La Couronne de Cuivre

-Dans l'absolu, certainement pas. Dans son optique, peut-être. Mais s'il a été et est toujours incapable de reconnaître tes qualités, de voir au-delà de ta timidité et de ta réserve, c'est qu'il n'est pas bon juge de caractère, et on peut dès lors s'interroger sur le bien fondé de toutes ses grandes idées... Enfin, je ne veux pas le critiquer, évidemment, je ne le connais pas. Mais les gens trop sûrs d'eux, trop persuadés de détenir La Vérité s'avèrent souvent obtus, figés dans leurs opinions, aveuglés par leurs propres certitudes et incapables d'écouter les avis d'autrui. Ce qui est, potentiellement, source de conflits et d'erreurs...

Arthur sourit.
" Ce n'est pas quelqu'un de facile, avec personne. Mais je pense qu'il inspire confiance à ses subordonnés. Et je pense qu'il est compétent. Sûrement. En matière militaire, sans aucun doute. S'il était avec nous... ah... ni les mages, ni vos hommes ne feraient le poids. Mais évidemment, on n'envoie pas ce genre de personnage dans ce genre de mission... Il y a tant à faire, à solutionner, à Luménis."
Il soupira.
" Je ne sais pas ce que j'en pense. Je suis fatalement partial, c'est mon père, et nous n'avons rien en commun, sinon un patronyme. L'homme qui le précédait était probablement davantage dans ton genre. Mais il n'a pas tenu un an..."

Elwen fronça les sourcils.
-Comment cela, pas tenu ? Ton peuple, mécontent de son travail et d'erreurs flagrantes, l'a-t-il démis de ses fonctions ? Ou bien a-t-il fui à tire d'ailes, afin d'échapper aux intrigues, aux problèmes, aux ambitieux avides de le remplacer ? Parce qu'en dehors de cela... Je sais que nous n'avons pas exactement la même perception du temps, mais un an, c'est très court, pour un dirigeant. Qu'a-t-il pu faire, durant cette poignée de mois ?

" Je crois qu'il n'a pas eu le temps de faire grand chose, en fait... Même s'il avait lancé certaines choses, je doute que mon père ait continué sur sa lancée... Je n'en sais rien, à vrai dire. Il y a tellement de choses à faire à Luménis que c'est difficile de savoir ce qui émane de qui... et ce n'est pas plus mal. L'important, c'est qu'il y ait un élan global vers un mieux. Quant aux raisons qui ont poussé le conseiller à quitter son poste, beaucoup de rumeurs ont circulé... Mais je ne suis pas friand de ce genre de choses. Raisons personnelles, ont dit les autorités. Je crois qu'il a eu des problèmes personnels, qu'il a préféré se retirer. Ça peut arriver à tout le monde."

-Ma question n'était pas une critique voilée. C'était seulement de la curiosité. Et pour ce qui est de quitter son poste à cause de problèmes personnels... C'est tout à fait respectable. Cela prouve que ce conseiller n'aimait pas le pouvoir pour le pouvoir. Bien sûr, on peut aussi choisis d'oublier ses soucis en se jetant à corps perdu dans le travail, mais... Bien des gens s'accrocheraient à leur position, oubliant la fonction pour ne voir que le titre et le prestige qui en découle. Ils chercheraient là le réconfort dont ils auraient besoin, sans plus penser aux autres. Et du coup...
Elle grimaça.
-Mais tu vois, je parle de choses que je ne connais pas, je t'assomme de mes grandes théories pontifiantes... Je suis incorrigible.

" Il n'y a pas de mal." dit le paladin, appuyé sur un coude.
Il faisait chaud, le soleil dessinait des lignes sur le lit, filtrant au travers des volets tressés supposés garder les insectes et la canicule au dehors.
" Tu réfléchis plus que moi. Je ne me suis jamais posé de grandes questions à ce sujet. Je n'ai pas jugé le conseiller, qui suis-je pour faire une chose pareille ? Je sais qu'il est des expériences qui peuvent... remettre en question même les certitudes les plus solides..."
Il songea à ce qui lui était arrivé à Dargyll des mois plus tôt, qu'il avait enfoui et tu, qu'il avait empêché de bouleverser son destin. Si Erwan de Sallis et les autres étaient revenus du vallon noir, peut-être en aurait-il été autrement, mais le désarroi que leur disparition avait causé dans l'ordre l'avait forcé à être plus solide qu'il ne l'était en réalité. Et sans doute cela l'avait-il sauvé. Il secoua la tête.
" Mais tu as peut-être raison."

-Peut-être... ou peut-être pas. Malgré mes grands discours, je n'ai pas de certitude, et je ne prétends pas avoir la science infuse. Je me perds juste en conjectures, en élucubrations, ce qui ne sert à rien : ce n'est pas utile à ma communauté... et ce n'est pas mon rôle. En la circonstance, cela t'empêche même de te reposer. Vraiment, je suis désolée.
Elle soupira, croisa à nouveau les bras sous sa tête et observa les branches entremêlées du plafond.

" Ne le sois pas. J'aime parler avec toi. Et t'écouter. Cela me fait sûrement beaucoup plus de bien que tous les sommeils du monde. Pendant toute la durée de la traversée... C'est à peine si j'ai échangé trois quatre mots avec quelques personnes. Je suis resté muet. J'aurais presque pu... perdre l'usage de ma langue ! Alors ne t'excuse pas. Tes élucubrations... tes conjectures... Elles me plaisent. Et je te remercie pour toute l'attention que tu m'as consacrée."
Il se sentit changer de couleur, mais il se força à ne pas battre en retraite.

Elle croisa son regard, une seconde, puis esquissa un sourire et lui toucha la main.
-Ne me remercie pas. Je suis heureuse que... les choses se soient déroulées ainsi depuis notre rencontre. Heureuse aussi que tu y aies trouvé ton compte. Et si je peux me permettre un conseil... Profite tant que tu peux de ta tranquillité ! Avant longtemps, à la lumière de tes exploits, tous tes compagnons n'auront d'yeux que pour toi, voudrons sans cesse être à tes côtés, te parler... Tu ne sauras plus ou donner de la tête, et regretteras l'époque où tu pouvais demeurer quelques minutes sans devoir bavarder !

Il secoua la tête et bascula à nouveau sur le dos, puis ferma les yeux. Elle avait raison. Il fallait qu'il profite de cette quiétude. Baisser sa garde. Même à Luménis, il s'était rarement senti aussi bien, aussi tranquille. Comme chez lui. Alors qu'il était à des lieues de tout endroit familier. Cela en disait long sur son adolescence à peine révolue. Il expira et fit le vide dans son esprit. Il n'avait aucune idée du temps qui leur restait. Du moment où la réalité, le fracas, reprendraient leurs droits. Son estomac gargouilla : ils avaient fait l'impasse sur le repas de la mi-journée. Sa main picotait encore à l'endroit où Elwen l'avait touché, il avait l'impression qu'il pouvait conjurer son souvenir en se concentrant bien.

Le sommeil l'enveloppa, le submergea et l'emporta en un instant, sans qu'il s'en rende compte. A vrai dire, il ne comprit qu'il avait dormi qu'en ouvrant les yeux, qu'en découvrant l'inclinaison changée des rayons du soleil, la teneur plus mordorée de la lumière.
Il était seul, dans la chambre : Elwen avait disparu. Elle n'était pas allée bien loin, pourtant : il pouvait entendre des sons discrets, dans la pièce voisine.

Arthur eut besoin de quelques secondes pour reprendre ses esprits, identifier l'endroit où il se trouvait, se souvenir des dernières heures... Il émergeait d'un rêve déstabilisant. Il avait revu l'endroit où ils avaient été exposés la veille au soir, la cheftaine des elfes, le retour de ses compagnons... Tous avaient été déclarés aptes à collaborer avec les amazones. Puis cela avait été son tour, et Elwen avait annoncé qu'il avait échoué à l'épreuve, qu'il s'était montré suffisant, faible et inutile, crédule et misérable, en un mot : négligeable. Il frissonna. Le reste du cauchemar s'était perdu dans une fuite à travers les jungles, les démons de l'enfer sur ses pas. Il soupira et se frotta le visage, puis se morigéna. Elwen était honnête et son anxiété était stupide.
Il se leva et se dépêcha de la rejoindre dans la pièce de vie de son repaire.

La jeune femme était penchée sur son petit âtre, surveillant avec une attention extrême un pot de terre où une étrange mixture - celle-là même, sans doute, qu'il l'avait aidée à préparer - cuisait doucement. Elle releva néanmoins la tête lorsqu'il fit son apparition, et lui adressa un clin d'oeil.
-Bien dormi ? s'enquit-elle.

" Comme un loir." répondit le paladin en s'étirant.
Il tenta ensuite de discipliner les épis sauvages qui avaient poussé dans sa tignasse pendant son sommeil. Il étouffa un bâillement dans le creux de sa paume et s'approcha de la jeune femme et de sa mixture.
" J'espère que tu n'avais pas besoin de moi... Tu pouvais me réveiller, je ne sais pas combien de temps j'ai dormi..."

-Quelques heures... fit-elle, évasive, avant de préciser : Tout l'après-midi, en fait. Mais si tu as dormi, c'est que tu en avais besoin. Et ne te fais pas de souci pour moi : j'ai l'habitude de travailler seule, tu sais...
Elle observa à nouveau sa mixture, hocha la tête, et, récupérant le pot de terre, alla le déposer sur une étagère.
-Mon seul regret, c'est que le soir arrive déjà, et que le temps que nous préparions et avalions le repas, il sera là... Mais je me console en me disant que nous nous reverrons, et que la compagnie retrouvée de tes amis ne te fera pas totalement oublier la mienne ! Enfin, dans tous les cas, je saurai m'imposer : je dois veiller sur toi, après tout !

Il sourit.
" J'y compte bien. On ne peut pas dire que tu m'aies instruit dans le domaine de la survie en cette jungle hostile. Tu m'es donc indispensable. Je parie que tu l'as fait exprès."
Surpris de son propre aplomb, il esquissa une légère grimace.
" Enfin heu..."
Il se glissa à côté de la jeune femme et examina le contenu de sa mixture.
" A quoi cela va-t-il servir, au juste ? A soigner les blessures ou terrasser l'ennemi ?"

-C'est le baume que tu m'as aidé à préparer... expliqua-t-elle. Il aide les tissus à se reconstituer, les plaies à cicatriser... En théorie, du moins : car si tu as laissé passer une seule feuille trouée par un scarabée - je n'ai pas vérifié, te faisant entièrement confiance -, si tu as laissé passer une seule de ces feuilles, donc, il perdra tout pouvoir, toute efficacité. Nous serons donc dans l'incapacité de soigner les blessés, qui passeront de vie à trépas dans d'atroces souffrances...

Arthur ne se départit pas de son sourire et attrapa un couteau sur le plan de travail.
" On peut le tester sur moi, comme ça, si je l'ai gâché, je serai le seul puni. Dans combien de temps sera-t-il prêt ? Histoire que je ne saigne pas à mort avant même d'avoir pu résoudre cette énigme."
Il avait annoncé tout cela avec le plus grand sérieux du monde.

Et c'est tout aussi sérieusement qu'elle lui répondit.
-Le baume est dors et déjà prêt. Encore un peu chaud, mais ce n'est pas un problème. Si ça se trouve, nous découvrirons même que, dans ces conditions, il est doté de vertus de cautérisation. En revanche, je pense que tu dois te trancher complètement la main : ainsi, nous pourrons juger de sa fiabilité en cas de blessures vraiment graves. Les tests se doivent d'avoir lieu dans des conditions extrêmes...

" Très bien." fit le paladin en opinant du chef.
Puis il soupesa le couteau dans sa main droite, posa la gauche, paume vers le ciel, sur la table, et s'entailla rapidement du pouce à la base du petit doigt. La blessure était superficielle mais elle saigna aussitôt.
" Bon, je vais me contenter de ça, cela dit. Je n'ai aucun doute quant à tes capacités, mais comme je ne sais jamais quand tu plaisantes... Ça m'ennuierait de perdre une main."

Elle fronça les sourcils.
-Ah, ces hommes, je vous jure...
Elle lorgna sa préparation, finit par en prélever, entre ses doigts une petite quantité dont elle oignit précautionneusement la plaie du paladin. Celui-ci eut une impression de vive chaleur, puis un picotement.
Puis plus rien.
-Laisse le baume quelques minutes, puis retire-le. Si ta main est comme neuve, nous saurons qu'il est efficace. Ce dont je suis déjà certaine, mais...

Arthur obéit, contemplant sa main sans inquiétude. Il réalisa qu'Elwen avait cru qu'il plaisantait en parlant de tester la mixture, mais il avait sérieusement voulu s'assurer de ne pas l'avoir dénaturée en commettant une erreur. En fait, elle s'était moqué de lui et il ne s'en était pas rendu compte. Il se morigéna intérieurement. Elle était tellement... tellement... qu'il ne parvenait pas à douter d'elle. Il ne put s'empêcher de sourire.
Les quelques minutes étaient passées et il retira la mixture. Sa peau était intacte, comme Elwen l'avait promis.
" C'est une potion miraculeuse." s'exclama-t-il, sincèrement impressionné.
Il avait de plus en plus de mal à comprendre en quoi une poignée d'aventuriers improvisés allaient pouvoir être utiles à cette armée de guerrières d'élite qui semblaient avoir tous les talents.

-Seules sont miraculeuses les plantes qui la composent et les hasards qui nous ont fait découvrir la manière de les mélanger...
Souriante, elle referma le pot contenant l'onguent, puis alla le déposer sur une étagère. L'instant suivant, elle revenait, chargée de couverts.
-Je crains qu'une fois encore, nous ne mangions sur le pouce...s'excusa-t-elle.Mais j'ai, si cela te dit, un petit quelque chose pour accompagner les maigres mets que je vais nous servir...

Il la dévisagea.
" C'était très bon la première fois."
Il se demanda si elle parlait d'alcool. Il n'était pas expert en la matière et craignait de n'être pas très résistant. Mais il n'avait pas l'intention de refuser la proposition de la jeune femme. Il se servirait modérément, voilà tout.
" Mais c'est toi l'hôtesse, je te fais confiance."

Aux denrées habituelles - pain, viande séchée, fromage et fruits - vint donc s'ajouter un pichet d'un hydromel doré qui se révéla délicieusement sucré. Ils mangèrent avec appétit - après tout, ils avaient sauté le repas précédent -, burent raisonnablement - même s'il était difficile de résister à l'attrait du breuvage -, et affairés, parlèrent relativement peu. Au dehors, les ombres s'allongeaient de plus en plus : l'heure fatidique approchait.

Arthur tenta de faire bonne figure même s'il ressentait l'approche de la séparation avec acuité et que l'alcool suscitait en lui une émotion assassine. Il espérait qu'Elwen disait vrai, qu'ils auraient la liberté de se retrouver une fois les choses mises en branle. Mais il craignait à demi que la cheftaine des amazones ait d'autres plans et qu'ils ne puisent pas facilement former l'équipe dont ils avaient devisé ces dernières heures. Mais il ne dit rien. Il ne voulait pas se montrer maladroit, gâcher ces ultimes instants de quiétude en disant quelque chose de stupide ou de vain. Elwen savait qu'il l'estimait. Pour l'heure, c'était suffisant.

L'instant du départ arriva, et ils durent, bon gré, mal gré, abandonner la table et ce qu'il restait d'hydromel. Avant de quitter la maison, sans un mot, Elwen lui serra le bras, plus longtemps qu'elle ne l'avait jamais fait. Puis, le gratifiant d'un sourire un peu chagrin, elle le précéda à l'extérieur et jusqu'à la petite place où se tiendrait le conseil.

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