La Couronne de Cuivre

Arion secoua la tête avec une grimace mais n'ajouta rien. Il finit par s'intéresser au contenu du sac.
" Comme c'est seyant... Tenue de bal ?
— Ce sont des aubes d'Infortunés, inculte.
— Chacun ses sphères de compétence, ma belle."
Constance, Guéric et Sedanius revinrent peu après. La jeune femme avait l'air bouleversée et lorsqu'elle réalisa qu'il y avait du monde dans la grande salle, elle battit rapidement en retraite vers les quais. Guéric hésita puis s'installa près de Taliesin. Sedanius poussa un bref soupir et prit également un siège. Aliosha proposa d'aller faire du thé. Ybarra reparut juste avant que Perceval et Kerun ne franchissent le seuil. Le barde constata que le Luménien avait récupéré une tenue anonyme nettement plus à sa taille que les oripeaux démesurés du guerrier. L'elfe des bois échangea un regard avec Taliesin avant de s'asseoir puis se pencha tout de suite sur les aubes.
" Quels sont les résultats de votre enquête ?
— Elle est bien passée par là... Kerun a consulté les registres pendant que je m'intéressais à la marchandise...
— Nous avons le nom de l'acheteur, mais ce n'est pas un noble mélandien, dit le Luménien. Elle a été vendue à l'Ecole du Necronomicon.
— Oh c'est mauvais ça, fit Arion avec un haussement de sourcils.
— Tais-toi." gronda Lena.

-Non, il a raison : pourquoi se voiler la face ?
Ses mains s'étaient crispées sur le rebord de la table et toute couleur avait quitté son visage.
-L'Ecole a pu la revendre entretemps, certes. Mais ça me paraît peu probable. J'avais toute foi en mes informations puisque, croyez-m'en, elles émanent d'un être dont la parole ne peut être remise en cause, sous peine de commettre un sacrilège. Toutefois, des êtres aussi puissants que lui veillent sur cette cité maudite : ils l'auront trompé. Bref, il y a tout lieu de croire que l’École ait gardé Galathée. Et pas pour en faire une élève-esclave, puisqu'elle n'avait rien d'une magicienne : non, pour en faire le cobaye d'ignobles expériences. J'imagine qu'une femme enceinte est un bon spécimen, pour ces tordus. Ils les prisaient fort, au Refuge... Bref, si l'on se montre rationnel, après un séjour de plusieurs mois en ces lieux, ma compagne et notre enfants sont soit morts, soit dans un tel état que ni l'un ni l'autre ne pourront être sauvés.
Pour conserver son calme, il se mordit violemment la lèvre inférieure.
-Sans doute sera-t-il nécessaire de poursuivre l'enquête, pour avoir des certitudes. Je ne pourrai malheureusement m'en charger : je suis connu dans cet établissement, ayant inscrit deux de mes amis comme élèves-esclaves pour qu'ils puissent y glaner des renseignements. Cependant, je vous saurais gré de m'occuper constamment durant les deux veilles à venir : si je reste oisif un seul instant, je ne tiendrai pas le coup, et ce serait dommage, étant donné que je crois pouvoir vous être utile sur certains dossiers.
Il se leva sans brusquerie.
-Je vous prie de m'excuser un instant : j'ai besoin de prendre l'air.
Il se détourna et, d'un pas lent, maîtrisé, mécanique, fouillant sa poche en quête de sa pipe et de sa tabatière, il se dirigea vers la cour.

Il eut du mal à allumer sa pipe tant ses mains tremblaient. Et il eut à peine le temps de tirer une bouffée de sa pipe que la porte s'ouvrait derrière lui.
" Taliesin, excuse-moi, je sais que tu veux être seul mais... elle n'est pas encore morte, fit Kerun. Je sais que les perspectives sont mauvaises, mais... il a pu se passer mille choses. Ne perds pas espoir, pas maintenant, pas si près du but. Je vais me rendre à l'Ecole immédiatement. Viens avec moi. Lena peut te rendre une autre apparence. Nous irons directement à la source, nous ferons parler le responsable des acquisitions, je maquillerai sa mort, nous aurons l'information."

Il lui fallut un long moment avant de pouvoir répondre : il peinait terriblement à trouver ses mots et, quand il parla enfin, ce fut d'une voix presque dépourvue d'intonation.
-Kerun... Je te suis très reconnaissant d'essayer de me réconforter. Malheureusement, si on envisage froidement la situation... Les chances pour que Galathée soit encore en vie sont quasiment inexistantes. Pourquoi l’École achèterait-elle une femme enceinte, sinon pour la soumettre à des expériences ? Ils en font beaucoup, là-bas, et puisqu'aucune morale ne les limite, ils vont loin, très loin. Par ailleurs, dans une cité où l'on n'a qu'à tendre la main pour se procurer des esclaves de tous types, ils n'ont aucune raison de ménager leurs cobayes...
Il tira une longue bouffée de sa pipe.
-Je dois me faire à cette idée, et le plus tôt sera le mieux. Cependant, je ne baisse pas les bras : aussi peu probable que ce soit, il reste une infime possibilité pour que les choses aient pris un tour différent, pour qu'il ne soit pas encore trop tard. Il faut donc poursuivre l'enquête : Victor et moi avons besoin de certitudes. Et il faut la poursuivre de la même manière que les autres, avec prudence, méticulosité... Alors je pense que ma participation n'est guère recommandée. Toi, Lena, d'autres membres de la Réunion, peut-être, êtes beaucoup plus compétents, d'autant que l'angoisse chevillée au corps, je ne vaux vraiment pas grand chose. De plus, cet endroit est une véritable forteresse et ils doivent avoir les moyens de détecter instantanément toute personne cherchant à y entrer alors qu'elle est sous l'effet d'un sortilège, à plus forte raison d'un sortilège de déguisement : qui de plus difficile à duper par la magie qu'un magicien ? Alors certes, il y aurait les sous-sols... Rhéa et Albus, les défunts amis qui avaient accepté d'être inscrits à l’École afin d'y enquêter pour mon compte, m'ont parlé des rumeurs qui courent à leur sujet. On les prétend reliés aux cryptes du cimetière : il serait donc théoriquement possible d'infiltrer l’École en pénétrant dans celles-ci ... Mais on dit aussi qu'ils forment un véritable labyrinthe hanté par des hordes de morts-vivants...
A nouveau, un petit nuage de fumée s'éleva dans l'air. Le barde lui trouva une vague forme de tête de mort grimaçante, mais c'était sans doute un produit de son imagination.
-Ne te méprends pas : je voudrais participer à cette enquête. Simplement, d'un point de vue pragmatique, je ne pense pas que ce soit une très bonne idée : je ne voudrais pas tout faire capoter ou être démasqué, ce qui serait, dans les deux cas, une catastrophe absolue. Alors le mieux, je crois, c'est que je vous laisse faire, que je travaille sur un autre dossier, et que je vous prête main forte uniquement si mes compétences sont indispensables pour obtenir des informations concernant Galathée ou pour la libérer. Par ailleurs, je peux vous aider en vous disant tout ce que je sais sur cet établissement, tout ce qu'Albus et Rhéa m'ont appris. Cependant, je gage que les quelques informations dont je dispose vous sont déjà connues.

Kerun demeura silencieux un moment, puis posa une main sur son épaule, légère.
" Je comprends. Je la trouverai pour toi. Si tu as besoin de temps, prends-le. Si tu veux t'occuper l'esprit, j'ai besoin qu'on me ramène Elliot et Calliope. Les autres savent où ils sont retenus. Mais ne te sens pas obligé... Je te dirai ce que j'ai appris quand je rentrerai."
Il retira sa main et Taliesin l'entendit reculer.
" Je sais que tu n'es pas Luménien, et les mots paraissent toujours creux, dans ces circonstances, mais... Non, rien. Je reviendrai avec des certitudes."

Puis la porte s'ouvrit et Kerun quitta la cour, laissant Taliesin seul avec sa fumée et la silhouette tranquille de la Liberté, mouillant aux amarres. Constance était à bord, il la vit, s'affairant au pied du grand mât. Comme de coutume, la Houleuse puait.

Quand il regagna la salle à manger, il retrouva toute l'équipe de la Réunion, divisée en deux groupes. Taliesin comprit rapidement qu'ils s'étaient répartis les dossiers en cours. Perceval, Lena et Abel discutaient du paladin retenu aux arènes. Ils s'apprêtaient manifestement à sortir pour aller sonder leurs différents canaux mais paraissaient peu emballés. Arion discutait de Polyanna avec Meloenn et Sedanius. Il avait apparemment fait chou blanc jusque là. Aliosha avait disparu, tout comme Kerun, et Guéric fit un signe, timide, à Taliesin lorsqu'il reparut. Ybarra vint se poster à côté de lui, presque immédiatement, comme si elle l'avait guetté.
" Nous respecterons ton désir de décrocher un moment des recherches, si tu en ressens le besoin." lui dit-elle.

Il lui adressa un sourire mal assuré.
-C'est très gentil à vous mais, honnêtement... Il vaut mieux que je m'occupe en permanence jusqu'à ce que... Jusqu'à ce que nous sachions. Si je reste oisif, tout entier à mes pensées, il faudra me ramasser à la petite cuiller avant longtemps. Si je veux tenir bon, je dois au contraire travailler, songer à d'autres sujets... Bref, si je puis vous aider d'une quelconque manière, surtout, n'hésitez pas.
Il réfléchit un instant puis ajouta :
-Seriez-vous d'accord pour que nous réfléchissions à une fausse identité que je pourrais endosser, à l'extérieur ? Peut-être me serait-il possible de servir à quelque chose en restant ici, certes, mais franchement, je ne vois pas trop à quoi... Et, sauf si vous le jugez trop risqué, j'aimerais autant... bouger un peu.

" Je ne pense pas qu'il soit sage de te faire endosser une seule identité... Nous pouvons en tailler plusieurs en fonction des interventions. De toute façon, tu seras dépendant des sortilèges de Lena... Les risques que tu sois reconnu sont trop grands... La révolution est encore récente et de nombreux esclaves sont toujours en ville. Sans parler de leurs maîtres... Je vois que tu as essayé de te teindre les cheveux... Il serait sans doute possible de recourir à un déguisement non magique... Meloenn et Arion ont du matériel, Kerun aussi, d'après ce que nous a dit Constance. Il est certain que cela serait sans doute moins dangereux... Pour le reste, en fonction de l'esclave à aller récupérer, tous les rôles sont possibles..."
Aliosha s'était levée et approchée d'eux.
" Il serait bon d'aller racheter Elliot. Dans l'état dans lequel il se trouve, il ne vaut plus grand chose, il ne sera donc pas très cher, fit-elle. Et puisque nous avons ton accord, Ybarra, il est inutile d'attendre. D'autant que Kerun appréciera ce geste de notre part."
Elle se tourna vers le barde.
" C'est un demi-elfe de bonne constitution. Il a été vendu à un entraîneur de gardes du corps. Mais il n'a pas bien toléré la captivité... Alors ils s'en servent un peu comme..."
Elle secoua la tête et ses yeux s'emplirent de larmes.
" Je ne sais pas bien comment on pourrait justifier de le racheter, cependant... Il est dans un tel état, maintenant."

Le barde se rua littéralement sur cette opportunité de changer le cours de ses pensées.
-Nous pourrions avoir besoin d'un cobaye pour des onguents régénérateurs et des potions de guérison à bas coût, suggéra-t-il. Les soins dispensés par les clercs sont fort chers, si bien qu'il est souvent plus rentable de racheter un nouvel esclave que d'en remettre sur pied un ancien trop abîmé. Or, s'il existait des remèdes à la fois efficaces et très peu onéreux, les maîtres seraient en mesure de conserver les esclaves dont ils ont l'habitude, dont ils ont pu apprécier l'efficacité. De surcroît, de tels produits permettraient aux propriétaires de châtier sans aucune retenue les fautifs, les récalcitrants ou ceux qu'ils aiment simplement martyriser puisque, même après les avoir conduits aux portes de la mort, il deviendrait possible, pour un prix dérisoire, de les requinquer... Voilà le projet sur lequel nous pourrions travailler et qui nécessiterait des individus dans un sale état, comme Eliott.

Le regard d'Aliosha s'illumina.
" Allons-y ! Allons-y ! s'exclama-t-elle, presque sautillante.
— Taliesin ne peut pas sortir comme ça.
— Mais on va le déguiser et ce sera très bien. On trouvera quelque chose dans les postiches d'Arion."
Elle l'attrapa par la main.
" Viens !
— Aliosha, souviens-toi de ce qu'il s'est passé la dernière fois que tu es sortie !"
Le visage de la demi-elfe se décomposa.
" Mais je serai sage !
— Tu n'y arriveras pas. Tu ne devrais pas intervenir sur les cas qui te sont proches...
— Je vais juste l'aider à se déguiser..."
Elle jeta un regard suppliant au barde et le tira vers l'extérieur.

Aliosha entraîna Taliesin dans une pièce du rez de chaussée qui ressemblait aux coulisses d'un petit théâtre. Il y trouva entreposées quelques dizaines de tenues disparates qui, à bien y regarder, n'étaient pas si variées que ça. Il y avait la version masculine et féminine des grands classiques : esclaves, marchands, nobles, paysans et compagnie, de quoi se donner un genre, une richesse, une pseudo-couverture. Devant un vieux miroir, on avait aussi entreposé des perruques diverses, dans un état douteux, et des maquillages. Pas de quoi se donner l'aspect d'un zombie ou d'une dryade, mais de quoi, quand même s'improviser une mine quelconque... sauf s'il pleuvait à torrents.
" Bon, tu devrais avoir l'allure d'une sorte de... rebouteux, alors ? Qu'est-ce que ça porte un rebouteux ?"

" Pas mal, fit la jeune femme. On devrait sans doute te donner une allure d'elfe de la lune, c'est encore le plus simple, non ? On a une espèce de cirage pour les cheveux qui donne des résultats intéressants... Bon, s'il pleut, il faudra rabattre ton capuchon, mais c'est ce qui est attendu... Et l'onguent, là, donne des reflets bleus qui vont faire l'affaire."
Elle se pencha sur lui et avant qu'il n'ait pu protester, elle s'attaqua à un grimage en règles. Quelques minutes plus tard, elle s'écarta, et Taliesin put constater le résultat. C'était toujours lui, bien sûr, mais un peu moins. Il passait pour un elfe de lune un peu maladif, mais la poussière des rues mélandiennes aurait tôt fait de lui brouiller le teint.
" Penses-tu avoir besoin d'un assistant ? Ou d'un esclave ? Ou d'un assistant-esclave ? Si je t'accompagne, il faudra qu'on prenne le chariot, parce que je ne pourrai pas soutenir Elliot, c'est un bon gabarit... Sinon, c'est mieux de demander à Perceval ou Sedanius..."

-Ça dépend... Si l'endroit où se trouve Eliott est tout près d'ici, on peut y aller à pied, sinon, le chariot me paraît indispensable. Et il me semble également impératif que je n'y aille pas seul : avoir un assistant rendra plus crédible mon boniment. Sans compter que livré à moi-même, dans mon état, je risquerais de faire quelque chose d'irréfléchi. Comme racheter un esclave dont les traits me rappelleraient quelqu'un que j'ai connu... ou que je connais.
Il soupira.
[color=#FFF66]-Mieux vaut en référer à Ybarra : je ne sais comment vous procédez, d'habitude, et puis c'est elle le chef, c'est à elle de prendre la décision. Alors j'aime autant ne pas prendre trop d'initiatives.[/color]

Ybarra haussa les sourcils en découvrant le résultat de leur aparté, et Guéric se couvrit la bouche des mains pour ne pas en révéler l'expression.
" Mon drow était quand même nettement plus séduisant ! s'exclama Lena.
— Ce n'est justement pas le but !" lui rétorqua Aliosha.
Ils exposèrent leur problème à Ybarra et elle parut songeuse un moment.
" Je pense qu'il vaut mieux emporter le chariot. On peut y monter la cage et y fourrer des fioles... La question est de savoir s'il est nécessaire d'en décorer l'extérieur. Si c'est le cas, ce sera impossible de sortir aujourd'hui. Une peinture récente se verra sur la toile.
— Nous ne pouvons pas attendre demain, fit Aliosha avec une grimace.
— Le chariot est peu discret, intervint alors Sedanius. Nous pouvons être suivis jusqu'ici très facilement. Je pense qu'il vaut mieux que Perceval et moi-même accompagnions Taliesin. Nous pourrons aisément porter Elliot s'il ne sait pas marcher. Nous pouvons aussi le requinquer avant le départ, vu la couverture choisie.
— Très bien. Mettez votre histoire au point et allez-y."

Les deux hommes écoutèrent Taliesin attentivement et se fièrent à l'histoire qu'il avait concoctée : après tout, il était barde, il s'y connaissait en la matière. Ils partirent ensuite se changer et Aliosha les remplaça auprès de l'elfe.
" J'aurais aimé vous accompagner mais Ybarra a raison... Je ne suis pas très douée pour masquer mes sentiments et je ne sais pas bien comment je résisterais... Je n'ai jamais été le voir, c'est Perceval qui s'en est chargé... Mais rien que ce qu'il m'a raconté, et je suis certaine qu'il a adouci, parce qu'il sait bien qu'Elliot et moi étions proches..."
Elle secoua la tête.
" Taliesin, Elliot et Calliope ne savent pas qu'ils ont été pun... trahis par la Réunion. Quand Arion les a éventés, et après que nous ayons trouvé les preuves... Nous avons usé de nos compétences pour qu'ils soient pris sans nous impliquer... Nous n'avons pas eu le temps de discuter, comme tu l'as vu, les choses se sont décidées très vite et... Je ne sais pas s'il faut le leur révéler comme ça. Je ne sais pas s'il faut le leur révéler du tout... Je ne sais même pas si Kerun a l'intention de les laisser parmi nous, au moment où vous regagnerez Luménis..."

" Tu as raison." fit Aliosha, les yeux brillants.
Elle s'esquiva comme Sedanius et Perceval revenaient vers lui. Le clerc avait revêtu une tenue sobre de couleur grise, et portait une grande gibecière dans laquelle il avait entreposées différentes fioles.
" Beaucoup de jus, d'onguents et de sirops divers, mais il y a une potion de soins... On ne sait jamais." fit-il avec un haussement d'épaules.
Perceval avait adopté des vêtements taillés dans de la toile brute, ainsi qu'un collier de cuir qui le marquait clairement comme esclave. Il passait aisément pour l'homme de main un peu stupide qui se charge des travaux physiques.
" Allons-y, proposa le clerc.
— Soyez prudents, leur répondit Ybarra en confiant une petite bourse à Taliesin. Cinquante pièces d'or, ça devrait être plus qu'assez."
Ensuite, Aliosha les accompagna vers la sortie de la boutique et les laissa sortir. Perceval vouta aussitôt les épaules et se plaça un mètre derrière les deux autres.
" C'est sur l'Esplanade Impériale, dans les rues commerçantes... J'imagine que vous voyez le coin... Je vous guiderai plus précisément ensuite."

-Je connais assez bien ce quartier. J'y ai mené pas mal de recherches et puis, durant la révolte, nous l'avons eu un certain temps sous notre contrôle...
Oui, ils s'en étaient emparé après avoir remporté une grande bataille sur la place des marchands, bataille au cours de laquelle Rhéa avait tué un capitaine de la garde et lui-même croisé le fer avec Mornagest. S'il avait pu terrasser le chancelier à ce moment-là, ou si un insurgé plus habile que lui s'en était chargé, la rébellion aurait peut-être pris irrémédiablement le dessus. Mais voilà, le Mélandien avait pu s'enfuir et, quelques semaines plus tard, le pouvoir impérial éliminait les derniers foyers de révolte.
Ne repense pas à ça. Peu importe le passé : seuls le présent et l'avenir comptent. Pour l'heure, tu ne dois songer qu'à Eliott et au petit numéro que tu vas jouer pour le sauver...
Après un bref soupir, Taliesin fit un gros effort pour se redresser, pour adopter l'attitude digne et sévère d'un respectable apothicaire s'en allant acheter un cobaye. Puis, d'un pas sûr, il prit la direction des rues commerçantes.

Quand il pénétra dans la salle à manger, il y trouva Ybarra et Ombeline en grande conversation. Les deux femmes levèrent les yeux à son apparition et la demi-elfe repoussa sa chaise.
" Alors ?" demanda-t-elle.
Sedanius et Perceval entrèrent sur ses talons et elle grimaça en découvrant le jeune homme à moitié nu que le guerrier transportait toujours avec soin.
" Je vais le porter en haut, dit simplement ce dernier, en quittant aussitôt la pièce.
— J'arrive." fit Sedanius avant de tirer une chaise et de s'asseoir.
Ses vêtements étaient maculés de sang et de boue.
" Nous avons fait quelque chose de très mal, Ybarra, dit-il enfin. Nous devons en assumer les conséquences."

L'elfe songea à dire que rien d'irrémédiable n'avait été commis, qu'Eliott était de retour parmi eux et que c'était là l'essentiel. Mais cette affaire concernait Kerun et les membres de la Réunion : s'en mêler plus qu'il ne l'avait déjà fait aurait sans doute été déplacé. Aussi jugea-t-il plus indiqué de s'abstenir de tout commentaire.
-Je vais voir si Perceval a besoin d'un coup de main, dit-il en s'éloignant.
Si ce n'était pas le cas, il irait se débarrasser de son maquillage : à présent qu'il était incrusté par la poussière des rues, il le démangeait sérieusement.

Tout valait mieux que se laisser envahir - et terrasser - par ses propres angoisses. De plus, il aimait bien Perceval et ne pouvait même pas imaginer l'abandonner pour vaquer à une occupation aussi futile que des ablutions. Il s'avança donc et, après une hésitation, posa une main sur l'épaule du combattant effondré.
-Je sais que c'est dur de le voir dans cet état, de savoir ce qu'il a enduré là-bas... commença-t-il d'une voix douce. Mais il a survécu. Bientôt, il sera à nouveau sur pied et ce sinistre épisode ne sera plus qu'un mauvais souvenir.

Le jeune homme avait couché le demi-elfe sur le lit, sans prendre le temps d'en repousser les couvertures. L'ancien esclave était d'une saleté repoussante, mais le sortilège de Sedanius lui avait rendu des traits plus fins, réparant la courbe de son nez et l'arc de ses sourcils, et il paraissait désormais intègre, à défaut d'avoir repris connaissance. Sa peau était encore marbrée, ça et là, de taches violacées, et son souffle demeurait laborieux. Mais il était effectivement à mille lieues de son état précédent. Perceval s'était agenouillé par terre, coudes sur le lit, visage entre ses paumes, et lorsque Taliesin lui parla, il se retourna, sans cacher ses larmes.
" C'est nous qui lui avons fait ça, souffla-t-il. C'est nous. Je n'ai rien fait pour les en empêcher, je n'ai pas bougé une seule seconde... J'ai toléré, j'ai accepté qu'on le capture et qu'on le vende comme un vulgaire animal, et je savais que c'était mal, et je n'ai quand même rien fait... Et même... même si Kerun acceptait que les choses soient tues, même s'il n'en savait jamais rien... C'était mon frère d'armes et je l'ai trahi."

[color=#FFFFF66]-Mais tu croyais qu'il vous avait trahis et tu étais sous le choc : que tu ne sois pas intervenu pour empêcher cela est donc compréhensible. Bien sûr, c'est logique que tu aies l'impression d'avoir commis une faute grave, et c'en était sans doute une, même si tu n'étais pas à l'origine de la décision. Cependant, toi et tous les autres avez fait en sorte de réparer cette erreur, d'empêcher l'irréparable. Vous avez choisi de le sauver, et il l'est, à présent. Je crois que c'est le plus important, vraiment.[/color]
Il s'accroupit sur le sol, pour être à la même hauteur que Perceval.
-De plus, vous serez en mesure de l'entourer, de le réconforter, de le soutenir : il en aura besoin. Alors oui, vous ne pourrez pas effacer ce qui s'est produit, mais vous aurez les moyens de vous rattraper. Crois-moi, c'est une chance qui n'a pas de prix.

" Tu as raison... murmura le jeune guerrier. Je ne dois pas m'apitoyer sur moi-même, je dois faire amende honorable, je dois faire face maintenant."
Il se retourna comme des bruits de pas dans l'escalier résonnèrent derrière eux. Une battue rapide, suivie d'une seconde, plus lourde.
" Aliosha... " fit Perceval en se relevant.
Il avait à peine prononcé ces mots que la demi-elfe surgissait dans la pièce, franchissant les derniers mètres qui la séparaient du lit sans prêter attention à Taliesin et Perceval, et s'asseyait à côté du blessé. Elle demeura silencieuse de longues secondes, sans bouger, puis finit par tendre une main pour effleurer le visage de son congénère assoupi. Un sourire fendit alors son visage, alors que ses yeux étaient humides. Sedanius était arrivé derrière elle et posa une main sur l'épaule de Taliesin.
" Tu devrais aller te changer et manger quelque chose... Tu le mérites bien."