La Couronne de Cuivre

Toute chaleur abandonna le corps de la paladine aussi sûrement que si la faux lui avait pris la vie. Chandara venait en effet de réaliser à quel point elle était passée près du trépas sans même avoir vu approcher le danger. Une part d’elle-même, insidieuse et paralysante lui faisait prendre conscience que tout avait failli s’arrêter. Que même si elle avait pu appeler et attendre cet instant en se mettant sans cesse en danger à la place des autres, elle n’avait nulle envie de mourir. Pas maintenant… Surtout pas maintenant. Ni de cette façon ignominieuse. Etait-ce la mort imminente qui lui apportait bien ironiquement ce surcroît malvenu de sagesse ? Ou autre chose ? Elle n’aurait manifestement pas le temps de résoudre cette énigme : la brume avait à nouveau enveloppé son adversaire invisible, lui laissant toute liberté de frapper à nouveau. La paladine sentit une larme rouler sur sa joue glacée à la pensée de ses compagnons livrés à eux-mêmes. Sa mort les affecterait probablement un peu bien qu’aucun ne compte vraiment parmi ses amis. Mais ce qui la rendait vraiment triste était de penser que sa famille n’apprendrait peut-être jamais comment elle avait fini sa piètre trajectoire de paladine déchue.

Le coup fatal n’allait pas manquer d’interrompre ses pensées nostalgiques, la délivrant de sa peine. Tout ce qu’elle pouvait espérer désormais était d’échapper au sort qui s’était emparé de ses bourreaux. De ne pas finir par alimenter les rangs des non morts qu’elle abhorrait tant… La dernière étincelle de conscience de la jeune femme la fit se déplacer latéralement pour retarder l’échéance, se mettre à l’affût du prochain coup et riposter peut-être une dernière fois avant que tout ne s’achève dans une gerbe écarlate.

Arthur n'avait heureusement pas compris un traître mot de ce que Chandara avait vociféré dans la brume. C'était une chance, car l'emploi par la belle d'un certain adjectif possessif l'aurait certainement fait chuter de cheval avant même d'arriver au contact de son adversaire. Mais il l'entendit donc crier et ne se formalisa pas, car c'était le genre de choses qu'elle faisait : elle avait indéniablement le sens de la formule, une qualité qu'il avait renoncé à développer après des années d'échecs cuisants.
Bref, il parvint — Lathandre soit loué ! — à éviter la lance et à prendre l'armure vide par le flanc. Il devinait qu'elle ne tomberait pas aisément de cheval, car elle était massive malgré sa vacuité, mais il ne manquait pas de force et il n'avait de toute façon pas le loisir de réfléchir beaucoup : c'était la charge, et la charge, c'est le corps, pas l'esprit ! Il envoya donc Filu droit sur la créature, dans l'idée de frapper le harnois creux à hauteur du gorgerin tandis que son destrier heurterait le squelette équin qui se trouvait en dessous.
Ensuite, il aviserait.

Un nouvelle fois, la lame assassine passa près de la jeune femme. A en juger par le grognement dépité qui suivit, la veuve n'était pas contente, loin s'en fallait. Elle aurait pu répondre si sa langue et ses cordes vocales n'avaient pas été depuis longtemps putréfiés. Elle n'émit donc qu'un bruit de gorge, ce qui permit néanmoins à Chandara de la localiser. De son vivant, elle avait été décrite comme une femme redoutable, à la limite de la sorcellerie magnant aussi aisément la faux qu'un chevalier l'épée. Et elle n'avait pas perdu la main, au sens propre comme au sens figuré.

L'armure de son coté tenta de nouveau de faire passer sa lance du coté du paladin, en vain. En désespoir de cause, sa main réalisa un ample moulinet qui manqua de peu atteindre son ennemi. Le choc de la charge la déstabilisa grandement. Mais c'est Filu, qui donnant du sabot dans une des pattes squelettiques parvint à la briser. La bête s'effondra tout d'un coup, envoyant son passager dans la poussière. L'armure tomba au sol et roula dans les hautes herbes. Un instant, on put croire le combat fini. Par le spectre se releva alors sur ses coudes et se remit debout, souhaitant manifestement en découdre de nouveau.

Arthur ne voulait pas prendre le risque que son cheval se prenne un mauvais coup. De toute façon, il n'était pas honorable de rester en selle pour combattre un homme — ou un fantôme maléfique — à terre. Il immobilisa donc son destrier et démonta rapidement, constatant avec un bonheur un peu enfantin que son nouveau harnois était nettement plus souple aux entournures que son ancienne armure toute cabossée. Il adressa des remerciements silencieux, et furtifs, à l'Amiral Longuehune, puis se porta à la rencontre de son adversaire. Un cri de guerre bien charpenté aurait sans doute été de mise, mais Arthur n'était pas de ce genre-là. Il aimait autant garder son énergie pour le coup d'estoc dont il avait l'intention de fracasser son adversaire.

Chandara déglutit en voyant l’horreur assassine qui maniait la faux comme si elle était une extension d’elle-même. Bien que morte ou peut-être à cause de cela, l’abomination était redoutable et la paladine devinait qu’un seul coup porté avec précision lui serait certainement fatal. Que pouvait une cotte de mailles contre une arme maniée aussi mortellement ? La jeune femme avait cependant une occasion de porter un coup et elle ne s’en priverait guère, fusse le dernier. Elle se déplaça avec souplesse pour ne pas se retrouver dans la trajectoire de la lame et s’approcher du mort-vivant pour lui porter un coup au bras. Désarmer le monstre paraissait en effet l’option la plus judicieuse et rééquilibrerait les chances en sa faveur. Tout en achevant son geste, la paladine se rendit compte que la colère pouvait nuire à son adversaire et la forcer à grogner encore aussi proféra-t-elle la première provocation qui lui vint en tête :

- Tu devrais vraiment faire quelque-chose pour tes cheveux si tu veux plaire à autre chose qu’à un morceau de fer. Ce style était déjà démodé de ton vivant !

L'armure s'arrêta net. Peut-être avait-elle perçu l'approche du jeune homme. Au lieu de continuer à charger, elle partit de biais en direction des débris du cheval. Il tira de sous ses fontes une immense épée. Si le fer était totalement dépoli par le temps et par endroits mangé par la rouille, l'arme n'en paraissait pas moins redoutable. Le spectre repartit à l'assaut sans attendre, à renfort de grands moulinets. Un coup de taille bien placé et s'en serait fini du chevalier.

La veuve feula et marmonna un propos totalement inintelligible mais sûrement peu aimable à l'encontre de la paladine. Ignorant le déplacement de la jeune femme, elle releva sa faux. Mais la stratégie de la jeune femme s'avéra payante. Au moment où elle s'apprêtait à abattre sa faux, le marteau la toucha au bras. Il y eut un sinistre craquement d'os rompus et le membre se mit à pendre, presque coupé. Mais cela, loin d'éteindre la volonté homicide de la femme fantôme les décupla. Elle continua à fendre l'air de sa faux, toujours plus près de Chandara.

Voilà qui n’annonçait rien de bon. Chandara avait cru prendre un avantage décisif sur l’abominable créature par le coup porté à son bras. Mais cela semblait ne pas l’avoir du tout handicapé. Comment se faisait-il que ce monstre continua à manier si bien sa faux avec un bras quasiment détruit ? Cela semblait à peine avoir réduit sa mobilité, désavantage largement compensé par sa rage décuplée. La paladine sentait que ce n’était pas le moment de se laisser aller à une seconde de distraction et que la moindre seconde d’immobilité lui coûterait peut-être un bras, une jambe ou même la tête. Elle se mit donc à tenter d’évaluer la nouvelle allonge du zombi décati tout en cherchant à profiter d’une ouverture quand elle se présenterait. La paladine feinta une attaque à hauteur d’épaule avant de se retirer tout en tournant autour du monstre. Si elle pouvait lui briser une hanche ou la frapper au thorax, cela la ralentirait un peu, non ? La jeune femme manquait moins de souffle que de confiance en elle aussi décida-t-elle de s’encourager et si cela pouvait rende folle son adversaire au cerveau troué, cela ne gâcherait rien :

- Hey, garde un peu tes distances : tu ne vas pas m'inviter à danser à la fête des vendanges ! Par la lumière, pourquoi les morts-vivants ne peuvent-ils pas comprendre qu’ils sont morts et le rester ? En plus, tu manies ta faux n’importe comment : n’importe quel paysan en attraperait une crise de fou-rire !

Arthur ne savait rien des échanges violents qui opposaient la belle et la bête. Il était soulagé que l'armure soit désormais à même de se défendre car frapper un adversaire désarmé aurait été très peu digne d'un paladin. Mais il aurait franchement préféré qu'elle se trouve une petite lame courte tordue et proche de la rupture plutôt que cette espèce d'espadon gigantesque. Comment faisait-elle, sans muscles, pour soulever un tel machin ? Bon, ça n'avait pas grande importance : il fallait frapper, esquiver, et idéalement démantibuler la créature assez rapidement. Arthur tâcha de se souvenir des enseignements de Sire Armand, à la commanderie, des paroles d'Erwan de Sallis quand ils s'entraînaient sur la lice, des conseils du seigneur Iluvatar, aussi... Et puis il y alla à l'instinct, avec, l'espérait-il, un coup de pouce de Lathandre, et peut-être de Tymora au passage.

La veuve grogna sous l'insulte, totalement exaspérée. Ses mouvements se firent de plus en plus désordonnés et la paladine ne tarda pas à trouver son ouverture. Un coup l'atteignit à l'épaule et c'est tout le bras droit qui tomba et avec lui la terrible faux. Mais loin de s'avouer vaincue, elle se rua sur Chandara dans l'espoir de l'attraper et pourquoi pas si possible, de lui arracher la tête. La colère lui avait fait perdre toute forme de réalité. Son vieux cerveau décati haïssait la paladine, sa jeunesse, sa beauté et par dessus tout ses répliques. Elle était peut-être morte mais ce n'était pas aujourd'hui qu'on allait commencer à lui manquer de respect.

L'armure se fendait en coups de taille de plus en plus amples mais toujours précis. Si elle avait pour elle la force brute, Arthur avait pour lui l'esquive. Et l'extrême chance d'être encore en vie. A force d'observer son adversaire, il s'aperçut que celui-ci, en tapant, laissait une grande ouverture du coté de ses jambes. Peut-être y avait-il un moyen de profiter de cette faiblesse ?

Arthur n'était pas certain que la manoeuvre était complètement réglementaire, mais bon, il commençait à être passablement fatigué : l'endurance n'avait jamais été son point fort et après la nuit pourrie qu'il avait passée sur le plateau et sous la pluie, il n'aurait pas été contre abréger un rien la quadrille meurtrière auquel il se livrait. Aussi se décida-t-il à tenter de faucher son adversaire au niveau des jambes. Ce serait risqué, il serait à portée et se prendrait peut-être un mauvais coup, mais au pire, la vaillante Chandara pourrait profiter de son sacrifice pour aller botter les fesses du nécromancien. Joliment, bien sûr.
Il attendit donc l'instant propice pour tenter un coup latéral, relâchant au dernier moment sa main gauche afin d'augmenter l'allonge de son épée et, l'espérait-il, déséquilibrer son adversaire en lui secouant les jambières.

Cette forme de combat aussi brutale qu’erratique rappelait plus les jeux plutôt virils qui opposaient une adolescente rousse un peu dégingandée à ses frères que les leçons d’escrime qui lui avait été dispensées par un maître d’armes nain et les paladins confirmés de l’Ordre du Cœur radieux. Chandara y était donc tout à fait à son aise, retrouvant des instincts qui lui avait fallu maintes années de disciplines et de réprimandes à masquer. La jeune femme accomplit une roulade pour échapper à la première charge, se tachant copieusement de boue mais se relevant derrière son adversaire. Elle esquiva une seconde charge brute de pas latéraux sans chercher à riposter. Puis, brutalement elle sembla changer de tactique alors que c’était ce qu’elle prévoyait depuis le début. Sans se soucier de fioritures cette fois, elle frappa de toutes ses forces un coup latéral destiné à couper en deux la créature ou, à défaut, l’enrhumer. Le coup était autant porté par ses forces physiques que par sa volonté affermie en un cri de guerre puissant qui dut résonner au loin dans la brume :

- Baruk Felak* !

*Que mon marteau te pourfende !

L'armure ne vit pas venir le coup de taille qui même s'il n'était pas réglementaire s'avéra néanmoins efficace. Sous le coup, une des jambières se décala. L'ensemble resta droit quelques instants comme pour laisser croire qu'elle était inébranlable et s'effondra d'un coup. Mais loin de se montrer vaincue, et comme sa partie supérieure était encore assemblée, elle tendit les bras pour saisir les chevilles du paladins. Elle attrapa la gauche et serra. Sa poigne était solide, semblable à un étau. Et à moins qu'Arthur intervienne, elle ne lâcherait pas.

La veuve tenta d'esquiver mais elle manqua de temps et de précision. Le coup de la paladine porta au niveau du crâne qui céda en un craquement sinistre. Le marteau quant à lui resta enfoncé. Un liquide vert et puant commença à sourdre de la plaie. L'abomination tenta brièvement de porter ses mains sur le manche afin de l'enlever mais finit par s'abattre en arrière. Et elle ne bougea plus.

La paladine faillit avoir un haut-le cœur quand son marteau libéra les fluides nauséabonds du cadavre. Mais, malheureusement, les créatures qu’elle avait choisi d’affronter par vocation puaient. Elles puaient même terriblement. Bah, les démons sentent le soufre aussi. Et puis ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Allez ma grande, Arthur a besoin de toi !

La jeune femme tenta de tirer son marteau de la carcasse défoncée mais il y était bien trop profondément ancré. Alors, après avoir vérifié qu’elle ne bougeait vraiment plus, elle posa un pied sur la gorge du monstre pour le maintenir en place et tira encore, d’un coup sec. Cette fois, le marteau quitta son emplacement et la brume s’avéra être une bénédiction qui lui masqua l’essentiel de l’horreur de ce qui se produisit. La paladine n’eut du reste pas l’opportunité de s’attarder à la contemplation de la bouillie visqueuse, résultat de son coup et ses tentatives pour reprendre son arme enfoncée dans la tête de la veuve.

Chandara se retrouva donc assise dans la boue, son arme poisseuse en main et se prit d’un fou-rire inextinguible avant de parvenir à reprendre le contrôle. Elle débarrassa son arme des miasmes qui la souillait en la frottant dans l’herbe rase à plusieurs reprises. Puis elle se releva, passa une main sur son front pour retirer la pellicule de sueur que le combat avait laissée. C’est donc passablement crottée par la boue, le front y compris qu’elle se dirigea vers le bruit des combats qui ne pouvait provenir que d’Arthur. Ce n’était peut-être pas très honorable de s’immiscer dans un duel mais elle s’inquiétait un peu pour le grand luménien, voilà tout. Et si elle se faisait discrète, les apparences seraient préservées, non ?

Subodorant sans doute que Chandara ne tarderait par venir à son secours — ce qui aurait été des plus humiliants et aurait sans doute conduit le jeune chevalier à changer définitivement de carrière — Arthur décida d'en finir rapidement. Son épée était trop longue pour qu'il puisse la manoeuvrer efficacement aussi près de ses jambes, aussi choisit-il de frapper l'armure spectrale à hauteur des épaules, espérant lui démantibuler les bras et peut-être la tête, tant qu'il y était. Il ne savait pas bien ce qui maintenait l'étincelle de vie dans ce genre de créature, aussi lui faudrait-il peut-être le réduire en pièces détachées avant qu'elle ne cesse de le harceler, et là encore, rien ne disait qu'un fantôme abominable n'allait pas surgir brusquement de sa carcasse.
Bon, au pire, il demanderait un coup de main à Filu. Ce n'était pas exactement une méthode très honorable, mais ce serait moins pire que d'être à nouveau sauvé par l'Helmite. Il avait déjà une dette de vie envers elle, s'il en contractait une seconde aussi rapidement, l'existence allait devenir un peu trop compliquée...

L'armure serrait toujours, et même de plus en plus, comme si elle avait voulu broyer la cheville à travers la botte. Aussi, quand Arthur tira au niveau des épaules, elle resta cramponnée. C'est le pectoral qui le premier céda, se séparant d'un coup des épaulières. L'une d'entre elle en voltant atteignit le gorgerin qui donna brutalement dans le casque qui sauta à son tour. Une fraction de seconde, une silhouette blanchâtre s'échappa du tas de métal désormais inanimé.

La brume se dissipa d'un coup. Et autour d'eux reprit le chant des oiseaux.

A quelques mètres d'eux se dressait fièrement le moulin dont les pâles s'agitaient paresseusement. De par et d'autre de l'édifice, comme s'ils montaient la garde avaient été plantés deux épouvantails. Chapeau de paille débonnaire, habits de paysan. Pour le moment, ils devinaient plus qu'ils voyaient leur étrange sourire. Et même de loin, ils leur trouvèrent quelque chose de dérangeant.

La paladine s’était fiée jusque-là aux bruits de fracas métalliques pour se guider mais la brume se dissipa aussi brusquement qu’elle était apparu et Chandara repéra enfin le paladin qui se tenait debout au-dessus d’une carcasse passablement démantibulée. Son fier destrier, à quelques pas de son maître, semblait lui aussi être sorti indemne du duel.

La jeune femme s’autorisa donc un sourire de soulagement à cette vision parfaite de sérénité retrouvée. Le décès des horreurs, et principalement de l’armure terrassée par Arthur avait ramené la vie en ces lieux et c’était déjà une belle victoire acquise contre le mal et la terreur. Il restait encore à affronter deux êtres démoniaques qui gardaient le passage et surtout ce qui se terrait dans le moulin mais la paladine s’autorisa de profiter d’un moment de contemplation béate de la beauté des lieux, de ce qu’ils avaient accompli. A deux. Quelle sensation étrange d’être ainsi épaulée, de compter sur un allié pour s’en sortir. Depuis quand n’était-ce arrivé ? Elle était bien en peine de le dire… Elle s’approcha sans un bruit derrière Arthur et l’interpella doucement pour ne pas risquer de le faire sursauter. Enfin, pas plus qu’un peu alors :

- Je savais que vous en viendriez à bout, de cette horreur. Et sans une égratignure en plus !

La fierté et la confiance donnaient une certaine assurance à la paladine qui souriait toujours. L’effet était peut-être amoindri par la boue qui lui maculait les chausses, les mains et le front mais elle ne semblait guère s’en soucier ou plutôt ne pas en avoir conscience.

Arthur était incrédule. Avec la disparition de la brume, son exaltation guerrière était retombée, et la "mort" de l'armure spectrale avait neutralisé l'urgence qui lui galvanisait l'organisme une seconde plus tôt.
Et il avait... vaincu... une... créature... tout... seul...
Incroyable.
Aussi, quand Chandara l'interpela, il se contenta de pivoter lentement vers elle, les yeux toujours écarquillés de stupéfaction.
" On dirait... lui répondit-il. Je ne sais pas trop comment j'ai fait, en vérité..."
Son regard balaya la campagne, son fidèle destrier qui broutait les pissenlits précoces un peu plus loin, puis enfin la jeune femme. Il se sentit rougir instantanément. Elle paraissait un rien plus échevelée qu'avant l'assaut, sans parler de la terre humide qui la maculait... et de quelques taches vertes dont il parvenait à percevoir l'odeur nauséabonde. Mais elle restait très belle même complètement crottée. Elle devait avoir une sorte de pouvoir magique.
" Je... je vous ai entendu crier... J'aurais peut-être dû faire volte-face... Avez-vous eu des ennuis ?"
C'était un peu tard pour s'en inquiéter, évidemment...

Chandara lui dédia une expression attendrie et ne le quitta pas des yeux comme si elle ressentait la réserve du paladin et qu’elle suffisait à la galvaniser, à étouffer un peu sa propre nature timide. Et comme toujours dans ces situations un peu gênantes, elle choisit de se cacher derrière une attitude un brin espiègle :

- Visiblement, vous avez chargé le monstre et en avait triomphé grâce à vos talents d’escrimeur et la puissance de votre volonté et de votre courage. En tous cas, c’est ce que nous raconterons aux bardes à notre retour. Ils seront ravis de cette version chevaleresque. Quant à moi, vous devez savoir que tant que je vous crie dans les oreilles, c’est que je vais bien. En tous cas, c’est ce que n’arrêtait pas de me répéter mon précepteur.

Profitant de son discours, elle s’était un peu approchée, l’air de rien et reprit d’un ton enjoué, tout sauf arrogant du moins l’espérait-elle :

- J’ai eu affaire à une sorte de goule qui maniait une faux pour ma part. Rien que de très ordinaire mais les goules, c’est salissant. Mais ça donne un aspect guerrier, vous ne trouvez pas ?

Elle désigna son aspect plus que défraichi avec une petite moue avant de se passer la main sur la joue sans y faire attention, étalant un peu plus la terre qui lui maculait le visage.

" C'est sûr qu'avec une telle couche de boue sur le visage, personne n'oserait supposer que vous êtes restée oisive tandis que je battais la conserve, dit-il avec un sourire. Je dois dire que je serais pour que vous gardiez vos peintures de guerre jusqu'au sommet du moulin : les morts-vivants pourraient vous croire des leurs, ce qui nous donnerait un avantage non négligeable... Vous pourriez prétendre être une princesse zombie qui aurait capturé un paladin inexpérimenté, par exemple, et le mener jusqu'à votre maître le nécromant fou..."
Il grimaça comme il prenait conscience de ce qu'il venait de dire. C'était le contrecoup du stress, assurément, rien d'autre.
" Ahum..."
L'heure de la pivoine avait sonné.
" Je voulais dire... Heu. Vous avez sûrement envie de vous débarbouiller un rien avant que nous continuions ? Moi-même, j'ai grand soif. Ça ne ferait pas vraiment un détour... Et bravo pour la goule. Je suis certain que vous n'en avez fait qu'un pâté... enfin, une bouchée."

La paladine le regarda un instant et écouta son discours, incrédule, avant d’éclater de rire quand il en eut fini. Voilà qu’il faisait preuve d’humour maintenant ! Mais où s’arrêtaient donc ses qualités, à ce jeune homme plein d’entrain ? Puis elle réalisa qu’elle devait véritablement être horrible à voir pour qu’Arthur se permette de le lui signifier gentiment… Et comme la boue n’empêchait en rien de rougir, elle sentit son visage s’échauffer quelque peu. Euh, est-ce que tu nous ferais une petite poussée de fièvre, toi ? Cela n’aurait rien d’étonnant après une nuit passée sous la pluie.

La jeune femme jeta un œil aux torrents mais ceux-ci semblaient trop inaccessibles pour qu’il soit raisonnable de les rejoindre. D’autant que le moulin se dressait toujours devant eux, menaçant. La jeune femme ne pouvait pas laisser perdre la belle tentative d’Arthur de détendre l’atmosphère et répliqua d’un ton ingénu tout en s’approchant pas à pas :

- Tiens donc ? Une princesse après une dame ? Enfin, c’est toujours un peu plus flatteur que de passer pour une zombie… Ai-je donc un aspect si terrible ? Il faut reconnaître que la goule puait pas mal. Mais nous n’avons guère le temps de songer à nous débarbouiller je le crains. Nos amis comptent sur nous.

Consciente que le jeune homme n’osait esquisser un geste, elle avança une main vers son visage et lui toucha la joue avant de se retirer en éclatant de rire :

- Désolée de vous le dire mais vous êtes, vous aussi, maculé de boue. Mais si vous voulez, je dois bien avoir un mouchoir quelque part. C’est un accessoire indispensable des princesses, non ?

Arthur eut l'impression de se retrouver plusieurs jours en arrière, à bord de la Vague Déferlante, quand une autre jeune femme — nettement moins jolie que la paladine, mais non dénuée de charme pour autant — s'était approchée de lui à peu près de la même manière, en roucoulant des choses agréables, avant de le projeter dans un gouffre insondable de honte et d'incompréhension. L'ombre du gant jaune maudit planait toujours, il avait l'impression de pouvoir le deviner, flottant dans le vent marin, accroché au gréement, comme un corbeau perché sur l'épaule de son destin.
Il s'était promis de ne plus faire cette erreur, de ne plus se laisser abuser par ces créatures femelles retorses et incompréhensibles, et même s'il se demandait quel goût les lèvres de Chandara pouvaient bien avoir, jamais — non, jamais ! — il ne risquerait à nouveau sa santé mentale pour leurs beaux yeux.
Aussi fit-il un pas en arrière, nerveux, terrorisé même, avant de se détourner, conscient du contraste entre le coquelicot de ses joues et la verdure de la prairie.
" Vous avez raison. Nous n'avons pas le temps. Nos amis. Le livre. La guerre. Les Mélandiens. Le Mal."
Il se retourna, essaya d'adoucir sa fuite — car c'en était une — d'un sourire contrit.
" Notre apparence n'a pas d'importance. Allons-y."
Et il essaya de voir la jeune femme comme une collègue, un paladin de sexe féminin, rien d'autre, plutôt que comme cette superbe demoiselle qui semblait vouloir le damner.

Le sourire de la jeune femme resta figé et bien qu’elle tenta de faire bonne figure malgré tout, une vague d’incompréhension fit chavirer ses pensées pendant quelques instants. Puis, à mesure que les événements des minutes précédentes s’imposaient à son esprit, la compréhension se dessina peu à peu, se muant en récriminations et en honte envers elle-même. A nouveau, elle n’avait pas adopté l’attitude digne d’une paladine. Et s’il était vrai qu’elle n’en était plus une de plein droit, elle devait néanmoins en respecter la conduite. Arthur avait su gérer une situation qui avait failli leur échapper, sans brusquerie, sans reproche à nouveau. Elle ne pouvait que l’en remercier silencieusement alors qu’elle s’était permis de telles familiarités qu’elle en rougirait de honte si l’interlude ne lui avait laissé une impression quelque peu douce-amère.

Il fallait bien reconnaître au Luménien qu’il faisait preuve de bien davantage de maturité et de sens des priorités que ce dont elle se sentait capable. Et des priorités, ils n’en manquaient pas présentement. Alors qu’il s’était écoulé près d’une minute depuis la dernière sortie d’Arthur, Chandara répondit d’un ton un peu défaillant mais qu’elle tenta de contrôler à grand peine :

- Vous avez raison bien sûr. Les enfants nous ont encouragés à être discrets face au prochain obstacle. Comment préférez-vous procéder ? Souhaitez-vous que je passe devant ?

Arthur était embarrassé car il sentait Chandara mal à l'aise, mais Soupir avait été exactement pareille : des trémolos dans la voix et une âme de fer embusquée derrière, armée de couteaux acérés. Il ne pensait pas que les demoiselles le faisaient exprès, cependant. Simplement... Elles avaient une nature fantasque et lui-même était bien trop fragile dans le registre pour s'y heurter. Il devait penser à sa propre survie.
" Effectivement... dit-il. Mais je ne vois pas comment je vais être discret dans mon harnois..."
Il répugnait cependant à s'en dévêtir : déjà il n'était pas certain qu'il pourrait être plus discret sans... et il était plus ou moins certain que même s'ils parvenaient à passer devant les épouvantails sans les éveiller, la porte du moulin grincerait atrocement au moment où ils la pousseraient, moment auquel le harnois redeviendrait crucial.
Quant à laisser Chandara passer devant... aaaah... mais il devait penser à elle en tant que paladin, pas en tant que jeune femme.
" Nous pouvons peut-être nous suivre de près ?"

La jeune femme s’était concentrée sur leur objectif, refusant à grand peine les distractions et les tentations de rêvasser comme une jeune fille. La réaction d’Arthur avait au moins eu cet effet positif inattendu aussi plusieurs réflexions lui vinrent et, qui plus est, elles étaient toute en rapport avec la mission et le problème posé par les épouvantails, enfin presque toutes. Comme souvent après un contrecoup de stress, elle se laissait aller à des pensées plutôt incontrôlées :

- Je crains que vous n’ayez besoin de garder votre armure. L’ôter et la remettre de l’autre côté nous feraient perdre un temps précieux, même si je vous aide à le faire. Je ne suis pas très familière de ces équipements lourds mais j’ai reçu un enseignement théorique donc je saurais bien quelle boucle serrer pour ne pas trop vous étouffer. Mais bref, je crains que ce soit trop dangereux de se désarmer. Peut-être pourrions-nous simplement tenter de les enflammer à distance ? Je l’ai déjà fait une fois, ou peut-être deux ! Mais avec des épouvantails ordinaires. Et c'était un accident. Et leur propriétaire n’était pas très content… Heureusement que je courrais vite à l’époque… Bref, vous avez peut-être quelque chose dans vos fontes.

Pendant qu'ils parlaient, un des épouvantails eut un sursaut. Son bras bougea, comme s'il avait cherché à chasser une vilaine crampe attrapée à force d'avoir été trop longtemps immobile. Ou peut-être cherchait-il bêtement à se dégourdir le bras. S'en suivit un sifflement assez strident. Et l'être de paille bougea soudain la jambe. Puis plus rien. Pour le moment tout du moins. Au dessus d'eux, un nuage s'installa. Le moulin et les herbes hautes se couvrirent d'ombre.

**

Un peu plus loin ...

"Je crois que nous y sommes. Mais peut-être trop tôt ou peut-être trop tard. Peut-être aurions-nous dû rester à Manost.
- Un peu plus bas, j'ai peur qu'Il nous entende.
- D'accord ... Mais je n'aurais jamais crû que l'on trouverait cela ici. Sous les herbes ...
- Je suis sceptique moi aussi. Mais tout porte à croire que c'est bien là ...
- Je n'aime pas cela du tout. Nous ne sommes que deux. Et je suis la seule à voir ...
- Je crois que nous n'avons pas le choix."

Arthur avait suivi le conseil de Chandara, désireux de ne pas la troubler davantage, et il fouillait ses fontes lorsque le ciel se couvrit. Il leva un oeil inquiet vers les nuages et grommela d'avance à l'idée de davantage de pluie. Bon, en tant que paladin, il était immunisé au rhume, à l'angine, à la grippe et même à la pneumonie à mycoplasmes (redoutable, croyez-en mon expérience) mais bon, cela ne voulait pas dire qu'il aimait être mouillé. D'autant que cela risquait de contrecarrer les plans de la belle pyromane.
Chandara.
Pardon.
Il dénicha le nécessaire et revint vers elle, toujours campée devant le moulin, l'allure superbe et décidée.
Cette fille était décidément inquiétante. Il lui aurait volontiers confié les aspects pratiques présidant à l'enfilage d'un harnois, mais il craignait de se prendre un mauvais coup, provoqué sans nul doute par un enthousiasme mal maîtrisé plutôt que par une intention malfaisante, évidemment. Mais bon. Ce serait pour une autre fois. Peut-être. Si elle était calme.
Timidement, il lui tendit son briquet de silex et d'acier.
" Vous avez l'air de vous y connaître... Et je vise sûrement moins bien que vous... Je vais rester sur mes gardes, un peu en avant, au cas où... ils s'offusqueraient de vos attentions... et qu'ils s'avisaient de... de clopiner, j'imagine, vers nous."

Chandara fut ravie que sa proposition ne soit pas jugée futile par son confrère bien plus sage. Plus sage et plus prévoyant puisqu’il avait pensé à amener le matériel indispensable à la manœuvre avec lui. Elle lui dédia un sourire reconnaissant quand il lui tendit ses effets et s’en empara avec délicatesse comme si elle avait un peu peur de les abîmer. Sans même le mouvement inquiétant du premier épouvantail, un coup d’œil au ciel lui aurait enjoint à ne pas traîner aussi se mit-elle au plus vite à l’ouvrage, se faisant une petite liste mentale de ce qui lui manquait pour exécuter son « plan ». Un peu de combustible d’abord mais trouver de l’herbe suffisamment sèche s’avéra très vite problématique. Elle en arracha tout de même une belle quantité quelle réunit en bouquet. Il faudrait un élément plus sec et plus inflammable pour faire prendre l’ensemble mais elle verrait ça plus tard. Un élément lourd pour y fixer le combustible et permettre un lancer qui ne disperserait pas le tout avant qu’elle ne s’approche maintenant. Il restait la carcasse de l’ennemi terrassé par Arthur aussi s’empara-t-elle d’une jambière en se disant que la situation était somme toute ironique. Elle fourra une belle quantité d’herbe à l’intérieur. Ne restait maintenant qu’à trouver une mèche convenable. Elle ne pouvait décemment pas demander à Arthur de sacrifier un de ses effets lui qui avait déjà bien contribué à son plan un peu fou aussi entreprit-elle s’arracher une partie du tissu du bas de ses chausses et de sa tunique complètement fichue de toute façon. Bon, il ne faudrait pas tant de tissu que la décence réprouverait et elle pourrait se changer sitôt la bataille du moulin achevée… Elle se détourna cependant du paladin, un peu soucieuse de ne pas se donner en spectacle avant d’en avoir fini de ses préparatifs. Allumer la mèche ne présenta pas plus de difficulté mais le tout avait bien du durer deux bonnes minutes et l’orage se faisait de plus en plus menaçant. Elle n’aurait certainement pas droit à un second essai.

Elle se concentra donc, prit son souffle et s’efforça de ne pas songer à combien elle serait ridicule si elle ratait son tir ou si tout cela ne servait à rien. Puis elle s’élança et jeta l’objet enflammé avec toute la précision dont elle se sentait capable. Son objectif était de le jeter juste sur les jambes de la créature en dosant sa force pour qu’il ne rebondisse pas une fois sa cible atteinte, l’épouvantail qui avait le premier manifesté des velléités de liberté de mouvement.

La jambe de l'épouvantail s'enflamma et l'être commença à bouger. Une sorte de danse frénétique et décousue. A aucun moment il ne fit le geste de vouloir se décrocher de son poteau pour se défendre ni pour avancer dans sa direction. Mais de là où ils étaient, les deux paladins virent une masse grouillante et affolée sortir de ses manches et de son pantalon. Des souris, des mulots, des loirs, quelques oiseaux et un raton laveur quittèrent leur abris qui brûlait.

Derrière les paladins jaillirent quelques rires.

"On vous a bien eus."

Chandara faillit jubiler de fierté dès que son projectile improvisé entama sa trajectoire meurtrière tant elle était assurée d’avoir réussi son coup. Cela affaiblirait voire éliminerait pour de bon un ennemi dangereux mais avant tout, une pensée juste un petit peu coupable mais agréable s’était emparée d’elle. Nul doute que ce coup de maître allait un peu impressionner Arthur, le digne et fier paladin qui avait su brillamment diriger leur groupe et pourfendre la menace du terrible chevalier fantôme. Oui, c’était certainement vaniteux et sans doute assez puéril aussi mais obtenir son approbation à défaut de son admiration était devenu une chose inexplicablement importante pour elle.

Elle observa donc avec fierté la jambe de l’épouvantail qui commençait à s’enflammer avant d’adresser un sourire extatique au paladin qui s’était brièvement retourné vers elle pour observer son lancer. Mais son air jubilatoire se figea un moment comme l’épouvantail révélait tout à coup ses étranges secrets. Elle craint soudain avoir libéré une nuée de vermines vengeresses avant que les animaux s’égayant en tous sens et surtout la voix des enfants ne révéla la supercherie à laquelle elle s’était stupidement laissée prendre.

Un instant, elle resta complètement dubitative quant à la conduite à adopter et soudain, sans lui laisser l'opportunité de réfléchir, l’image de ses préparatifs soigneux et du sacrifice d’une partie de ses vêtements pour en aboutir à cet épilogue cocasse s’imposa en un tableau ridicule qui lui fit perdre le contrôle de ses émotions : un fou-rire inextinguible la prit soudain, faisant résonner une hilarité contagieuse rien moins que fidèle à ce que l’on aurait pu attendre d’une paladine helmite.

Arthur avait contemplé, impressionné, le lancer de la paladine, puis, médusé, la cavalcade des petits animaux. Aussi, quand la jeune femme éclata de rire, la dévisagea-t-il, stupéfait. Puis, sans qu'il puisse s'en défendre, il fut gagné par son hilarité. C'était là un contrecoup de la tension qui régnait autour du moulin, à n'en pas douter, mais cela lui fit du bien. Il savait au fond de lui que les occasions de rire ne seraient plus très nombreuses dans les heures, et peut-être les jours, à venir. Cette perspective moucha son humeur légère plutôt rapidement...
" C'était un beau jet, assurément." dit-il, en s'essuyant les yeux du bout des doigts.
Il espérait que Chandara parviendrait à reprendre le contrôle d'elle-même, aussi s'approcha-t-il, circonspect.
" La voie est libre, quoi qu'il en soit... Et grâce à vous."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Guerre des plaines brûlantes : un certain goût pour la mort