[Ville] Erhedun

[Galathée]

Ah, les drames de province, songea le Luménien malgré lui.
Les clercs d'Erhedun devaient vraiment beaucoup s'ennuyer pour réunir un conseil extraordinaire sur des broutilles pareilles. Mais Albérich savait bien qu'il y avait là derrière l'insécurité grandissante de nombreux cultes en crise. Au moins, ils se mettraient tous d'accord pour interdire la pièce, rien n'était perdu. Si seulement Thibault voulait bien capituler... Mais Thibault ne capitulerait pas. Albérich soupira. Il irait lui porter des oranges, s'il en trouvait par cette saison.
" Je ne suis pas friand de tensions, non. Encore moins quand elles sont provoquées par des choses que j'estime futiles." fit le Luménien sans parvenir complètement à masquer son amertume.
Il se leva.
" Mais merci pour ces informations, et pour le délicieux repas. Je vais sortir cet après-midi. Sans le cheval, c'est plus prudent."

Il joignit le geste à la parole et sortit musarder dans les rues, à la faveur d'un temps clément. Il chemina dans les rues et les ruelles, tâchant de prêter davantage attention aux petites scènes de la vie quotidienne qui se déroulaient autour de lui qu'aux réminiscences intempestives qui lui envahissaient l'esprit. Il avait furieusement envie de quitter cette cité au plus vite. En même temps, il était venu pour se vider de ces souvenirs. Sans doute fallait-il qu'il marche, marche et marche encore, jusqu'à ce qu'à la douce nostalgie succède des épisodes moins glorieux... Mais il avait l'impression que dans dix ans, il y serait toujours. Il finit par tromper son esprit en se réfugiant à la bibliothèque. C'était un édifice majestueux, gigantesque, qui renfermait la sagesse de tous les cultes d'Erhedun et plus encore. On y rencontrait en permanence des clercs de toutes les obédiences, ainsi que des visiteurs laïcs en quête d'informations. Il ne détonna donc pas dans le paysage et alla s'installer à une table, un peu au hasard. Après avoir parcouru deux volumes sans but précis, il finit par s'interrompre et lorgner les travées obscures avec un soupir. Les choses ne pouvaient pas continuer comme ça. Il ne pouvait pas vivoter, ne rien faire, à longueur de journée. Sinon l'appel de la rivière reviendrait, il le sentait. Un moment de panique, de fatigue, de trouble, et tout serait terminé. C'était la solution de facilité, celle qui résolvait tout en un instant. La plus simple. Il en avait eu l'opportunité plus d'une fois, désormais, mais chaque fois, il n'avait pu aller jusqu'au bout. Pourquoi ? A quoi se raccrochait-il ?
Le regard perdu dans la poussière qui virevoltait dans les rais de lumière des fenêtres éparses, il envisagea froidement le futur. Erhedun avait été un but, mais c'était un leurre. Une cité de vestiges, de ruines, de morceaux de passé révolus qui le narguaient pour mieux l'enterrer. A présent, il devait se définir une véritable voie, une alternative au rien. Il devait se montrer pragmatique. La seule chose qu'il savait faire plus ou moins correctement, c'était soigner les gens. Il fallait qu'il trouve un endroit pour le faire, un endroit à la fois animé et complexe, peuplé, passionnant, difficile. Un endroit qui devrait être une grande ville, qui ne pouvait pas être Luménis. Il y avait plusieurs cités possibles, sur Hélonna. Antelucas. Solarcis. Eventuellement Lunaros. Des agglomérations respectables, diversifiées... C'était un peu la seule piste qu'il entrevoyait. Il chercha un peu d'enthousiasme en lui-même, sans en trouver. Mais ce n'était pas grave. Il devait être raisonnable, pas emballé. C'était la meilleure manière de se prémunir contre les inévitables déceptions. Il passa la suite de l'après-midi dans une semi-rêverie, se remémorant les années passées au dispensaire luménien. La nuit le surprit et le bibliothécaire le jeta dehors avec un sourire désolé. Il arpenta cette fois la cité sans angoisse particulière, en voyage, déjà.

[Taliesin]

A son retour à l'auberge, une lettre l'attendait. Une lettre de Graham que le tenancier lui tendit sans autre commentaire qu'un sourire.

Cher Albérich.

Les choses semblent enfin s'apaiser, ici, et je retrouve - non sans une certaine satisfaction - ma quasi retraite. J'en suis d'autant plus heureux que je vais enfin avoir le temps de te rendre visite, si tu en es toujours d'accord, évidemment. Je pourrais passer demain matin, ou à tout autre moment qui t'arrangerait.

A très bientôt

Graham

[Galathée]

Albérich se fendit d'une brève réponse pour inviter Graham à le retrouver le lendemain matin puis s'installa pour souper. Il mangea du poisson, bien décidé à épuiser les recettes traditionnels du terroir erhedin avant de s'en aller, puis commanda une nouvelle infusion, désireux de répéter sa mixture de la veille. Dire qu'autrefois, il lui aurait suffi de prononcer trois mots et de claquer des doigts pour se débarrasser de cette sensation désagréable. Pas étonnant que Thibault ait l'air d'avoir vingt ans. La cosmétique divine était diablement efficace, quand on l'avait à disposition. Il avait l'intention de ne pas s'éterniser. Le brouhaha des conversations autour de lui ne faisait que renforcer sa sensation d'être seul et il n'y avait pas pire occupation que de lorgner une porte en attendant une visite qui n'arrive jamais. De surcroît, il n'était pas certain d'avoir envie de voir qui que ce soit. Thibault n'apporterait que des mauvaises nouvelles, il en était convaincu. Or, l'ignorant dort mieux. C'était en tout cas ce qu'il escomptait.

[Taliesin]

Il en fut pour ses frais : a peine avait-il esquissé le geste de se lever pour gagner sa chambre que la porte de l'auberge s'ouvrait, laissant apparaître Thibault. Celui-ci le repéra aussitôt, mais prit le temps de glisser quelques mots aux tenancier avant de rejoindre son ami.
-Je rêve où tu allais déjà te coucher ? s'exclama-t-il. A ce rythme, dans six mois, il faudra que je vienne avant midi si je veux te trouver éveillé...
Il souriait, volubile, mais l'ancien clerc le sentait particulièrement nerveux.

[Galathée]

Albérich se rassit avec une grimace.
" Je ne vais pas dormir. Je vais bouquiner dans ma chambre. Activité, je le sais, que tu ne peux pas vraiment comprendre. Epargne-moi tes sarcasmes. J'ai mal partout, je n'ai pas envie d'avoir la migraine en sus."
Il secoua la tête.
" Excuse-moi. Bonsoir. Assieds-toi. Et dis-moi ce qui ne va pas."

[Taliesin]

Thibault soupira.
-Tu ne réussiras jamais à faire la différence entre sarcasmes et innocentes taquineries. C'est le mal du siècle, on dirait.
Il s'assit, remercia l'aubergiste qui lui apportait un verre de vin... et un copieux dessert.
-Pour le reste... Que tu vas vite en besogne ! Je sais que je n'ai aucune manière, que je suis vain et égoïste, mais tout de même pas au point de déblatérer mon histoire à peine assis, et sans m'être, auparavant, enquis de ta santé. Pourquoi tu as mal partout, d'ailleurs ? A cause de notre escapade d'avant-hier ? Cela m'étonnerait... Quoi que vu l'allure impressionnante à laquelle tu allait, on aurait plutôt cru voir un athlète entraîné qu'autre chose.

[Galathée]

Albérich n'avait aucune intention de revenir sur l'avant-veille.
" Je suis désolé. Le manque d'activité ne me réussit pas... Je ne fais que ruminer, enfin bref... J'ai fait du cheval hier et je n'ai plus vingt ans. Vu mon don naturel pour l'équitation, je récolte les fruits de ce que j'ai semé. Rien de bien folichon, j'en ai peur."
Il sourit.
" Allez, à ton tour. Raconte-moi."

[Taliesin]

Mais le Sunite, peut-être piqué au vif par les primes remarques d'Albérich, ne semblait pas prêt à dire de sitôt ce qu'il avait sur le cœur.
-Attends, je veux être sûr de bien avoir compris... Tu as passé tout l'hiver dans l'un des bleds les plus paumés d'Hélonna et, arrivé à Erhedun, tu t'ennuies au point d'aller faire du cheval ? D'accord, ici, ce n'est pas aussi bouillonnant que Luménis, j'en conviens, mais tout de même ! Il y a des tas d'auberges ou de tavernes, dont beaucoup proposent des spectacles divers et variés ; des boutiques à ne plus qu'en savoir qu'en faire ; un théâtre où, jusqu'à hier, l'on jouait d'intéressantes pièces ; des bateliers peu regardants sur la sécurités qui offrent aux courageux de mémorables balades en bateau ; une bibliothèque bourrée de vieux papelards poussiéreux... Bref, il faut le faire exprès pour ne rien trouver pour s'occuper, non ?

[Galathée]

" Je n'ai jamais été oisif ou porté sur le divertissement, tu le sais bien. Ici... Oui, il y a mille possibilités, je le reconnais... Mais rien n'a de but. Et donc rien n'a de sens. En plus, chaque ruelle, chaque façade, me rappelle un fragment d'un passé qui, désormais, n'est chargé que de regrets. C'est un mauvais endroit pour moi. Je me suis leurré en y venant. Je pensais pouvoir y faire une croix sur ce que j'étais, mais en réalité, tout me nargue. Les temples me narguent, la rivière me nargue, même toi, tu me nargues. Ne te méprends pas. Je te suis reconnaissant d'être là. Mais... Tu es tout ce que je ne suis plus. Et donc je t'en veux, immanquablement. Je voudrais avoir le temps, l'envie, la flamme pour m'intéresser à des pièces de théâtre polémiques. Mais tout ça m'a l'air tellement futile, en regard de ce que je vis. Je sais, je suis sans doute nombriliste, je devrais m'intéresser au sort des autres et arrêter de me morfondre sur le mien. Et c'est ce que j'essaie de faire. Si seulement tu voulais bien me dire ce qui t'amène..."

[Taliesin]

-Ce qui m'amène ? Le plaisir de retrouver un vieil ami trop longtemps éloigné ne suffit-il pas ?
Il avala quelques bouchées de sa tarte, puis la reposa. Manifestement, il n'avait pas très faim.
-Bon, et il y a peut-être l'envie de pouvoir bavarder un moment avec quelqu'un de moins mesquin que la plupart des gens que je suis amené à fréquenter. Avec quelqu'un qui sait trop bien ce qu'est l'oppression et la dictature pour songer, même un instant, à s'en rendre lui-même coupable.

[Galathée]

Thibault avait préféré laisser couler. Albérich se demanda si c'était de la pudeur ou de la superficialité. Connaissant le personnage, malheureusement, il y avait peu d'illusions à se faire. Difficile quand on était toujours rayonnant, de supporter le brouillard des autres.
" Alors ils ont interdit la pièce ?" demanda-t-il, question purement rhétorique. " Il devrait aller Luménis, tu sais. Il aura du public, un cadre bien plus prestigieux, et personne ne songera à lui chercher des misères, bien au contraire. Dans quelques années, la manière dont il a été reçu par les Erhedins sera connue de tous et le prochain écrivain polémique qui viendra jeter son pavé dans la Sereine sera mieux reçu. Les textes audacieux sont rarement appréciés dans les provinces reculées... Sans vouloir t'offenser. Et tu pourrais monter à la capitale avec lui. Ça te changerait les idées, toi qui es toujours à la recherche de nouveauté..."

[Taliesin]

Thibault s'empourpra.
-Cette province reculée est mon foyer, Albérich. J'y suis né, j'y ai grandi, j'y mourrai probablement. J'y ai mes amis, ma famille... Et je refuse de la voir sombrer, lentement mais surement, dans l'autoritarisme. Je refuse de voir les miens peu à peu soumis au joug de vieux chnoques imbus d'eux-mêmes, usant et abusant de moyens révoltants pour qu'aucune voix dissonante ne détonne dans le cœur des brebis bêlantes qu'ils aiment voir prosternées devant eux ! Les clercs sont des guides, pas des maîtres.
Il s'empara de son verre. Sa main tremblait légèrement.
-Ils n'ont pas interdit la pièce, non... reprit-il, d'une voix sourde. Ces salauds sont bien trop malins pour ça. Ils savent que cela serait trop mal accepté. Dans quelques temps, sans doute, ils le feront sans vergogne, sans plus se cacher... Mais pas aujourd'hui. Ils ont simplement menacé le directeur du théâtre de lui couper ses subventions s'il continuait à laisser jouer la pièce dans ses murs. Même les Milites, tu imagines ? Même les Milites... Et évidemment, lorsque la troupe s'est présentée dans l'après-midi, elle a trouvé porte close.

[Galathée]

Albérich but une gorgée de son propre vin, puis reposa des yeux tranquilles sur Thibault.
" Alors que vas-tu faire ? Qu'allez-vous faire, plutôt ?"

[Taliesin]

Thibault sourit, presque carnassier.
-Résister, tout simplement. Le théâtre est fermé à cette pièce ? Qu'à cela ne tienne. Marchedru est d'accord pour que celle-ci se joue au Gardon. Et il songe à convoquer l'assemblée populaire. Histoire de proposer que les impôts versés aux cultes soient employés à des choses plus utiles à tout un chacun... Comme rehausser les berges du Canal aux Ecrevisses.

[Galathée]

Albérich acquiesça en se massant lentement les yeux du bout des doigts. Une seconde, il eut envie de tancer vertement son vis-à-vis, de lui reprocher son ingratitude envers une corporation qui lui avait tout donné, qui lui permettait de vivre selon ses inclinaisons, dans le luxe, la volupté, la beauté qu'il estimait tant, mais il se retint. Etre clerc était difficile, Thibault n'avait jamais eu la vocation comme Euryale ou lui l'avaient eue. Qu'il défroque, cela lui correspondrait sans doute mieux, et il trouverait toujours à s'occuper, de toute façon. Tout ça pour une pièce de théâtre. Ça aurait été risible si ça n'avait pas été si déprimant. La seule chose à laquelle ils allaient tous arriver, c'était à la ruine d'Erhedun. Tant de belles années vouées à rien, parce qu'ils étaient incapables de comprendre que les Temples avaient besoin des laïcs et inversement. La pièce avait intérêt à être bonne, à ce prix-là. Mais il n'en dit rien, Thibault était un emporté de première, il ne reviendrait pas sur ses envies d'en découdre. Albérich espérait à demi que son frère était un poil plus raisonnable mais il n'en était sûrement rien. Qui se ressemble s'assemble. Pour supporter le Sunite, c'était des plus nécessaires. Il se demanda s'il était bien utile qu'il demeure à Erhedun. Il n'avait pas particulièrement envie de voir la cité se déchirer sur des broutilles, et il n'était pas certain qu'il se rangerait du côté des insurgés. Peut-être qu'en partant avant l'affrontement, il parviendrait à préserver un semblant d'intégrité. Il hésita sur quelque chose à dire, mais ne dit finalement rien. Aucune de ses impressions concernant cette affaire ne plairait à Thibault, de toute façon.

[Taliesin]

-Bon, évidemment, ces grands sages du conseil ne se sont pas contentés de menacer le directeur du théâtre... continuait Thibault, ne lisant rien - ou ne voulant rien lire - dans le silence de son ami. Je ne sais de quels moyens éminemment recommandables ils ont usés, mais l'acteur qui tenait le rôle du serviteur a démissionné... Aubin va être obligé de le remplacer au pied levé.
Il sourit.
-Je l'admire, tu sais. J'ai rarement vu quelqu'un animé d'une telle flamme, d'une telle force. Et d'une telle abnégation : il se fiche bien de ce qui peut lui arriver, ne pense qu'à l'art qu'il défend, qu'à l'oeuvre de Stepleton injustement vouée au bûcher... Je me demande d'où il tire ça, mais il faut bien constater que rien ne semble pouvoir l'abattre, le détourner de ce qu'il considère comme une mission presque sacrée...

[Galathée]

Et voilà, Aubin valait Thibault. C'était peu surprenant. Et à bien y réfléchir, il devait tenir de César, rien de plus. On ne peut pas dire que le vieil homme avait fait preuve de sagesse dans sa jeunesse, lui non plus.
" Et bien je vous souhaite bien du plaisir..." dit finalement Albérich. " Dans votre croisade pour... je ne sais pas trop bien quoi... le droit d'asticoter des vieux barbons, j'imagine. Mais je pense que Marchedru saura y faire. Menacer de couper les vivres est toujours une technique payante. Evidemment, il faudra convaincre tous les pèlerins qui viennent de partout sur l'île pour ces cultes et font, accessoirement, vivre la cité, de cesser de leur verser des oboles, aussi. Mais à terme, séparer les cultes de la ville n'est peut-être pas une mauvaise chose. Surtout s'il y a des travaux d'intérêt général qui attendent d'être réalisés."
Il avait la conscience aiguë de parler pour parler, mais dans la situation présente, il ne voyait vraiment pas quoi faire d'autre.

[Taliesin]

-Les pèlerins, Marchedru n'a pas l'intention de les enquiquiner. Ils font vivre la ville, comme tu le disais, et ils utilisent leur argent comme bon leur semble. C'est du domaine du privé. Là où il peut intervenir, en revanche, c'est au niveau des derniers publics... Pourquoi les citoyens payeraient des impôts pour des cultes égoïstes plus prompts à défendre leurs intérêts que ceux des habitants de la ville qui les accueille ? Tu me diras que sans les impôts, bien des églises seraient dans la panade... Mais c'est leur problème si elles ne savent pas recruter, attirer les dons, les fidèles, les vocations ! Ça pourrait même les pousser à se poser des questions... Sunie, elle, n'a aucun ennui de ce genre, n'a même pas besoin de recourir au prosélytisme. Les gens viennent à nous d'eux-mêmes, nous envoient leurs enfants... Ils savent que nous serons à même de les aider à s'épanouir, qu'ils auront une vie heureuse, enrichissante. Que les autres cultes se débrouillent pour être aussi utiles et attractifs ! Ce n'est certainement pas en censurant, en menaçant, en devenant dictatoriaux qu'ils y parviendront.

[Galathée]

" Cette ville n'existait pas avant que les cultes ne s'y rassemblent, Thibault." lâcha simplement Albérich. " Elle vit de l'affluence de pèlerins. Le jour où cette affluence se tarira, Erhedun crèvera. Elle redeviendra un hameau boueux comme Rohan, une cité purement commerciale, régie par des lois bien plus matérialistes qu'aujourd'hui, n'en déplaise à Marchedru. Ça ne lui déplait d'ailleurs pas, ses prix sont prohibitifs. Mais tu as raison. Le Temple de Sunie se porte si bien ! Il aurait tort de supporter la concurrence, lui aussi. Après tout, les dieux sont jaloux, et ils ne se sont peut-être jamais plu dans ce mélange hétéroclite, si peu prosélyte, qui caractérisait Erhedun. Sunie veut une ville, c'est ça ? Qu'elle la prenne. Luménis est à donner, aussi."
Il haussa les épaules.
" Il n'est pas un Erhedin qui n'ait pas de la famille dans un culte. Pas un Erhedin qui ne vive, plus ou moins directement, de la présence des religions. Qui est ingrat ? Qui est égoïste ? Je n'en sais rien, moi. Vivre en bonne entente, qu'on soit laïc ou religieux, c'est aussi respecter les convictions des autres. Et c'est ce qu'Erhedun faisait, respecter toutes les convictions, neutres et bonnes, elfiques, humaines, et que sais-je encore... Tu dis que les Milites eux-mêmes ont condamné la pièce d'Aubin. C'est qu'elle doit être bien triste, cette pièce."

[Taliesin]

-C'est plutôt que ton cher Molwen a tanné leur grand prêtre jusqu'à ce qu'il cède. Il a menacé de rompre tous les accords qui existent, d'abolir toutes les cérémonies auxquelles jeunes Milites et jeunes Lathandrites pouvaient participer de concert. Alors que ces festivités sont une excellente occasion pour les apprentis bardes de se produire devant un public bienveillant... Ah, et il a aussi suggéré au chef du culte de Gond que la réfection de l'aile ouest de votre temple pourrait échapper à leurs artisans, si d'aventure, ils ne s'offusquaient pas assez de la pièce...
Il vida son verre.
-Pour le reste... Sunie n'a jamais eu peur de la concurrence. Jamais. Ce sont les autres Églises qui en ont peur, qui font passer les nôtres pour superficiels, sinon idiots. Ah, on a une voix au conseil, mais elle n'est jamais entendue, bizarrement. Or, si chaque culte était représenté en fonction de son nombre de fidèles... J'en connais qui pourraient aller se rhabiller !

[Galathée]

Albérich soupira. Il avait envie d'aller dormir et cette prise de bec lui cassait les oreilles. Il avait bien envie de rappeler à Thibault que la popularité était rarement gage de qualité, mais le Sunite était fier comme un paon, se complaisant dans son culte vain qui faisait des apparences la finalité de toute chose. Il semblait oublier que le luxe dans lequel il se vautrait n'était possible que parce que d'autres, moins jolis, moins parfumés, moins superficiels, exactement, trimaient pour le lui fournir. Mais soit. Qu'ils continuent à se faire des câlins en poussant la chansonnette, ils étaient inoffensifs. Ils drainaient sans doute beaucoup trop de talents, mais le nivellement par le bas était une constante des organisations humaines. Du pain, des jeux, du sexe. Pas étonnant que Sunie soit si courue.
Mais Thibault n'avait pas changé, comment avait-il pu croire un instant qu'il allait en être autrement ? En même temps, il n'était pas obligé de rentrer dans son jeu.
" Je vois Graham demain matin, je lui parlerai. Peut-être le Temple de Lathandre n'est-il pas aussi soudé derrière son aubemestre que vous ne le croyez."
C'était beau, tant d'abnégation. Il se dégoûtait lui-même.

[Taliesin]

Thibault demeura un instant immobile, puis secoua la tête, l'air presque paniqué.
-Non non non... Alby, c'est très gentil de proposer ça, et je t'en sais gré, mais... Il vaut mieux que tu ne t'impliques pas du tout dans cette histoire, même en ne faisant que poser des questions. Je ne sais pas comment ça va terminer, et tu as déjà suffisamment morflé pour ne pas remettre ça au cours d'un voyage qui avait justement pour but... de te libérer. Toi qui cherches des choses qui ont un sens, ce n'est certainement pas là que tu les trouveras. Car ça n'en a aucun. Si les gens avaient un peu plus de cœur, ou l'écoutaient davantage, nous n'en serions pas au point où nous en sommes. Mais ce n'est que mesquinerie, rancunes, orgueil mal placé...

[Galathée]

Tous autant que vous êtes, songea Albérich.
" Très bien. Je ne poserai pas de questions, dès lors. Et tu as raison, je n'espère pas trouver le moindre sens dans toute cette affaire... bref. Mais Graham m'en parlera certainement. Il sait que nous nous connaissons et vu que tu es le mécène de la pièce à scandales... Alors puisque je suis coincé ici jusqu'à ce que quelque chose se passe, dis-moi quelles sont vos revendications, histoire que je puisse remplir ma mission officieuse de conciliateur entre vos deux factions. Vous voulez juste pouvoir continuer à dire tout le mal que vous pensez des Lathandrites ? J'imagine que c'est surtout des Lathandrites que vous dites du mal, sinon Molwen ne serait pas le seul à faire un scandale... Ou bien alors vous avez un personnage qui s'appelle Mulwin quelque part ?"
Il secoua la tête.
" Et je n'ai même pas lu cette fichue pièce. Tu n'aurais pas un exemplaire à me prêter, par hasard ?"

[Taliesin]

-Non, je n'ai pas le texte... fit Thibault. Et quand bien même l'aurais-je : Aubin a proposé de réécrire certaines parties, notamment les répliques de son propre rôle. Sans changer le fond, il est prêt à édulcorer la forme, histoire de montrer que nous ne sommes pas de vils provocateurs subversifs campés sur nos positions... Contrairement à nos adversaire. Faire preuve d'ouverture ne pourra que nous servir.
Il soupira;
-Et si j'ai donné de l'argent pour cette pièce, j'ai davantage vu ça comme de l'aide à un ami que comme du mécénat. C'étaient mes propres deniers, même pas ceux du culte, c'est resté officieux... Mais comment ne pas aider Aubin ? Comment ne pas être réceptif à sa flamme ?
Il se fendit d'un sourire un peu songeur.
-Et pour ce qui est de Molwen... Non, il n'a pas été personnellement attaqué dans la pièce. Ni le culte de Lathandre, d'ailleurs. Tous les clergés en ont pris pour leur grade, Sunnie y compris. Cependant, certains ont préféré prendre ça a la légère, du moins au début. Alors que d'autres se sont d'emblée enflammés et ont fini par les convaincre.

[Galathée]

Albérich soupira.
" Tu ne pouvais pas soutenir une pièce sur l'amour, l'harmonie ? Est-ce que ce n'est pas supposé être ton fond de commerce ?" fit-il d'un ton un peu las. " Attaquer la religion. On dirait que c'est le nouveau passe-temps de la jeunesse... Tu ne veux pas envoyer ton petit protégé à Luménis, mais il finira bien par y être invité. Je connais plein de gens qui ne rêvent que d'y saper les derniers vestiges de l'influence cléricale locale..."
Il scruta son interlocuteur.
" Je sais que ton implication dans cette histoire tient davantage au fait que mon frère t'a séduit et que tu n'es pas homme à renier ce genre d'élans, mais promets-moi quand même de retenir une chose, Thibault. Une chose qu'un Sunite comme toi devrait savoir depuis longtemps. On ne change pas les hommes en les contraignant. On ne change pas les hommes en les humiliant ou en se moquant d'eux. On change les hommes en leur montrant l'exemple, en leur accordant sa confiance, en les aimant. Je veux bien comprendre que tu sois scandalisé par leur attitude, que tu y vois une entrave à une liberté d'expression ultime qui t'est chère, soit. C'est tout à fait justifiable. Mais je ne peux pas croire que tu aies un instant cru que cette pièce allait servir à quelque chose. Sinon à crisper des relations déjà houleuses, de ce que j'en entends."

[Taliesin]

-Mais aimer les autres, est-ce leur adresser un sourire quand ils agissent mal ? Est tout leur passer, tout accepter de leur part ? Le proverbe est clair sur ce point : "Qui aime bien châtie bien". Même si je préfère pour ma part avancer que les gens qui s'aiment doivent pouvoir se dire la vérité en face. Cette vérité n'est pas forcée de plaire, on peut mal la prendre... Mais pas crier au scandale, tant qu'on est assuré des intentions de celui qui l'a proclamée. Je ne peux jurer des intentions de Stepleton : je ne le connais pas assez, je ne parle pas sa langue et lui baragouine à peine la nôtre. Comment touter, cependant, des intentions d'Aubin ?
Il lorgna sa tarte. La repoussa.
-Il était question d'œcuménisme, à la base. Bon, pour être franc, et étant familier de la plume alerte de ton frère, je savais qu'il y aurait quelques grincements de dents. Mais je n'imaginais pas que ça irait si loin... C'est tellement disproportionné, ce qui se passe... Comment ne pas vouloir résister à ça ? Quitte à résister en y mettant les formes, comme ça va être le cas, avec cette réécriture... Un peu dur à avaler, je l'admets. Mais ton frère est plus raisonnable que moi. Ce qui renforce encore mon désir de le soutenir jusqu'au bout.

[Galathée]

Albérich hocha la tête, pinçant les lèvres et finit par soupirer. Il aurait aimé dire à Thibault qu'il le comprenait, mais ça aurait été un mensonge. Si le Sunite avait vraiment voulu changer la situation, la première chose à faire aurait été de rester à la tête du culte erhedin et prendre des initiatives tangibles. Une pièce de théâtre. Il devait bien mal connaître les autres clercs qui l'entouraient. C'était le souci des disciples de Sunie : ils étaient encouragé à s'aimer avant toute chose, à prêter d'abord attention à eux-mêmes. Cela ne les rendait pas toujours très réceptifs aux personnes de leur environnement, surtout celles qui manquaient de la grâce nécessaire à leur intérêt.
" Bon, et ce Stepleton ? D'où sort-il, alors ? Quelle est son histoire ?"
Il commençait presque à regretter de l'avoir tiré de son marécage.

[Taliesin]

-Alors ça... fit le Sunite en écartant les mains. Il faut demander à Aubin, c'est lui l'expert. Mais de ce que j'en sais, Stepleton vient d'une contrée perdue de Maztika, ou de Kara Tur, peu importe... Il aurait eu l'illumination en voyant deux clercs se disputer à propos d'un problème sur lequel ils étaient fondamentalement d'accord, mais qu'ils envisageaient avec les dogmes, les langages respectifs de leurs cultes, ce qui les empêchait de se comprendre et les poussait à s'entredéchirer. Il aurait dès lors considéré comme sa mission de montrer que ce qui rapproche les Eglises bien intentionnées est plus grand que ce qui les sépare. Il aurait écrit sa pièce, se serait rendu dans le port voisin et aurait demandé aux capitaines dans quel lieu de leur connaissance la religion était la plus importante. Et d'embarquer sur le premier navire en partance pour cet endroit. Depuis, il procède de même, et met un point d'honneur à ne pas traduire la pièce par ses propres moyens. Pour bien faire valoir qu'avec des langues différentes mais de la bonne volonté, on peut quand même se comprendre... Et puis pour que les traducteurs adaptent son message aussi, avec les expressions locales les plus appropriées, afin qu'il soit mieux compris...

[Galathée]

" J'ignorais que nos dieux étaient vénérés à Kara-Tur ou Maztica... Enfin. L'intention semble louable, même si je la trouve maladroite. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Aubin se lance-t-il corps et âme dans cette histoire ? C'est loin d'être particulièrement excitant, comme thématique... A part moi, qu'il ne connait pas, il n'y a pas de clercs dans sa famille. Il n'est même pas d'Erhedun. Alors pourquoi un jeune homme dans son genre, flamboyant et tout le reste, emploie-t-il son talent à pareilles histoires ?"

[Taliesin]

Thibault se laissa aller contre le dossier de son siège. Il semblait bien plus à l'aise sur ce sujet-ci.
-Pour le défi ! expliqua-t-il. C'en est un sacré, de défi, traduire une pièce de théâtre écrite dans une langue rare, qu'on est le seul ou presque à connaître dans les parages... Et puis, que Marchedru lui propose la chose, c'était une grande marque de confiance, autant qu'une opportunité... Il a hésité, au début, mais une fois convaincu, rien ne pouvait plus l'arrêter. Quand il s'engage, ce n'est pas à moitié.