La Couronne de Cuivre

Eh bien… il devait être frigorifié. Au moins, les flammes seraient utiles.

Le tieffelin observa encore un instant l'enfant en silence, gravement, avant d'ouvrir la bouche.

« Bonsoir, toi. Tu viens d'où ? »

D'un autre côté, il ne fallait sans doute pas attendre d'un gosse des explications particulièrement précises. Elzen se préparait toutefois mentalement à toute éventualité, y compris à ce que le mioche lui demande de dessiner un mouton, ou quelque chose comme ça.

Le gamin lui désigna les hautes herbes derrière lui d'un geste totalement évasif. A quoi s'attendre d'autre. Puis il regarda Elzen. Des ronflements s'échappèrent de la tente. Il se figea quelques secondes avant de parler.

"Je m'ennuie. Mes parents, ils sont après la femme qui dort. Elle dort, elle dort, elle dort. Et ils s'occupent pas de moi. Je suis parti me promener. Je m'appelle Timmo. Et toi ?"

« Ils sont après la femme qui dort ? » Il y avait trop longtemps qu'Elzen avait écouté un enfant de cet âge parler pour que ce genre de propos décousus autant que typiques lui paraissent compréhensibles. D'un autre côté, l'enfant était-il simplement capable d'en dire plus ? Il livrait sans doute les choses telles qu'il les percevait…

« Moi, c'est Elzen. Tu peux rester un peu ici, si tu veux. Tu as faim ? »

Bon, il n'était pas dit que la prêtresse soit très contente si elle se réveillait en constatant qu'il avait encore accueilli aussi généreusement n'importe qui. Il avait pu remarquer que ce n'était pas un comportement très mélandien. Mais, un vagabond coupé de son clan comme il l'était ne pouvait simplement pas se fermer complètement à ceux qui semblaient se retrouver autant seuls et livrés à eux-mêmes, surtout quand ils étaient aussi fragiles qu'un gamin de quatre ou cinq ans.

Le gamin le regarda et hocha la tête.

"J'aime les carottes mais je n'aime pas les navets, ni les salsifis, pas les poireaux, ni les choux. Chaque fois qu'on en mange, la maison ne sent pas bon. Mais c'est rigolo. Et puis, il y a les salades. Moi, j'aime la soupe et le gruau, et la viande. Qu'est ce que tu as à manger, toi ? Tu savais que les carottes, ça a des poils ?"

Sur le visage d'Elzen se dessina un sourire amusé. La façon de parler des enfants était souvent assez rafraîchissante.

« J'ai un peu de viande. J'espère qu'elle va te plaire. Au fait, c'est qui, la femme qui dort ? »

Le tieffelin avait sorti les restes de son repas et les avait proposé de bon cœur à l'enfant en même temps qu'il posait la dernière question. Ce petit bonhomme lui plaisait, décidément.

"J'aime bien la viande mais ça fait longtemps que j'en ai pas mangé, répondit le gamin, la dame qui dort, elle est très jolie. Mais elle avait du sang sur elle. Papa dit qu'elle n'est pas blessée. Il ne sait pas où il a eu ça. Mais comme c'est la guerre on ne sait pas. Elle dort, elle dort et elle se réveille pas. Tu voudras la voir, dis ?"

« Jolie, hein ? Elle ressemble à quoi ? »

Pas que la chose soit franchement intéressante, de prime abord. Mais au moins, ça meublait. Il ne se sentait pas l'âme d'un prince charmant qui réveille les belles endormies d'un simple baiser – qu'il n'avait pas particulièrement envie de donner –, et il n'allait certainement pas risquer sa vie – déserter était rarement bien vu, même après avoir perdu la quasi-totalité de l'armée de vue, et les mélandiens n'étaient certainement pas du genre à se contenter d'une simple remontrance – pour n'importe quelle belle au bois dormant.

"Elle sent pas bon. Mais elle est jolie. Elle a des cheveux noirs. Ses yeux, je sais pas parce qu'elle fait dodo. Et quand on fait dodo on regarde pas les gens. Quand elle dort, elle sourit pas. On dirait qu'elle a peur. Et des fois, on dirait qu'elle a froid. Mais elle est jolie. Et puis, elle a des drôles de cornes sur sa tête."

Des… cornes ? Et une drôle d'odeur. Dit autrement, cela donnait « tieffeline ».

Elzen pensa immédiatement à Chance. Mais il écarta rapidement cette idée : la voleuse de son cœur se trouvait à Melandis. Cela devait en être une autre. Néanmoins, c'était intéressant. La présence d'une tieffeline dans ces régions ouvrait des possibilités. Vivait-elle seule, comme Chance, ou faisait-elle, comme lui, partie d'un clan ? Demeurait-elle dans la région, ou n'avait-elle fait que la traverser avant de tomber endormie ? Dans le premier cas, cela signifiait qu'il existait peut-être une communauté de tieffelins déjà implantés dans la région : ce serait un paramètre intéressant à prendre en compte pour leur propre errance. Dans le second… il pouvait peut-être même s'agir d'une membre de son clan étant par hasard arrivée dans le même plan que lui. Si tel était le cas, il lui devait assistance. Quoiqu'il en soit, il devait en fait aller voir.

Le barde avait sursauté en entendant les derniers mots de l'enfant, puis ces quelques pensées s'étaient enchaînées assez brusquement dans son esprit, si bien que l'enfant avait toutes les chances d'être surpris de sa réaction. Elzen se redressa néanmoins vivement et se secoua quelque peu pour chasser l'engourdissement qui le gagnait.

« Oui, je crois que je vais vouloir la voir. Mange un peu, tu me conduiras quand tu seras prêt. »

Mieux valait ne pas attendre trop longtemps : tant que la prêtresse dormait, il était possible de lui faucher compagnie, et c'était sans doute préférable.

Mais les espoirs du Tieffelin furent vite contrariés par la prêtresse elle-même. Ses ronflements stoppèrent soudain et elle se retourna dans sa tente. De sa voix aussi peu aimable que d'habitude, elle demanda.

"Mais à qui parle-tu ? Notre garou est revenue ?"

Le marmot se cacha derrière Elzen.

Elzen secoua calmement la tête, rassurant. La prêtresse avait prit le temps de se dévêtir avant de se coucher : elle ne sortirait sans doute pas sans prendre le temps de se changer de nouveau. Ce qui laissait quelque temps pour aviser.

« Aucune trace d'elle ; mais quand je dois monter la garde, j'ai l'habitude de réciter quelques textes pour rester éveillé. Je parle trop fort ? »

Le plus amusant était que ses mots restaient rigoureusement exacts, même s'ils laissaient entendre quelque chose de faux.

"C'est bizarre. J'ai eu l'impression d'entendre une autre petite voix... Dis donc, tu n'es pas en train de me mener en bateau ?", demanda la prêtresse.

Sans attendre la réponse, elle sortit entièrement nue de la tante. Elle aperçut d'emblée le gamin derrière Elzen.

"Et qui c'est celui-là. Tu ne vas pas me dire que tu viens de le pondre."

Et elle tenta de se saisir du marmot, qui, ne l'entendant pas de cette oreille la mordit à sang.

Elzen soupira. Son attitude n'était pas du tout celle d'un menteur prit sur le fait. En fait, il semblait plutôt considérer que c'était la prêtresse qui était en faute.

« Précisément ce que j'essayais d'éviter. Tu sais, soutirer des informations à un gosse, ce n'est pas aussi simple qu'avec un adulte. Si tu leur fiches la trouille comme ça, ils se mettent à dire – ou à faire – n'importe quoi. »

Et, calmement, sans rien de menaçant, il fit le geste de rattraper l'enfant.

Le gamin regarda la prêtresse puis Elzen, puis de nouveau la prêtresse et lui tira la langue. Celle-ci exaspérée se lança à la poursuite. Par chance, elle n'était pas armée. Mais le petit courait autour du tieffelin et n'avait pas du tout envie de se laisser attraper.

"Pourquoi l'interroger ?", demanda la mélandienne en désespoir de cause.

Bon. À première vue, son assurance avait marché, et il n'avait pas trop perdu la confiance du gosse. C'était plutôt bon signe.

« Eh bien, on a une armée à retrouver, tu ne te rappelle pas ? Je ne sais pas s'il a vu grand chose, mais ça vaut toujours mieux d'essayee se renseigner que de tourner en rond dans ces bois pendant quelques siècles, non ? »

Il ne bougeait plus, se gardant bien d'avoir une attitude menaçante envers le gamin. Éviter le courroux de la prêtresse était une chose ; mais ce point mis à part, c'était lui le plus important, pour l'instant.

"Une armée à retrouver et tu lui demande à lui, un gosse ? D'ailleurs, ça ne te semble pas un peu étrange ce gamin au milieu de nulle part ? C'est sûr qu'il n'est pas mélandien. Moi, je serais d'avis qu'on le zigouille vite fait."

Le petit se mit à crier et se cacha derrière Elzen.

"Je te le laisse.", insista la prêtresse.

Le tieffelin profita du fait que l'enfant se tenait derrière-lui pour l'attraper, sans violence aucune. Ce faisant, il lança un regard à la prêtresse.

« Au fait, tu es sûre que tu n'as pas froid ? »

Le temps qu'elle rentre se rhabiller serait-il suffisant pour qu'il décampe avec le gamin sans qu'elle ne puisse les rattraper ? C'était un risque à courir. Au pire, il pourrait prétendre que le gosse lui avait échappé…

La prêtresse dévisagea quelques instants Elzen sans comprendre avant de maugréer.

"J'avais failli oublier."

Avant de retourner dans la tente. Dans le noir, elle mit du temps à retrouver ses vêtements. Ce qui laissait un petit laps au tieffelin pour prendre la poudre d'escampette. A ses risques et périls.

Que lui importait ? La prêtresse l'avait sans doute sauvé une fois ; il l'avait sauvée en retour, et ils étaient désormais quitte. Elle était, de plus, bien plus puissante que lui, et si elle ne savait pas se débrouiller sans son aide, les chances qu'il puisse aider étaient minces. De plus, s'il volait à son secours, cela signifierait qu'il aurait encore à subir sa présence un moment de plus, ce qui n'était pas particulièrement dans ses intentions. Sans prêter la moindre attention aux bruits, tant qu'ils ne signifiaient pas qu'un danger approchait, il tourna son regard vers l'enfant, qu'il tenait encore dans ses bras.

« Alors, on va par où ? »

Guidé par le petit garçon, Elzen parvint jusqu'à un petit hameau entouré de forêt. Discret, presque doué, logé dans une sorte de combes. Peu de maisons, la rivière et quelques champs le bordant. Petit havre de paix qui semblait avoir été épargné par les tourments de la guerre. Une lumière orangée aux fenêtres, un panache de fumée sortant de la cheminée. Une certaine quiétude.

Une petite chaumière à l'écart des autres. Un épouvantail semblant garder le chemin. Le petit garçon tendit la main.

"C'est là."

« Allons-y, dans ce cas… »

L'endroit était paisible et semblait plutôt accueillant. Cela collait bien avec le gosse, en fait ; pas étonnant qu'il vienne de là. Laissant le gosse marcher en tête, Elzen le suivit calmement, s'efforçant de se préparer à ce qu'il trouverait à l'intérieur. Il y aurait les parents, sans doute, beaucoup moins confiants que leur mioche. Il lui faudrait être diplomate. D'un autre côté, s'ils recueillaient les tieffelines endormies, ils n'étaient sans doute pas particulièrement hostiles aux visiteurs. Ladite tieffeline, quant à elle… peut-être valait-il mieux attendre de la voir. En ignorant les battements de son cœur qui concernaient une retrouvaille impossible.

Le gamin s'était mis à se tortiller dans les bras du tieffelin, visiblement nerveux. Elzen comprit la cause de sa nervosité quand une femme petite et maigrelette ouvrit la porte et les dévisagea avec une certaine inquiétude.

"Mais où étais-tu donc passé ? On commençait à s'inquiéter."

Le petit lui tendit les bras. L'escapade presque oubliée, la mère le souleva dans ses bras. Puis son regard méfiant se porta sur celui qui l'accompagnait. Une certaine chaleur, néanmoins, peut-être celle qui semblait provenir d'un bon feu de cheminée brûlant plus loin.

"On vous doit une fière chandelle. Mais qui êtes-vous ? Qu'est ce que vous venez faire dans les parages ? Vous n'avez pas vu les soldats ?"

Non, il ne les avait pas vu. Faute n'était pas de les avoir cherché, pourtant.

« Je ne suis qu'un voyageur égaré ayant fait une heureuse rencontre. Vous ne me devez rien, mais si je puis solliciter votre hospitalité, je vous en serai grandement reconnaissant. »

Le ton du barde était chalereux, et il s'inclina respectueusement devant la maîtresse des lieux. Faire bonne impression à ces gens serait sans doute le meilleur moyen d'amorcer la suite des événements sous un jour favorable.

La dame regarda Elzen l'air quelque peu contrit.

"Hé bien ... Le soucis, c'est que toutes nos chambres sont occupées maintenant. Et on a pas beaucoup de place. Bon, on a bien l'abri jardin mais il n'est pas très grand. Et puis, il y a notre grand benet de fils qui vient souvent y faire pipi. Mais au moins, vous y seriez au sec."

Évidemment ; ils avaient déjà une invitée, pas vrai ? Elzen sourit.

« Oh, ne soyez pas gênée. Cela sera bien mieux que ce que j'aurais pu espérer. Mais en premier lieu, puis-je… profiter un instant des flammes de votre cheminée ? »

Il aurait tout le temps, une fois à l'intérieur, d'engager la conversation et de trouver une manière courtoise de demander à voir l'endormie.