraient tout juste. Assis, ils disposaient de davantage d'espace, même si la pluie claquait quelques centimètres au-dessus de leurs têtes.

L'elfe, qui s'était aussi dépouillé de son manteau avant de se glisser sous la tente, accepta avec gratitude l'infusion que lui tendit sa congénère. Il demeura un long moment, silencieux, occupé seulement à siroter le breuvage et à brasser des pensées perplexes.
-Bon, au moins, on sait qu'investir le domaine ne sera pas trop ardu, si nous sommes réduits à semblable extrémité... dit-il enfin, rompant le silence. Mais j'espère que les serviteurs seront assez bavards pour nous éviter cela. Car, pour ne rien vous cacher, j'ai une bien étrange impression... Si Kanter croyait à ma survie au point de payer des mercenaires pour me capturer, comment se fait-il qu'il n'ait pas averti sa soeur ? Que le manoir ne soit pas davantage protégé ? Il sait que je ne suis pas démuni de ressources... Et doit se douter que je viendrai tôt ou tard fouiner dans les parages... Il avait crevé les yeux de Lars, mais pas tranché la langue...

Ses deux compagnons s'entreregardèrent puis Mathieu secoua la tête.
" Peut-être tout cela n'est-il qu'une vaste mise en scène et nous attendent-ils de pied ferme..." proposa-t-il avec un haussement d'épaules.
" A moins que Kanter ne soit pas au courant... ou qu'il n'ait pas eu l'opportunité de prévenir sa soeur... ou jugé bon de le faire. Peu de gens auraient survécu à un hiver dans les montagnes... Peut-être a-t-il suivi votre piste un temps avant de la perdre... Peut-être ces mercenaires étaient-ils sur votre piste depuis des mois... Je n'en sais rien. Il y a mille possibilités. Les messages ne circulent pas facilement d'Ithilion à Luménis, surtout par cette saison."

Taliesin soupira.
-Tu as sans doute raison... murmura-t-il. Mais, tout de même... S'il a été capable de recruter des hommes pour nous retrouver après notre évasion, s'il les a envoyés jusque dans la Trouée des Chevaux, c'est bien qu'il pensait que nous pourrions nous y trouver, qu'il n'était pas impossible que nous survivions à la traversée des montagnes, même s'il avait perdu notre piste... Qu'est-ce qui l'empêchait, alors, de transmettre un message à sa sœur, ne serait-ce que pour lui demander d'être vigilante ? Rien... Et ledit message aurait eu dix fois le temps d'arriver...
Il secoua la tête.
-Quoi qu'il en soit, nous ne nous jetterons pas dans la gueule du loup. Nous allons surveiller le chemin, suivre les serviteurs à la taverne ou les intercepter s'ils viennent à passer... Ils nous en diront plus. Du moins, je l'espère.

" Je ne suis pas certain que les chasseurs de primes fonctionnent comme tu le penses... En général, ils traquent une demi-douzaine de proies à la fois et se montrent opportunistes. Il n'est pas certain que Kanter ait envoyé qui que ce soit... Il a peut-être juste placé des avis dans les villes acquises à Ithilion... Dans les cités de la Trouée, ce sont les Dragons qui gèrent la loi. On n'aime pas trop ceux qui se l'approprient sans mandat officiel." grommela Mathieu en éclusant sa tisane.
" Tu m'as l'air bien au courant." fit Valaellyn, suspicieuse.
" J'ai eu mes années sauvages." se contenta de répondre le rôdeur. " Lointaines années sauvages."
L'elfe plissa les yeux, mais n'insista pas.
" Personne ne sortira cette nuit. Un peu avant l'aube, j'irai me poster sur la route qui mène du manoir au village. Sans doute certains serviteurs sortiront-ils pour ravitailler leurs maîtres..."

-D'accord... répondit-il. Je te proposerais bien de t'accompagner pour faire le guet, mais je ne serai jamais aussi discret que toi, ni pour me cacher, ni pour suivre quelqu'un. L'invisibilité est un bon atout... mais ça ne dure pas assez longtemps.
Il reposa sa tasse vide.
-Enfin, n'hésite pas, tout de même, si tu as besoin d'un coup de main. Et en attendant... Repas et repos ? Je crois que c'est le mieux que nous ayons à faire. Ah, et...
Il fouilla dans une poche, tira la petite potion et la tendit à Valaellyn.
-Si tu pouvais jeter un coup d'oeil à ça... C'est bénéfique, c'est certain, mais va savoir dans quel sens...

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