[Bâtiment] Le manoir de Corvimande

[Claris de Corvimande]

« J'ai parlé trop vite ; je voulais bien sûr dire par là que nous pouvons prétendre avoir fait partie du service de la maison d'Archelieu sur cette branche, sans pour autant avoir occupé le poste en titre. Étant donné leur orientation militaire très prononcée, je suppose qu'ils doivent avoir une équipe complète, constitué de quelques maîtres hors-pairs et de personnes moins illustres – notamment des apprentis. Et si la maison vise à réduire son personnel, j'incline à penser que de tels apprentis feraient aisément partie des premiers évacués, même s'ils ont déjà une certaine compétence qui ferait que d'autres maisons ayant des centres d'intérêts moins militaires les considèrent comme du personnel tout à fait capable. »

[Taliesin]

-Nous sommes du même avis.
Il s'autorisa un sourire fugace.
-Récapitulons : nous avons donc désormais notre ancien employeur et notre domaine d'activité, ces choix nous évitant de devoir mentir sur nos capacités martiales et sur le fait que nous nous connaissions déjà vaguement, ce qui limitera par conséquent la partie fictive de notre couverture. C'est un bon début.

[Claris de Corvimande]

« En effet. Reste à décider du reste. Et pour commencer, à nous répartir ces deux rôles. Avez-vous une préférence ? »

Garde, ou apprenti maître d'arme. Le second, surtout dans une maison dans laquelle les armes n'étaient pas le centre d'intérêt premier, jouirait probablement d'une plus grande tranquillité, quand le premier risquait de devoir passer une grande partie de son temps au contact d'autres personnes : pour Claris et son éventuel petit secret, ce serait donc préférable. D'un autre côté, et pour cette même raison, le membre de la garde aurait sans doute moins de marge de manœuvre, et participerait donc moins activement aux opérations, ce qui siérait sans doute moins à Antin, qui était celui ayant la plus grande motivation à nuire aux Valombre.

« Il faudra nous renseigner sur les maîtres d'armes véritablement employés par la maison d'Archelieu : avoir quelques noms à citer, même s'ils sont inconnus des Valombre, sera toujours préférable. De surcroît, l'un d'eux peut avoir une spécialité martiale dont son ancien apprenti pourrait bénéficier. Mon père saura sans doute obtenir des informations à ce sujet. Il nous faut également déterminer si l'un ou l'autre d'entre nous, ou les deux à la fois, a prit part à la guerre. Le cas échéant, mon oncle et ses hommes pourrons nous confier récits et anecdotes à rapporter à ce sujet pour faire plus authentique. Se pose également la question de savoir lequel devra postuler le premier. »

[Taliesin]

-Sur ce dernier point, je n'ai pas de préférence : c'est comme vous le souhaitez. Au sujet de la guerre, le personnel licencié était spéficiquement affecté au manoir que la famille possède en ville : il est donc possible qu'il n'ait pas été mobilisé... A vérifier. Enfin, concernant la répartition des rôles, tout me va. Garde peut paraître ennuyeux de prime abord mais en s'y prenant bien, il devrait être relativement aisé d'atteindre au moins le statut de sous-officier, lequel offrira un tantinet plus de libertés. Maître d'arme est d'emblée plus gratifiant mais imposera de fréquenter certains des plus jeunes Valombre : s'ils sont du genre tyrannique, il faudra prendre sur soi. Cependant, je pense que le mieux est de ne pas postuler pour une place précise, à moins que la famille n'ait rendu public un manque dans ses effectifs : sauf dans ce cas précis, il serait préférable, à mon sens, de simplement se présenter et de voir quel accueil nous est fait.

[Claris de Corvimande]

« Tout à fait : nous nous répartirons les rôles concernant nos anciennes occupations, mais ce sera de toute façon à notre nouvel employeur de nous affecter comme bon lui semble… et ce qui lui semble bon ne le sera pas pour lui. »

Le sourire de Claris était chargé de menaces.

« Le rôle du maître d'arme pourrait me convenir. Avec une tenue neutre et un prénom mixte, je n'aurai pas à mentir sciemment. Et, le cas échéant, je me débrouillerai avec les gosses. »

Après tout, c'était ce qui lui avait semblé être un moyen de pression possible lors de son examen de la situation avec son père.

« Que nous faut-il ensuite ? »

En dehors, bien sûr, des renseignements sur la famille d'Archelieu auxquelles son père aurait vraisemblablement accès.

[Taliesin]

-En premier lieu, juste un détail : le moment venu, présentez-vous comme ayant été l'assistant du maître d'armes plutôt que comme son apprenti car d'une part, ce métier s'apprend avant tout sur le champ de bataille et, d'autre part, ses seuls véritables élèves sont les jeunes seigneurs de la maisonnée. Pour le reste, nous avons tranché sur l'essentiel : nous devons désormais réfléchir à nos noms d'emprunt, à nos origines sociales et aux autres éléments suceptibles de parfaire notre couverture.

[Claris de Corvimande]

HRP : j'hésite entre les deux mots à chaque fois.

« Peut-être serait-il opportun, à ce sujet, de se renseigner sur les habitudes de la famille d'Archelieu en matière de domesticité. Même s'il y a peu de chances que les Valombre soient spécialement renseignés sur leur compte, il serait préférable de ne pas commettre d'impair trop flagrant… »

Une conversation avec son père s'imposerait.

« Je suppose néanmoins qu'un assistant maître d'arme peut avoir à peu près n'importe quelle histoire, s'il a été choisi par son maître : si celui-ci est suffisamment bon, on fait confiance à son jugement. Pour le garde, en revanche, j'imagine qu'une souche noble sera préférable, car elle formera d'emblée un gage de sérieux et de qualité qu'un roturier ne présentera pas de prime abord. De la petite noblesse, en revanche, car ni la maison d'Archelieu, ni celle de Valombre ne sont assez bien placées pour employer comme simple garde un noble de premier rang. »

[Taliesin]

-C'est sertain. Même si, concernant les Valombre, ils pourraient bien sous peu atteindre une position rendant cela possible. Du moins, si personne ne vient leur mettre des batôns dans les roues...
Il sourit.
-Orgueilleux comme ils sont, employer un aristocrate, fut-il de rang inférieur, ne peut que leur plaire. Et comme par ailleurs les cadets de petite famille ou les chevaliers sans terres ne sont pas rares à chercher un emploi auprès de maisonnées plus fortunées, ce que vous suggérez me paraît uêtre une excellente idée. Quant à l'assistant... Effectivement, l'origine est moins importante. Il faut toutefois réfléchir au pourquoi de son accession à ce poste... Le maître d'armes l'a-t-il vu combattre de belle manière ? Si oui, dans quelles circonstances ? A-t-il plutôt noté chez lui de grandes qualités pédagogiques ?

[Claris de Corvimande]

Claris hocha la tête à la première affirmation. Quelqu'un, évidemment, allait leur mettre des bâtons dans les roues. Et ce ne serait que ce qu'ils méritent.

« Ma foi… j'incline à penser qu'un gamin des rues, devenu chef de bande, peut présenter un certain intérêt. Le maître d'arme fait un jour une mauvaise rencontre dans les rues mal famées de la ville. Un conflit personnel, peut-être. Son talent est bien sûr suffisant pour qu'il ne craigne rien, mais ses adversaires sont assez nombreux et entraînés pour lui tenir tête un moment. Surviennent une bande de gosses qui se montrent des alliés fort utiles. Ses ennemis en fuite, le maître d'arme se renseigne donc sur les nouveaux venus. Il apprend que le chef de bande, assez doué avec les armes, est celui qui a formé seul ses camarades, ce dont il s'est plutôt bien sorti. Le maître décide donc, en remerciement, de le prendre sous son aile. »

Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres.

« Bien sûr, le gamin des rues n'a enseigné jusque là qu'à ses pairs, puis en compagnie de son maître : quoique ses capacités pédagogiques soient notables, se retrouver seul face à des enfants de haut rang lui sera une situation inédite. D'éventuelles difficultés à ce niveau, si regrettables soient-elles, attireraient peut-être le courroux, mais en rien les soupçons. Pas plus que d'éventuelles habitudes venues de sa vie dans les rues, comme celle de ne pas être tout à fait honnête sur certains aspects de son identité. »

Il n'y avait aucun mystère sur ce qui était entendu par ces mots.

« Par ailleurs, cela explique que le maître d'arme n'ait pas rechigné à abandonner son protégé, lorsque la famille a réduit son personnel : les attaches ne sont pas si profondes, et celui qui vient de la rue est tout à fait en mesure d'y retourner. C'est d'ailleurs ce que choisit initialement de faire celui-ci. Seulement voilà : entre temps, la petite bande s'est dispersée, et notre gamin des rues a pris goût à son autre vie. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il finisse, quelques jours plus tard, par chercher un nouvel emploi. Il tombera alors par hasard dans la même maison qu'un garde de son ancien employeur qui, lui-même embauché de fraîche date, mais ayant eu le temps de se montrer fiable et crédible, pourra dévoiler des pans de cette histoire qu'il serait maladroit, pour notre gamin des rues, de mettre en avant par lui-même. »

[Taliesin]

Antin parut d'abord dubitatif.
-C'est une biographie intéressante mais elle me semble un tantinet trop romanesque pour être totalement crédible. Par exemple, même si ce gamin des rues savait très bien se battre à l'origine, les techniques dont il usait pour ce faire n'avaient forcément rien d'académique et ne pouvaient donc en aucune manière être enseignées à des membres de l'aristocratie : il aurait donc fallu au maître d'armes tout lui réapprendre en partant de zéro, ce qui représente un travail énorme. Il aurait aussi fallu qu'il convainque ses employeurs de le laisser amener sous leur toit un représentant de ce que beaucoup, dans les hautes sphères, considèrent comme de la vermine tout juste bonne à être éradiquée...
Il se frotta le menton, pensif.
-D'un autre côté, bien des existences réelles tiennent du romanesque, et l'on peut supposer que si les Valombre sont méfiants, ils soupçonneront davantage ceux ayant décrit leur vie comme étant on ne peut plus ordinaire... De surcroit, il est fondamental que nous nous sentions à l'aise avec les identités que nous endosserons.

[Claris de Corvimande]

« Je n'ai jamais dit que mon idée était parfaite. »

Claris haussa les épaules. Il y avait effectivement quelques points qui n'étaient pas nécessairement crédibles, mais, après tout, nombre d'histoires réelles en regorgeait. Un bourreau mélandien avait bien, fut un temps, pris le pouvoir à Lumenis…

« Pour en rajouter un peu dans le romanesque, certains détails colleraient peut-être davantage si le gamin des rues était lui aussi de souche noble, ou du moins avec des origines plus académiques : ses succès auprès de sa bande comme sa capacité à s'adapter à son nouvel emploi lui seraient alors venues d'acquisitions plus anciennes. Toutefois, si vous avez une meilleure idée, je suis tout ouïe. »

[Taliesin]

-Comme je le disais, le plus important est d'être à l'aise avec nos identités d'emprunt. Dans cette optique, il vaut sans doute mieux que ce soit vous qui ayez inventé la vôtre...
Il sourit.
-Ceci dit, j'aime bien vos derniers ajouts. Outre le fait qu'ils ne sont pas sans rappeler ma propre biographie, ce qui est assez amusant quand on y pense, il me semble qu'ils rendent l'ensemble du récit plus crédible.

[Claris de Corvimande]

« J'avoue que vous n'êtes peut-être pas étranger au fait que j'ai eu cette idée. »

Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres.

« Néanmoins, les raisons qui auraient conduit mon personnage à la rue doivent être différentes de celles qui vous ont privé de votre héritage, qui sont par trop caractéristiques. Un enfant bâtard, peut-être ? Élevé par sa famille – quoique plus ou moins en secret – tant qu'il était le seul avenir pour leur sang, puis rejeté dès la naissance d'un héritier légitime. J'aurais ainsi pu développer un certain ressentiment vis-à-vis de la famille m'ayant abandonné, ce qui pourrait d'autant plus plaire aux Valombre s'ils s'agit d'un de leurs rivaux. Plus amusant encore : si la famille concernée venait à avoir vent de mon existence, leurs légitimes dénégations quant à mes origines passerait pour une tentative de sauver l'honneur après m'avoir rayé de la mémoire familiale. »

Il était curieux de constater à quel point s'inventer une identité sur mesure pouvait s'avérer simple, chaque élément entraînant logiquement le suivant.

[Taliesin]

Pourtant, son interlocuteur parut ne pas être totalement convaincu par ces nouveaux ajouts.
-Je ne sais pas... J'aurais tendance à dire que si le bâtard avait perdu toute utilité, on l'aurait purement et simplement éliminé : outre les informations qu'il aurait pu offrir à des rivaux, il aurait représenté une menace potentielle pour la succession légitime et, en règle générale, on ne fait pas dans la dentelle pour éviter ce genre de désagréments. Mais admettons qu'il se soit enfui ou qu'un serviteur compatissant lui ait évité ce sinistre sort : les Valombre sont des planificateurs et, par conséquent, si nuire à la famille de votre personnage n'entre pas dans leurs projets immédiats, ils pourraient fort bien refuser de le recruter ou le renvoyer s'ils découvrent après coup son identité réelle.

[Claris de Corvimande]

Ne pas trop en rajouter, sans doute.

« Les familles nobles qui subissent des revers au point qu'un de leurs héritiers se retrouve à la rue sont plutôt rares : il faudra vérifier, mais je doute qu'il y en ait eu vers la période qui nous intéresse. Or, si ce n'est pas cela, et si ce n'est pas un bâtard laissé à lui-même – et dont la survie ne me paraît pas si improbable : un certain nombre de nobles répugnent à faire couler leur propre sang, même si les complots tendent à rendre cela plutôt rare ; ou bien la tâche de l'exécuter aurait pu être confiée à un serviteur un peu trop sentimental –, je ne vois pas comment un jeune noble aurait pu se retrouver dans la situation que je proposais. Mais faute de mieux, peut-être pouvons-nous cependant nos rabattre sur des origines plus modestes, mais qui justifient néanmoins une certaine considération. »

Après tout, les nobles n'étaient pas les seuls à offrir à leurs enfants une éducation suffisante pour que celui-ci puisse être en mesure de correspondre au portrait qu'ils en avaient fait plus tôt. Et l'avantage en était que ces familles et ce qui leur arrivait faisait moins de bruit parmi la noblesse, rendant une invention complète plus crédible…

[Taliesin]

Cette fois, Antin acquiesça sans réserve.
-La situation de la bourgeoisie est en effet plus précaire. Là où un aristocrate désargenté reste un aristocrate, un bourgeois sans argent n'est plus rien. Or, qu'elles soient provoquées par l'imprudence, par la malchance ou par des ennemis, les banqueroutes sont loin d'être une rareté, et bien des familles brusquement sans le sou sont jetées à la rue, voire s'enfuient et se dispersent pour éviter d'être réduites en esclavage, pratique assez courante, jusqu'à récemment, lorsque l'on s'avère incapable de rembourser ses dettes... En somme, qu'un enfant ayant reçu une bonne éducation incluant une formation martiale poussée se retrouve dans la situation que vous décriviez plus tôt, cela me semble tout à fait crédible.

[Claris de Corvimande]

« Dans le cas d'une famille aisée ayant subi un grave revers, il est également possible que l'enfant ait été en contact avec le maître d'arme avant de se retrouver à la rue, ce qui justifierait sa décision de l'aider, si besoin en était. »

Bien : ils avaient l'angle d'attaque, la façon dont ils approcheraient leurs cibles, et des informations cohérentes sur leur identité d'emprunt. Manquait des noms, et quelques vérifications d'usage, et cette partie au moins serait prête. Le nom importait peu à Claris, surtout s'il s'agissait d'un nom quelconque de bourgeois. Quant au prénom, n'importe quel prénom mixte ferait l'affaire. Ils n'étaient heureusement pas trop rares.

[Taliesin]

Le sieur de la Noirelande était songeur.
-Ce que vous suggérez permettrait de rendre la biographie moins romanesque. Bien sûr, à moins d'être enseignant dans quelque établissement voué à l'instruction martiale, un maître d'armes s'attache d'ordinaire à une seule famille. Néanmoins, comme les Archelieu ne résidaient pas souvent en leur manoir citadin, il n'est pas impossible que celui qui y était affecté ait reçu l'autorisation de s'occuper ailleurs... Cela fait partie des détails sur lesquels il faudra se renseigner.
Il eut un sourire satisfait.
-Notre séance de réflexion fut productive et je crois que nous ne pouvons plus guère avancer sans les quelques renseignements qu'il nous faut encore glaner.

[Claris de Corvimande]

« Il est également possible que le maître d'arme ait officié pour la famille bourgeoise avant d'entrer au service de la maison d'Archelieu, son changement d'employeur étant dû aux mêmes causes que celles ayant envoyé l'enfant à la rue… ou bien ils peuvent s'être connus d'une autre manière. Effectivement, le choix précis dépendra d'information que nous ne devons pas inventer. »

À moins qu'Antin ait quelque information à rajouter – mais cela ne semblait pas être le cas –, la suite logique serait de mettre au propre leurs réflexions, puis d'en faire le rapport à son père. Celui-ci avait toutes les ressources requises – pour tout dire, Claris attendait avec une bonne part de curiosité et un léger soupçon d'impatience le jour où Reuel entreprendrait de l'instruire sur la façon dont fonctionnait son réseau d'informateurs et d'en partager la tête.

[Taliesin]

La mise au propre de leurs décisions et de la liste des données à réunir fut affaire rondement menée et Claris put rapidement aller trouver son père. Quoiqu'il soit occupé à d'autres tâches, celui-ci la reçut immédiatement, consulta les documents et l'assura que les informations seraient obtenues au plus tard le surlendemain et sans doute auparavant. Il demanda cependant à ce qu'Antin et elle tranchent au plus tôt concernant leurs noms d'emprunt : ainsi pourrait-il faire fabriquer les faux papiers qui corroboreraient leurs dires.
Trouver des noms... Voilà qui ne prendrait guère de temps au cours d'une journée qui, pour le reste, était dépourvue de toute obligation.

[Claris de Corvimande]

Pour les noms des bourgeois mélandiens, on table sur le même genre de construction que pour les nobles, sans le « de » devant ?

Claris assura son père que cette information viendrait aussi vite que possible ; avant de se rendre dans son lieu de méditation favori : certaines pratiques d'entraînement à l'épée, où son corps réagissait par réflexe, laissait son esprit dériver librement, et bien des problèmes rencontrés jusque là avaient vu leur solution trouvée au cours de combats.
Il y avait une donnée nouvelle à intégrer : il lui fallait entrer dans la peau de son personnage. Et cela comprenait, en particulier, le fait de savoir se montrer pédagogue et transmettre sa connaissance des armes. Cela nécessitait que l'on prenne quelque peu le temps d'étudier sa propre pratique. Autant s'y mettre sans tarder.

[Taliesin]

HRP : c'est vraiment comme tu préfères. La ville est assez cosmopolite, ce qui rend logique une certaine diversité en matière de noms.

La discussion avec Antin et l'entrevue avec son père n'ayant pas duré des heures, la matinée était encore loin d'être terminée, ce qui lui permit de s'entraîner - et de méditer - à loisir. Vint ensuite l'heure du repas, où l'on n'aborda nullement l'opération en préparation : comme de coutume, on échangea des nouvelles de la cité qui, si elles n'étaient pas immédiatement exploitables, pourraient tôt ou tard se révéler d'une grande utilité.
Enfin, l'après-midi débuta, toujours exempt d'obligations.

[Claris de Corvimande]

Trop de liberté gênait parfois plus l'avancée que trop peu. Claris n'était pas barde, contrairement à sa mère, et trouver des noms de personnages n'était pas dans ses activités de prédilection. Il fallait bien toutefois s'y résoudre. Quelque chose comme Gail Narslan pourrait probablement faire l'affaire.

Bref, le repas terminé, la première chose que fit de Corvimande fut de rejoindre son complice pour savoir s'il avait, de son côté, avancé dans ses propres réflexions, à rester enfermé dans la bibliothèque.

[Taliesin]

Antin était en pleine lecture. Près de lui étaient déposés les habituels ouvrages sur les maisons hantées ainsi qu'un très épais ouvrage consacré aux familles nobles de l'empire et un recueil de cartes de Dorrandin. S'il y avait encore eu des doutes à ce sujet, ils auraient été dissipés : quand le jeune aristocrate préparait quelque chose, il ne le faisait pas à moitié.
-Alors, avez-vous peaufiné les détails de votre biographie ? s'enquit-il, amical.

[Claris de Corvimande]

« J'allais vous poser la même question. »

Claris vint s'installer en face d'Antin, le saluant comme s'il s'agissait de leur première rencontre.

« Gail Narslan. Et vous-même ? »

[Taliesin]

-Hugues des Sablons, pour vous servir, répondit-il.
Son ton avait changé : toujours courtois, on avait senti poindre un once de froideur, un soupçon de morgue. Même son attitude s'était légèrement altérée : il se tenait plus droit, semblait plus guindé... Bref, Antin était entré dans le jeu de son interlocutrice et... dans la peau de son personnage : un nobliau qui n'avait pour tout bien que sa particule mais qui entendait faire sentir que celle-ci le différenciait profondément du commun des mortels.

[Claris de Corvimande]

Claris également jouait son rôle : son maintien était quelque peu plus strict qu'à l'ordinaire, comme celui d'une personne qui a été habituée de longue date à respecter l'étiquette et se remet à le faire par réflexe chaque fois que la situation semble l'imposer ; mais également avec un soupçon de l'attitude rebelle des enfants de la rue. Gail n'avait pas plus de particule que de bien, mais ne s'estimait pas faire partie du commun des mortels pour autant.

« Vous travaillez depuis longtemps pour les d'Archelieu ? »

[Taliesin]

Antin eut un sourire en coin. Visiblement, il ne s'était pas attendu à ce que leur petit jeu se prolonge au-delà de l'annonce de leurs noms d'emprunt mais la perspective de le pousser plus loin semblait l'amuser. Quoi qu'il en soit, il avait déjà repris son attitude guindée.
-De la maison d'Archelieu, la corrigea-t-il d'un ton légèrement pincé, comme s'il estimait qu'il fallait nommer leurs employeurs avec davantage d'égards. J'ai l'honneur d'être entrée au sein de la garde d'honneur de cette résidence il y a près d'un an. Et vous-même ?

[Claris de Corvimande]

Claris – ou plutôt Gail – haussa les épaules lors de la correction. Ce genre d'égards valaient lorsque l'on s'adressait directement aux personnes concernées ; mais en dehors de ce contexte, cela n'était que superflu.

Quelle pouvait être l'ancienneté de son personnage au sein de la maison ? Il lui fallait avoir eu le temps de bénéficier d'un solide apprentissage pouvant laisser plus que de bonnes traces – disons, jusqu'à dix ou onze ans minimum. Il fallait ensuite avoir passé suffisamment de temps dans la rue pour prendre l'ascendant sur une bande de gamins des rues – l'enfant d'une famille bourgeoise, si bien éduqué qu'il fut, n'avait à ses yeux pas l'autorité naturelle de la noblesse – et leur apprendre quelques techniques pour les rendre efficaces. Enfin, il fallait avoir suffisamment d'ancienneté au sein de la maison d'Archelieu pour jouir, malgré son arrivée par une voie peu commune, d'une certaine légitimité, ainsi que pour avoir pu apprendre assez du maître d'arme l'ayant pris sous son aile.

Bien sûr, c'est au cours de son entraînement en fin de matinée que ces questions avaient été tranchées, et ce fut donc sans prendre le temps de la réflexion que la réponse lui vint.

« Un peu plus de deux ans. Mais mon emploi a été autrement plus intéressant qu'un simple poste de garde. »

La taquinerie était bien dosée : on comprenait aisément que ce genre de pique n'était adressée qu'aux personnes dont l'occupation était, du point de vue d'un maître d'armes, jugé subalterne.

[Taliesin]

Mais Antin - ou plutôt Hugues des Sablons - ne goûta pas la plaisanterie et son air, de même que son ton, se firent plus pincés encore.
-Je vois que la distinction entre garde et garde d'honneur vous échappe... Mais peu importe : ce qui compte lorsqu'on est au service d'une noble maison, ce n'est point le côté intéressant du poste que l'on s'est vu attribuer mais bien... son utilité.
Il eut un sourire légèrement teinté de mépris.
-Et par curiosité, quelle est donc la tâche ô combien passionnante que l'on vous a confiée ?