La Couronne de Cuivre

Albérich s’assit lourdement sur un des bancs et essuya la sueur qui lui baignait le front.
« Laissez-moi y réfléchir une nuit. J’aviserai en fonction des bleus et des courbatures. Je n’ai plus votre âge, je ne voudrais pas trépasser d’épuisement. » dit-il avec le sourire. « Mais vous êtes un bon professeur… Je n’aurais jamais imaginé que l’art de l’escrime soit aussi compliqué… et aussi fatiguant. »
Il s’étira ensuite, lorgna le tranchant de sa lame, puis la posa contre son siège.
« Je vais m’arrêter là et prendre congé. Nous nous reverrons demain, si cela vous agrée. »

Elise le dévisagea.
-Si vous êtes autant fatigué que vous le dites et que vous le paraissez, il vaudrait sans doute mieux que vous preniez le temps de souffler, dit-elle, l'air convaincu. Voir, que vous avaliez et buviez quelque chose. Sinon, vous pourriez bien vous effondrer avant d'arriver chez vous.
Elle sourit.
-Bon, ce ne serait pas mortel, vous seriez retrouvé avant qu'il ne soit trop tard. Mais si vous voulez éviter un possible refroidissement... et la langue râpeuse d'une certaine chienne blanche sur le visage, en manière de réveil... Vous devriez suivre mon conseil.

Albérich poussa un profond soupir.
« Je vais opter pour votre invitation. » répondit-il. « J’ai beaucoup de sympathie pour les grands chiens blancs, mais je n’adore pas leur haleine. »
Il entreprit ensuite de détacher le justaucorps. Comme il l’avait craint, sa chemise était marbrée de grandes traces de sueur, ce qui lui arracha une grimace. Puis il eut un léger sourire et haussa les épaules, philosophe.
« Merci pour cette démonstration, en tout cas. »

-Pas de quoi... J'aime me battre à l'épée, alors, ça n'a pas été un bien grand sacrifice... Et pour le livre, vraiment, n'hésitez pas.
L'adolescente lui fit signe de la suivre et quitta la salle des gardes. Elle le conduisit à travers les couloirs jusqu'à une vaste pièce à l'agréable tiédeur : les cuisines. Pour l'heure, elles étaient désertes
-Bon, d'accord, c'est pas très... protocolaire de vous amener ici... fit Elisa. Normalement, c'était direction le salon, avec Firmin pour nous servir. Mais... Je ne sais pas, j'ai eu l'impression que... vous n'étiez pas très attaché au protocole, vous non plus. Et, franchement, ici, c'est bien plus pratique et rapide pour se faire un petit en-cas...

Albérich s’assit sans sourciller à la grande table de travail sur laquelle devait s’affairer le cuisinier à d’autres heures.
« Je ne pense pas nécessaire de déranger Firmin, en effet. » dit-il simplement. « Quant au protocole… Il est utile dans certaines circonstances, je suppose… Mais je ne suis plus en état de m’asseoir dans un bon fauteuil. »
Il attendit ensuite que la jeune fille prenne les choses en main : elle était chez elle, malgré tout. Il hésitait à moitié à lui dire qu’il ne reviendrait pas, qu’il ne voyait pas ce qu’il pourrait lui enseigner d’utile et d’intéressant. Mais il se sentait tenu d’aller au bout de la veille, comme il l’avait annoncé à son père.
« Pourquoi le temple de Lathandre du village est-il abandonné ? » demanda-t-il alors.

Elisa qui, après avoir préparé du thé, s'était mise en devoir de leur rassembler quelques mets à grignoter - pain, saucisson, fruits secs - s'immobilisa, prise au dépourvu par la question.
-Heu... Le temple ? Il n'y a pas vraiment de raison, c'est juste qu'il ne servait plus...
Elle vint déposer ses trouvailles sur la table et s'assit à son tour, pensive.
-Je crois bien que personne du village n'y allait et que messire Eloi en avait marre de faire le trajet pour rien. D'autant qu'il commence à accuser son âge... Mais ça remonte à des années, je ne m'en souviens pas vraiment... Demandez-lui, il saura mieux vous dire, je pense.

Il ne savait pas très bien pourquoi il avait posé cette question, en réalité. Peut-être avait-il espéré une histoire sordide qui l’aurait conforté dans sa voie. A présent, il avait juste attiré l’attention d’Elisa sur un détail sans importance pour elle, et coûteux pour lui.
« Je demandais ça comme ça. » se défendit-il.
Puis il fit honneur à l’en-cas qu’elle lui proposait, mangeant sans plus parler. Il se sentait vaguement mal à l’aise, comme si quelque chose s’était fissuré dans son masque, comme s’il avait révélé un indice crucial à son interlocutrice. Dès qu’il se sentit d’attaque, il se leva.
« Merci pour votre prévenance, Elisa. A présent, je vais vraiment prendre congé. »

-De rien.. J'avais faim et soif, de surcroît. Ma démarche était donc plutôt égoïste, au départ.
Elle lui sourit et, se levant, le raccompagna jusqu'au pas de sa porte. Enfin, jusqu'au seuil du donjon.
-Bon retour, messire,fit-elle en esquissant une révérence. J'espère que vous éviterez l'haleine de Belle. Et que vous serez plus en forme lorsque vous nous reviendrez, demain matin !
Sur ses entrefaites, elle regagna l'intérieur du château, échappant au froid glacial de l'hiver.

Albérich la regarda disparaître à l’intérieur, puis il se mit en marche. Mais plutôt que de suivre la crête jusqu’à son refuge, il descendit vers Combeloup. C’était une sente qu’il n’avait pas encore empruntée et il la parcourut avec prudence. Il sentait que sa carcasse lui ferait payer au centuple les écarts de la veille et de la matinée, mais il espérait être encore capable de relancer son organisme plutôt que de le voir s’amollir pendant les vingt années à venir sans pouvoir rien y faire.
Une fois au village, il se rendit chez Ada, presque en habitué, espérant qu’elle pourrait le renseigner sur l’endroit où il pourrait trouver des livres. Ensuite, il irait prendre des nouvelles du vieux villageois qu’il avait soigné quelques jours plus tôt.

Ada le reçut aussi chaleureusement que d'ordinaire, et tenta de répondre au mieux à sa question. La chose n'était cependant pas aisée, car les livres se faisaient rares, à Combeloup. De son avis, Umberto en avait quelques uns dans ses réserves. Des almanachs, surtout, ainsi que des livres de colportage. Anciens, pour la plupart, car ils se vendaient fort peu. La sacristie du temple de Lathandre en comptait sans doute quelques uns, également : le dernier prêtre résident était un lettré, croyait-elle se souvenir. Enfin, elle conclut en lui disant que la seule véritable bibliothèque de la bourgade se trouvait... dans la tour qu'il venait de quitter.
Les nouvelles furent autrement meilleures chez son ancien patient : grâce à son traitement, le vieux Kraig était remis sur pied. Il toussait toujours un peu, parfois, et son teint était probablement légèrement plus pâle que de coutume. Il n'en accueillit pas moins Albérich avec chaleur et, bientôt imité par sa femme, lui proposa de partager leur repas de midi.

Albérich accepta leur invitation, désireux de ne pas se montrer distant. De plus, la conversation inoffensive des deux villageois ne pourrait que lui changer les idées. Il se sentait à moitié présent, mais la présence de semblables était indéniablement rassurante, l’ancrant dans le présent au fil de leurs questions. Intérieurement, il se maudissait de ne pas avoir pensé à la bibliothèque du donjon, mais il remédierait à cela dès le lendemain, lors de son entrevue quotidienne avec la jeune châtelaine. D’ici là… Il hésita en quittant ses hôtes. Ada avait parlé du temple de Lathandre. C’était évidemment un piège, mais depuis qu’il avait vu la silhouette de l’édifice, au premier jour, il avait su qu’il finirait par en pousser la porte. Il avait une excuse toute trouvée, désormais.
Il demeura interdit quelques secondes, lorgnant la colline qui accueillait son cottage, puis le chemin du sanctuaire, incapable de prendre une décision. Les livres de l’ancien prêtre étaient certainement des textes religieux qu’il avait lus cent fois, qu’il aurait ensuite envie de brûler dans l’âtre ou de déchirer en mille morceaux. Tant qu’ils reposaient à la sacristie, ils étaient à l’abri. Mais l’opportunité de s’y rendre sans attirer les commérages ne se représenterait peut-être plus…
Albérich se mit en mouvement lorsqu’il repéra du coin de l’œil que quelqu’un l’observait. Il dirigea ses pas vers le temple. On verrait où cela le menait…

Le sanctuaire était la seule trace d'abandon, de décrépitude au sein du village. Alors que partout ailleurs les arbres étaient bien taillés, les allées entretenues, et l'herbe sans doute coupée court sous la couche de neige, ici, la nature reprenait peu à peu ses droits. Les branches des arbres se mêlaient en un entrelacs dénudé mais touffu qui masquait en partie la façade encore blanche. De la neige jaillissaient parfois des touffes de végétation morte, d'arbustes saisis par le gel. En s'approchant, Albérich vit que la bâtisse, elle aussi, était en passe de se voir colonisée : du lierre avait rampé sur les murs, ses plus vaillants émissaires s'élevant désormais jusqu'au-dessus des fenêtres barrées de volets clos. La porte était fermée, elle aussi. Cependant, pendues à un crochet enfoncé dans le bois, se trouvaient les clefs des lieux, bien en évidence.

Albérich s’attarda dans le jardin du temple pour en observer les formes et l’abandon. Curieusement, la décrépitude ambiante le rassérénait. C’était un lieu vide et oublié, qui avait eu une fonction autrefois, qui n’en avait plus, sinon pour le lierre et le liseron. Sans réellement réfléchir au parallèle entre sa propre situation et celle du sanctuaire, il se sentait curieusement touché, presque compris. C’était un peu ridicule, bien sûr. Mais à présent qu’il avait marché jusque là, il fallait qu’il aille au bout de son chemin. Sa prise sur le réel était un peu déformée, ses sens lui renvoyaient des images et des sons plus clairs qu’à l’accoutumée, et il entendait le sang battre à ses oreilles. Il ne se formalisa en rien, prit les clefs et pénétra dans le temple.

La porte ouvrait droit sur la nef du sanctuaire. Celle-ci était obscure, sa pénombre seulement atténuée par les quelques rais de lumière grise filtrant à travers les interstices des volets clos. Les ténèbres refluèrent, cependant, comme l'ancien aubemestre repoussait les battants de l'entrée, et il put découvrir devant lui de vieux bans vermoulus, sagement alignés en face d'un petit autel de pierre. De pierre moussue, semblait-il, à moins qu'il ne s'agisse là, simplement, d'un étrange jeu de lumière.
Il régnait dans le bâtiment une odeur de renfermé classique. Et celle, plus étonnante, d'un... Oui, d'un sous-bois en automne, aurait-on dit. Champignons, feuilles pourrissantes, humus mouillé... Cependant, chassés par l'air frais de l'hiver, ces fragrances forestières ne tardèrent guère à se dissiper.
Sur sa droite, dans la paroi du sanctuaire, Albérich repéra une petite porte. Sans doute était-ce là l'entrée de la sacristie.

Il s’attarda quelques minutes dans la nef, sans prendre le risque de toucher un banc, de peur de le voir se réduire en poussière. C’était un temple de forme étrange, relativement clos, plus sombre qu’un sanctuaire lathandrite urbain comme Albérich les connaissait. Sans doute une concession aux rigueurs du climat. Il avança à pas lents, mais l’odeur, la température, l’état des lieux, arrachaient à la bâtisse tout sentiment de reconnaissance qu’il aurait pu avoir. Lathandre était loin d’ici. Les villageois ne s’y étaient pas trompés. Il restait tout juste de vieilles pierres, du bois pourri, mais plus le moindre esprit… Il avait froid, il était fatigué, il se dirigea donc vers la sacristie, dont il poussa la porte en espérant qu’elle ne lui tomberait pas dans les mains.

La porte ne s'effondra pas, ne tomba pas en morceaux. Elle se contenta de pivoter sur ses gonds dans un léger grincement. Sa surface était noircie, certes, mais sous ses apparences vétustes, elle semblait aussi solide qu'à ses débuts. Ou peu s'en fallait.
Elle ouvrait sur ce qui semblait être un petit bureau dont le plancher poussiéreux était marqué de nombreuses traces de pas. Mais difficile d'en être certain, à cause de l'obscurité qui régnait là et que la lumière pénétrant par les portes ne suffisait pas à disperser. Cependant, sur un petit meuble près de l'entrée, Albérich crut distinguer un bougeoir. Et un briquet.

L’ancien clerc aperçut les objets, posés très pratiquement à la disposition d’un visiteur occasionnel, et supposa qu’il n’était pas le premier à rendre une petite visite à la sacristie désertée. Cela le fit sourire, alors qu’il allumait la bougie. Sans doute les enfants du village avaient-ils établi un semblant de quartier général dans la ruine. C’était le genre de choses que faisaient tous les gosses. Il se souvenait d’une vieille masure du quartier des docks, un ancien atelier de tissage, que les gamins des maisons alentours avaient réquisitionnée et transformée, dans leur tête seulement, en repaire de pirates. Il y avait mille autres explications possibles, et la lumière lui offrirait, peut-être, un début d’explication. L’un dans l’autre, il ne craignait rien.

La pièce était effectivement un bureau, le meuble qui occupait le mur juste en face de l'entrée ne laissait aucun doute à ce sujet. Il était encadré par deux grandes bibliothèques aux rayonnages chargés de livres, de rouleaux, voir de quelques bibelots. Des meubles et des rayonnages occupaient les autres parois, celles à main droite et à main gauche d'Albérich étaient percées de deux portes supplémentaires. Fermées, pour l'heure.
L'endroit était dans un ordre impeccable. Et moins poussiéreux qu'on n'aurait pu s'y attendre. On n'y avait pas passé le chiffon la veille, certes, mais la pièce recevait des visites régulières. Celles des enfants du village, peut-être, même s'il était étonnant qu'ils n'aient pas laissé davantage de désordre derrière eux.

L’ordre qui régnait dans la sacristie fit soudain douter l’ancien clerc. Il était possible que si le sanctuaire lui-même était désaffecté, cette petite dépendance soit encore utilisée par l’un ou l’autre villageois. Pourtant, Ada n’en avait rien laissé paraître. Etait-il possible qu’elle ignorât une telle chose ? Les livres étaient alignés, les étagères intactes, il semblait soudain bien malvenu d’emprunter quelque chose. Albérich eut la vague impression d’être un voleur, s’étant introduit sans invitation dans le repaire d’un autre. Bien sûr, les clefs étaient à disposition sur la façade, mais… Il ne put s’empêcher de jeter un regard derrière lui. Il hésita une seconde. Son bon sens, son éducation aussi, lui recommandaient de partir et de se renseigner plus avant sur la nouvelle affectation des lieux. Mais sa curiosité était piquée. Si ces clefs n’avaient pas été si clairement visibles, il aurait pensé qu’il y avait là une tentative de dissimuler quelque chose. Décidé à ne rien toucher, il s’approcha du bureau, espérant y trouver une indication quelconque sur l’habitant usuel des lieux.

La surface du bureau était étonnamment dépourvue de poussière, comme si on en avait un usage régulier. Elle était presque vide, en dehors d'un encrier plein, de quelques plumes jaunies mais parfaitement taillée. Et d'une pile de feuillets vierges. Le premier, cependant, portait quelques empruntes infimes, comme si quelqu'un avait écrit sur la page d'au-dessus avant de l'emporter ailleurs. Enfin, posé juste à côté, on trouvait un bouquet de fleurs automnales séchées.

Albérich se sentait de plus en plus mal à l’aise, de plus en plus intrusif, et il finit par battre en retraite. Il interrogerait Ada ou le chapelain du donjon à l’occasion, mais il avait une vague nausée, et ne se sentait pas de pousser ses investigations plus avant le jour même. Il était venu chercher des livres, rien de plus, que la sacristie soit encore occupée ou pas n’avait pas d’importance. Il refusa cependant de passer les titres des ouvrages en revue. Il se souvint de son propre bureau au Temple, lequel n’était que rarement fermé lui aussi. Il aurait peu apprécié que le premier visiteur venu s’y introduise pour se servir. Il regagna donc la nef désaffectée, notant au passage le contraste saisissant entre la propreté de la petite pièce qu’il venait de quitter et la déréliction du lieu de culte, puis ressortit dans le jardin sauvage et referma la porte, à clef, sur ses pas.

Un aboiement joyeux salua son retour à l'air libre. Revenant de l'une de leurs expéditions ou en partance pour la suivante, Bastien et sa chienne passaient devant le sanctuaire au moment même où Albérich en sortait. Le gamin se joignit à Belle - non pas en aboyant, mais en gratifiant l'ancien aubemestre d'un sourire et d'un geste de la main - avant de poursuivre paisiblement son chemin. Découvrir que le nouveau venu avait rendu visite au temple désaffecté n'avait paru l'émouvoir en rien. D'ailleurs, les alentours était relativement fréquentés : profitant du beau temps : les Combelupins étaient de sortie. S'il y avait eu un souci, si le fait de voir les portes de la bâtisse ouverte avait intrigué, nul doute qu'Albérich en aurait rapidement été informé. Ce n'était pas le cas, cependant.

Albérich hésita à nouveau, puis soupira et se massa les yeux du bout des doigts. La plus petite initiative prenait des allures de montagne, et il se sentait tout simplement épuisé. Il jeta un dernier coup d’œil à la porte, regarda s’éloigner l’enfant, et capitula : il remit le cap sur les hauteurs et son cottage. Il pourrait se passer de lecture, s’intéresserait aux oiseaux de la Sereine ou aux putois des sous-bois, au pire. L’après-midi était déjà bien avancé, le soleil se coucherait bientôt. Le cours d’escrime plus les exercices de la veille se firent ressentir alors qu’il gravissait la colline, et après avoir ranimé le feu dans l’âtre principal, il mit le cap immédiat sur la salle d’eau. La sueur de la matinée avait laissé des auréoles sur sa chemise et le cuir humide du justaucorps l’avait irrémédiablement marquée. Il occupa donc sa fin de journée à se laver puis faire une rapide lessive. Il se tailla la barbe, sans plus aucune intention de revenir à la situation antérieure, et renonça à compter les cheveux gris qui commençaient à lui coloniser les tempes. Il s’était rarement soucié de son âge, mais la petite Elisa lui avait rappelé l’inexorable marche du temps. Il traça les rides de son front du bout des doigts. Les épreuves récentes étaient partiellement responsables de ce vieillissement physique. Mais partiellement seulement. Il demeura hypnotisé par son reflet pendant de longues minutes, avant de rompre le charme pour se sustenter. La nuit avait déjà rattrapé et englouti son cottage, il s’était remis à neiger, et une fois repu, il ressortit, s’assit sur son banc, et contempla l’hiver et les ténèbres. Comme quelques jours plus tôt, le froid l’engourdit, petit à petit, insidieux, et il se replia en lui-même. La situation était étrange : les Combelupins s’étaient montrés accueillants, disponibles, amicaux, même… et pourtant, il se sentait seul et perdu. Il avait l’impression de jouer la comédie, de se donner en spectacle… Il réalisait qu’il ne guérirait pas s’il ne pouvait pas raconter ce qui lui était arrivé. Raconter en détails et en confiance. Et en fuyant Luménis, et ses quelques amis, il s’était privé de cette possibilité, d’une oreille attentive et bienveillante. Il avait irrémédiablement mis sa propre santé mentale en danger. La neige se posait sur ses épaules et ses genoux, elle était glacée, humide, et peu à peu, elle perçait la laine tissée de son manteau. Il s’en rendait à peine compte. La lumière venant de la chaumière illuminait les flocons serrés qui dégringolaient des nues. La buée claire de sa respiration montait vers le ciel, contre-mouvement. Il s’écoutait respirer. Il se demanda ce que serait la mort. Dans la tour de ses ravisseurs, il avait lutté pour survivre, puis lutté pour mourir, et son sauvetage l’avait rendu redevable, il n’avait pas pu décider pour lui-même. A présent… A présent, personne n’en saurait jamais rien. La montagne est dangereuse, Elisa l’avait dit. Les brumes de Combeloup. Ne pouvait-il pas s’y perdre ? Guetter un instant d’éternité puis s’enfoncer dans une blancheur ultime, faire taire tout ça, toute cette souffrance qui irradiait encore et toujours, qui le rendait fragile, pathétique, même, qui l’empêchait d’envisager autre chose que la monotonie d’une succession de journées sans plus aucune saveur ? Il n’avait rien à enseigner à Elisa, rien envie de lire, les bavardages des villageois lui apparaissaient comme un ramassis de platitudes qui ne l’intéressaient en rien. Il ne pourrait jamais se satisfaire de la médiocrité après ce qu’il avait frôlé et perdu. Il s’en voulut d’avoir des pensées aussi noires, aussi critiques, mais il était épuisé, et le dégoût était avant tout dirigé contre lui-même et son incapacité à retrouver un élan. Il se sentait fini. Surnager. Combien de temps ? Cela en valait-il la peine ? Il n’y avait personne dans sa vie. Juste ce froid.
La neige se mua en pluie glaciale, l’arrachant à sa torpeur assassine, et il s’extirpa de la gangue de gel qui l’encerclait pour regagner la chaleur de son âtre. Trempé jusqu’aux os, il se déshabilla et demeura nu et prostré près des flammes, son esprit vagabondant sur la trame obscure de sa fatigue. Il avait mal au crâne et n’était plus capable d’aligner deux pensées cohérentes. C’était plutôt salvateur. Il se traîna finalement jusqu’à son lit, conscient, quelque part, que sa stupide séance de déprime nocturne allait lui valoir quelques rudes journées…

Au petit matin, il en eut la confirmation. Ouvrant un œil douloureux, il sentit la sueur lui dégouliner le long de la joue, tout son corps protesta, et il replongea dans des ténèbres brûlantes. La fièvre l’avait saisi, il ne quitterait pas son lit de sitôt.

Ce furent des coups énergiques à la porte de sa chambre qui réveillèrent l'ancien aubemestre. Des coups et une voix qu'il trouva indéniablement familière, malgré la fièvre qui obscurcissait son esprit.
-Albérich ? Si vous ne me répondez pas dans trente secondes, j'ouvre. Et tant pis si vous n'êtes pas en tenue pour me recevoir. Vous êtes prévenu !
C'était Ada la halfeline. Qui se tenait juste derrière l'huis.

Albérich entendit la halfeline, perçut le sens de ses paroles, un peu à retardement, mais ne dit rien. Pas qu’il n’en eut pas l’envie ou l’intention, mais entre son esprit et le geste, il y avait une sorte de brume douloureuse, sa tête était emplie de sons discordants et il avait terriblement chaud. Il essaya de se redresser dans son lit, mais abandonna rapidement : la chambre tournait bien trop vite. De toute façon, il avait la bouche trop sèche pour espérer en tirer quoi que ce soit.

La porte finit par s'ouvrir, et la vieille halefline par apparaître. Elle ne s'attarda pas sur le seuil et gagna rapidement le bord du lit. Après avoir déposé sur la table de chevet le plateau qu'elle portait, elle dévisagea le clerc, sans rien dire, puis lui posa une main fraiche sur le front. Avant de grimacer.
-C'est bien ce que je me disais... grommela-t-elle. Mais vous l'avez cherché, aussi. Si vous étiez un gosse, je vous administrerais une fessée qui vous ferait passer l'envie de recommencer une telle imbécilité. Hum, mais j'attendrais d'abbord que vous vous soyez remis.
Elle soupira puis lui approcha des lèvres une tasse empli d'une décoction brûlante aux fragrances plus que désagréables.
-Allez, buvez. Et sans discuter.

L’ancien clerc n’avait pas l’intention de discuter. Il n’était pas en état. Le breuvage était répugnant mais liquide, c’était déjà un bon point. Il se demanda à demi comment Ada pouvait savoir ce qui s’était passé, mais c’était sans compter sur ses vertiges et il ferma les yeux pour échapper au mouvement des murs autour de lui. Un instant, il pensa bredouiller un semblant d’excuses, mais il n’était pas bien sûr de savoir où il se trouvait, et sa migraine était pulsatile, assourdissante, et drainait son attention et son énergie. Une toux rauque et de mauvaise augure s’échappa de ses lèvres, contractant douloureusement ses côtes. Il finit cependant par reprendre le contrôle de sa respiration et s’obligea à la détente. Il était épuisé. Désolé des tracas qu’il causait à la halfeline, aussi. Même s’il se sentait incapable de le lui dire.

-Que va-t-on faire de vous ? lâcha la vieille halefline en secouant la tête. Des potions comme celle-là, il vous en faudra beaucoup. Et pas question que vous les prépariez-vous-même. Vous n'êtes pas en état et ne pourrez quitter le lit avant quelques jours.
Elle soupira.
-Je pourrais vous faire descendre au village, mais ça serait beaucoup de dérangement. Non, je vais envoyer Bastien me chercher des affaires, et je resterai ici le temps qu'il faudra.
Sans rien ajouter, elle récupéra tasse vide et plateau et se dirigea vers la porte de la chambre, décidée.

Il écouta à demi le discours de la vieille femme, sans réellement le comprendre, dérivant déjà vers la torpeur fébrile de sa fièvre. La seule chose qu’il comprit réellement, c’est qu’elle allait s’occuper de lui, et il en ressentit à la fois honte et soulagement. Il aurait aimé lui dire que tout allait bien, mais il n’était pas certain que ce fut vrai. De toute façon, il n’était certain de rien, il avait tellement mal à la tête… La lumière qui filtrait par la meurtrière était particulièrement désagréable et il se retourna péniblement dans son lit trempé, avant de rabattre son oreiller sur sa tête. Ses côtes l’élançaient. Il se sentait dériver, doucement, profondément… et se rendormit.

La suite, ce fut une succession de phases de sommeil et d'éveil, si entremêlées qu'il était difficile d'en trouver les limites, d'en percevoir les contours flous et mouvants. Dans l'esprit d'Albérich dansaient des bribes d'images, de sons, d'où émergeaient la lueur de chandelles, le visage de la vieille Ada, sa voix, murmure de mots indistincts. Son corps était parcouru de sensations à la fois diffuses et prégnantes : froid intense, chaleur étouffante. Liquides brûlants lui coulant dans la gorge.
Et, enfin, ce fut la nuit. Paisible. Profonde.
Il en émergea comme un nageur crève la surface d'un océan glacé, retrouvant tout à coup le monde solide, l'air et la lumière. Ténue, celle-ci : une bougie se consumait doucement sur la table de chevet. Quant à la meurtrière, elle était obstruée par un épais rideau de velours. Impossible de savoir si le soleil était couché ou non.
L'ancien aubemestre se sentait faible. Très faible. Et il était affamé. Mais la fièvre avait reflué. C'était déjà ça.
Du rez-de-chaussée, en dessous, il perçut un fredonnement joyeux. Ada était toujours dans ses murs.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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