La Couronne de Cuivre

Deux solides gaillards firent leur entrée, chargés de seaux remplis d'eau fumante. Ils allèrent les vider dans la baignoire puis montrèrent aux deux clients où se trouvaient serviettes, savon et autres produits et accessoires utiles pour qui souhaitait être aussi propre qu'un sou neuf. Enfin, ils annoncèrent qu'ils pourraient apporter encore de l'eau chaude d'ici une trentaine de minutes, pour un second bain, et que, dans une petite heure, la place ne manquerait pas dans la salle commune pour prendre un repas.

Albérich s'en alla mitonner dans son bain tandis qu'Hubert s'installait dans la petite chambre qu'il s'était attribuée. L'eau chaude était une bénédiction après le froid glaçant de la nuit précédente, et le Luménien sentit ses muscles se détendre peu à peu, chassant les courbatures qui s'y étaient nichées. A moitié endormi dans la vapeur bienfaisante qui s'échappait de la baignoire, il se toucha néanmoins le bout du nez pour vérifier que celui-ci n'avait pas succombé à une engelure. Non. Il était intact après cet épouvantable blizzard, comme tout le restant de sa personne. Difficile à croire.
Un léger toussotement venu de la porte lui signala cependant qu'il était temps de quitter ce paradis aquatique et il s'extirpa d'une eau brune pour céder la place à Hubert. Ce dernier contempla la boue qu'il laissait derrière lui avec une grimace horrifiée. Albérich haussa les épaules.
" Je me suis lavé dans le ruisseau hier, moi, je te signale. Je parie que ton eau sera pire.
— Les paladins sont immunisés à la saleté dès leur troisième année de service." rétorqua le chevalier, tandis que les deux serviteurs refaisaient leur entrée.
L'ancien clerc se contenta d'en rire et abandonna le chevalier à ses ablutions. Il découvrit qu'Hubert lui avait déposé ses affaires sur le grand lit, se changea rapidement puis gagna le coin de l'âtre, où attendait déjà le plateau d'Hermines. Il se garda bien d'en disposer les pièces, cependant, et préféra ouvrir un des livres qu'il avait achetés à Solarcis avant de partir. Il se sentit cependant dériver avant la fin de la préface et renonça à lutter, se livrant un moment au sommeil. Le paladin le réveilla juste à temps pour qu'ils descendent manger. Il s'était évidemment déjà débarrassé de son eau sale, privant Albérich de sa victoire hygiénique.

La salle commune s'était vidée d'une bonne moitié de ses occupants : nombre de voyageurs étaient certainement montés se coucher afin de pouvoir se mettre en route le plus tôt possible, le lendemain matin. Albérich et Hubert remarquèrent aussitôt la table qui leur était réservée : située près de la cheminée, il devait s'agir de la plus prisée de l'établissement - ce qui était fort logique, puisqu'on ne donnerait pas n'importe quelle place aux occupants de la suite seigneuriale. Cependant, leur attention en fut vite détournée, car la pièce était la théâtre d'un étrange spectacle. Les Ekhart avaient fait leur apparition : les trois adolescents, frigorifiés, se tenaient près de la porte, tandis que leur père était en pleine conversation avec l'aubergiste. Aucun des deux n'avait haussé le ton, mais il suffisait de voire la mine furieuse du premier et l'expression terriblement embarrassée du second pour comprendre que quelque chose n'allait pas.

" Je sens que ta suite va être seigneuriale... mais peuplée." dit Hubert à Albérich, souriant.
Albérich lâcha un léger soupir mais lui rendit son sourire. Il avait imaginé que les Ekhart avaient des parents ou des amis dans le village, mais ce n'était apparemment pas le cas.
" Il fera sec. Chaud. J'ai une vieille habitude des dortoirs.
— Oh, moi aussi, ça me rappellera ma jeunesse !
— A mon avis, les trois gamins doivent tenir dans le grand lit.
— Le tapis avait l'air relativement confortable, de toute façon. Et puis dormir au coin du feu, rien de tel..."
Ils échangèrent un regard puis se portèrent à la rencontre des Ekhart et de l'aubergiste. Hubert laissa Albérich passer devant.
" Je te laisse t'exposer au danger. J'espère que tu apprécies." souffla le paladin, mutin, juste avant qu'ils n'interrompent la discussion.
Albérich lui retourna un regard noir puis sourit aux belligérants et s'adressa à l'aubergiste.
" Messire, si votre conversation porte sur un problème de chambre... Mon ami et moi accueillerons avec plaisir Maître Ekhart et ses fils dans la suite seigneuriale. Il y a largement assez de place pour tout le monde."

L'aubergiste le dévisagea, à la fois soulagé et hautement gêné.
-Je... Je n'y vois pas d'inconvénient, pour ma part. Je vous laisse donc en discuter.
Et de se carapater, abandonnant Albérich avec un Tobias qui, lui aussi, semblait gêné.
-C'est très gentil à vous, gouverneur, finit-il par dire. Mais il est hors de question que vous assumiez les bévues d'autrui. De plus, vous avez bien mérité une nuit paisible et confortable, après les événements des deux derniers jours. Sans compter que si les garçons prennent goût au luxe, ils considéreront sous peu les travaux agricoles comme indignes de leur personne. Le mieux est donc que j'envoie Hans demander à Talbot s'il n'a pas un peu de place chez lui... Ce vieux renard tentera d'en profiter pour négocier un rabais sur le fourrage, mais... c'est de bonne guerre.

" Il n'en est pas question, dit Albérich. Sans votre aide, Hubert et moi-même aurions péri gelés dans la campagne. C'est la moindre des choses que nous puissions faire pour vous.
— Péri gelés, péri gelés, tu y vas fort..." grommela Hubert à voix basse, juste derrière lui.
Le Luménien réprima un sourire mais ne releva pas.
" De plus, vos garçons ne prendront pas goût au luxe en une seule nuit. Déjà qu'ils devront partager le lit, je suis certain qu'ils auront plutôt des souvenirs de coups de pieds et d'orteils glacés..."

Une vive incrédulité teintée d'amusement se peignit sur les traits du fermier.
-Vous comptez sérieusement leur faire partager un lit ? On voit que vous ne les connaissez pas : ce serait le meilleur moyen pour que ça finisse en pugilat, que la suite soit ravagée et que personne, dans toute l'auberge, ne parvienne à fermer l’œil de la nuit... Par ailleurs, où comptez-vous dormir, vous ? Pas par terre, j'espère ? Car il ne sera pas dit que Tobias Ekhart aura contraint le gouverneur de Solarcis a s'étendre sur un parquet, tout ça pour que ses fils bénéficient d'une couche confortable !

Albérich eut un petit sourire contraint.
" Je ne suis plus gouverneur, Tobias. Je peux dormir par terre. Je l'ai déjà fait mille fois.
— Et le tapis a l'air confortable, ajouta Hubert, avec le sourire.
— Mais nous ne devons pas prendre ce genre de décisions maintenant. Venez plutôt vous restaurer avec nous. Nous aviserons du reste en temps voulu..."
Il se retourna pour désigner leur table. Elle ne les accueillerait pas tous les six, mais ils pourraient certainement y joindre une seconde table : il y avait désormais de nombreuses places libres dans la salle.

Visiblement très soulagé d'avoir sinon évité, du moins repoussé l'esclandre - l'idée de se quereller avec un notable de la région avait dû beaucoup l'inquiéter -, le tenancier n'émit aucune protestation et, au contraire, fit de son mieux pour les aider à s'installer le plus confortablement possible. Bientôt, il servit aux six convives un repas qui, s'il n'était pas du dernier raffinement, avait l'air aussi bon que roboratif. Enfin, il joignit aux victuailles deux pichets d'un vin dont les arômes disaient assez qu'il devait provenir de l'un des meilleurs crus que contenait sa cave. Bref, l'homme mit les petits plats dans les grands.
Tobias, que la perspective du bien boire et du bien manger avait considérablement radouci, leur servit à chacun une pleine coupe de ce vin puis leva la sienne :
-Et bien, à notre triomphe sur le premier blizzard de l'année ! Que la sagesse populaire se voie confirmée, et que la virulence et la précocité de cette tempête augurent, pour chacun d'entre nous, un hiver faste et heureux !

Hubert et Albérich imitèrent le fermier et trinquèrent à cet hiver bienveillant. Le paladin était sans doute confiant, mais le Luménien ne se faisait guère d'illusions. La Lande des Sirènes sous la neige... La saison froide ne serait sûrement pas aussi douce que le suggérait Tobias. Mais dans le fond, ça n'avait pas grande importance : tout ce qui pouvait lui changer les idées était bon à prendre. Il n'était pas pressé d'arriver à Lunaros... Un des clercs défroqués de Graham s'y trouvait, certes, mais il avait de plus en plus l'impression que ces gens n'auraient rien à lui apprendre qu'il n'ait déjà réfléchi et examiné. Hubert lui marcha sur le pied pour le ramener dans l'instant présent et il redressa la tête. Le paladin lui jeta un regard aigu, puis se tourna vers Tobias.
" Nous avons l'intention de traverser la Lande pendant l'hiver... Peut-être avez-vous des conseils à nous donner, pour nous faciliter les choses ? Contrairement à ce qui fut votre ambition autrefois, nous n'avons pas l'intention de chercher l'aventure... Juste de descendre tranquillement vers Lunaros."

-Mince, si j'avais su, j'aurais pris ma carte avec moi : je l'avais pas mal annotée, à l'époque. Ceci dit, si vous comptez vous rendre tout droit à Lunaros, vous n'en aurez nul besoin. La route côtière n'est pas mauvaise, de ce que j'en sais. Sûre, aussi : elle fait quelques détours pour éviter les zones prisées des sirènes, sans jamais s'enfoncer dans l'intérieur des terres, avec leurs marais, leurs forêts, leurs ruines anciennes... Enfin, des petits villages sont établis à intervalles réguliers, si bien que vous n'aurez quasiment jamais à dormir à la belle étoile. Et même si cela vous arrive en une ou deux occasions, il y a fort peu de chances que vous ayez à subir des blizzards comme celui que nous venons d'affronter : l'air marin lutte efficacement contre les frimas venus des Rocheuses du Dragon. Il gèlera, sans nul doute ; il neigera, aussi. Mais ce sera largement supportable.

Hubert se tourna vers Albérich.
" Et bien, tu vois ? Qu'est-ce que je te disais ? fit-il, triomphant. Un voyage d'agrément !"
Le Luménien haussa les épaules avec un léger sourire.
" Que veux-tu que je te dise ? Je ne peux que m'en réjouir.
— Mais es-tu sûr que tu ne regretteras pas d'avoir traversé la Lande sans avoir visité la moindre ruine ?
— J'en suis parfaitement sûr, Hubert, merci."
Le paladin se retourna vers Tobias.
" J'ai une carte en haut, cela dit. Peut-être que certains noms vous rappelleront des choses... Nous pourrions la regarder avant d'aller dormir."

-Bien volontiers. J'aime me remémorer les souvenirs de ma brève carrière d'aventurier. Et puis, je pourrai toujours vous signaler quelques lieux pittoresques et sans danger, au cas où faire un peu de tourisme vous tente, finalement.
Il hésita un instant puis ajouta :
-Je vous signalerai aussi les secteurs de la route où il vaut mieux se hâter pour éviter les maraudes des bandits, des seigneurs de guerre locaux, des cannibales, des orques, des goules ou encore des trolls... Leurs activités ne sont que ponctuelles, mais on n'est jamais assez prudent.

Albérich n'était pas certain qu'Hubert soit ravi à l'idée d'écouter les mille aventures de Tobias contre les cannibales et autres chimères. Après tout, si sa mémoire était bonne, les adolescents avaient parlé de dix ans d'errance... de quoi remplir la nuit de récits. De son côté, il était sûr de piquer du nez dès l'introduction, et comme c'était le paladin qui s'était intéressé au parcours, il n'en ressentait nulle honte. N'avait-il pas dit que chacun devait contribuer à leur équipée selon ses compétences ? La fatigue, le bain chaud, la bonne chère, le vin... Il n'imaginait pas tenir encore plus d'une heure. Bon, il faudrait régler l'attribution des lits, mais il était trop épuisé pour discuter longtemps. En fait, s'il montait dans l'instant, il ronflerait paisiblement dans le fauteuil avant que les autres ne le rejoignent. Ils n'oseraient jamais le réveiller et la chose serait réglée : Tobias n'insisterait pas pour qu'Hubert profite du meilleur lit.
" Je vais monter me coucher, annonça-t-il donc, de but en blanc, en se levant.
— Je vais en profiter pour aller chercher la carte." dit le paladin en l'imitant.

-Un instant, s'il vous plait, les interpella Tobias. Messire Albérich... Si, en montant, je constate que vous ne vous êtes pas installé dans le meilleur lit, soit je vous réveille pour que vous y remédiiez, soit les garçons et moi irons dormir à l'écurie, après avoir expliqué au tenancier que vous avez finalement décidé de ne pas partager la suite, estimant que c'était à lui, et à lui seul, de trouver une solution au manque de place dans son établissement.
Ses trois fils ouvrirent aussitôt des yeux à la fois horrifiés et incrédules.

Le Luménien s'empourpra.
" Je... n'en avais nulle intention de... Il est clair qu'ayant... le plus mauvais dos de l'assemblée... J'allais... Hum. Enfin. Bonne nuit."
Hubert rit de bon coeur et l'entraîna vers les escaliers.
" Tu es transparent comme l'eau de source, Albérich.
— C'est quand même lamentable... Une fois de plus, je parie que toi, par contre, tu vas céder ton lit, et tout le monde va trouver ça normal.
— Un paladin...
— Oh, lâche-moi avec tes paladins... On m'enferme dans ce rôle dont il faut que je me dépouille au plus vite.
— Allons. Dis-toi que c'est pour quelques jours, encore... Nous atteindrons ensuite des régions où nous pourrons être libres et anonymes.
— C'est vrai."
Il n'avait jamais pris le risque d'être réellement anonyme jusque là, comme si son nom le raccrochait à une identité nécessaire, la seule chose qui lui restait personnelle depuis le départ de Lathandre. Il n'était pas certain d'être prêt à s'en défaire, malgré les alternatives... Il pénétra dans la suite et poussa un bref soupir. L'âtre était encore vigoureux et il y régnait une atmosphère agréable.
" Je te battrai aux Hermines demain...
— Si nous n'avons pas péri gelés, cela s'entend, fit le paladin depuis la petite chambre.
— J'ai dit ça pour l'empêcher de refuser.
— Oui, oui, c'est ça."
Hubert reparut, la carte à la main et le sourire aux lèvres, avant de retrouver son sérieux.
" Repose-toi bien. Nous ne tarderons probablement pas mais nous nous efforcerons de ne pas te réveiller.
— Dans mon état, même la colère de Talos en serait bien incapable.
— Alors bonne nuit."
Ils échangèrent un sourire, puis le paladin quitta la pièce, emportant son aura tranquille, et Albérich se traîna vers la chambre. Il était conscient de n'avoir aucune raison d'être accablé, c'était sans doute juste une question de contraste. De toute façon, il n'avait pas menti, et à peine s'était-il glissé entre les draps, sur ce matelas moelleux, dans la pénombre de ce lit somptueux, qu'il s'endormit.

De retour dans la salle commune, Hubert trouva Tobias seul à leur table : ses fils ayant repéré des jeunes gens de leur âge parmi ce qu'il restait de l'assemblée, ils s'en étaient allés discuter avec eux. Le fermier, pour sa part, avait rempli à ras bord sa coupe et celle du paladin, ainsi que dégagé un vaste espace pour y déplier la carte. Dès que ce fut chose faite, il s'abîma dans sa contemplation, la mine rêveuse...
-Bon sang, tout ce que ça me rappelle... murmura-t-il.
Il releva la tête et adressa un sourire rassurant à son commensal.
-N'ayez crainte, capitaine : je m'efforcerai de ne pas vous ennuyer avec mes souvenirs. Dites-moi juste ce que vous voulez savoir, ça me permettra de faire le tri parmi ce que je dois dire ou taire.

Hubert n'allait pas s'en plaindre, aussi ne détrompa-t-il pas le fermier. Il n'était pas certain d'avoir envie de réaliser, une fois de plus, combien il se l'était coulée douce ces dix dernières années.
" Si nous pouvions juste parcourir cette route côtière ensemble... pour peu que vous ayez emprunté certains de ses tronçons... Je pense que nous passerons très à l'est d'Ithilion... mais nous récupérerons certainement la route principale avant Correliah... J'imagine que tant que nous sommes sur cette côte-ci, le terrain restera très praticable et peuplé... mais à partir d'Ithilion et au sud..."
Il croisa les bras.
" Vous avez peut-être des suggestions générales. Si nous devions être détournés... Y a-t-il vraiment un mort-vivant sous chaque caillou ? Ce genre de choses... Et puis la mentalité des gens... Ce qui vous semble utile, en somme."

Le fermier se pencha à nouveau sur la carte et désigna un point, à l'extrémité méridionale de la Côte de la Lumière et sur le bras sud d'un fleuve qui se scindait en deux à quelque distance de la côte.
-Il faudra que vous avisiez une fois arrivés ici, à Grand Estuaire. Auparavant, il vous suffira de suivre la route principale : comme vous le voyez, elle est jalonnée de villages dans lesquels vous pourrez faire halte, et elle garde ses distances avec le canyon de Kahn’ym. Quant au bourg, c'est le dernier sur lequel s'exerce l'influence de Solarcis. Vous pourrez y obtenir des renseignements fiables sur ce qui se passe au-delà, ce qui vous permettra, si vous désirez continuer par voie de terre, d'éviter les zones tombées sous l'emprise d'Ithilion. Cependant, le plus simple serait de prendre un bateau pour éviter toute cette périlleuse région : en cette saison, je doute qu'il y en ait beaucoup qui puissent vous conduire jusqu'à Lunaros, mais pour des ports plus septentrionaux, ils ne manqueront pas. Discutez-en avec Conrad Lestadt, le tenancier des Oursins Amoureux, la meilleure auberge de l'Estuaire : c'est un ami et si vous allez le voir de ma part, non seulement il vous fera un prix, mais il se mettra en quatre pour vous aider.
Il parut sur le point de poursuivre mais préféra s'arrêter pour laisser à Hubert le temps de réagir, s'il le souhaitait.

Hubert opina du chef, concentré.
" Pourquoi pensez-vous nécessaire d'éviter les zones contrôlées par Ithilion ? Je sais la cité très remontée contre Luménis, mais je ne la pensais pas dangereuse pour deux voyageurs de passage... Surtout si nous évitons de nous rendre en ville... L'accent luménien d'Albérich s'est fortement atténué depuis son arrivée à Solarcis, je ne crois pas qu'on l'identifie si aisément comme venant de la capitale... Ou y a-t-il autre chose ? Les Oghmans ne m'ont jamais paru être des gens très violents."
Il n'avait rien contre le bateau, a priori, même si son estomac était rarement très motivé à la perspective de flots agités. Il n'avait jamais navigué sur la côte est d'Hélonna, cependant, et ignorait tout des humeurs de la mer en cet endroit.

-Pour être franc, je ne sais pas exactement ce qui se passe dans ce secteur : les nouvelles sont rares, je n'ai pas vraiment le temps de les glaner toutes, et la géopolitique n'est pas tout à fait mon rayon... Je peux juste vous dire qu'Ithilion tente d'étendre son influence. Pour le reste, j'ai l'impression que la cité se donne de grands airs, adopte une posture... sans rien faire de concrètement hostile envers Luménis. En tout cas, elle n'empêche pas les marchands et les simples voyageurs de passer : ça nuirait à ses propres intérêts. Pourtant... Vous allez penser que je cherche toujours à vous contredire, mais... L'accent du gouverneur s'est adouci, oui. Toutefois, il reste immédiatement reconnaissable, et je crains qu'il ne puisse lui arriver des ennuis, là-bas, surtout si son identité finit par être connue... Enfin, le mieux est d'en parler avec Lestadt. Il saura quoi vous dire, lui.

Hubert sourit à la mention de cet accent qu'il n'entendait plus mais qu'il avait été si heureux — presque ému — de retrouver, après des années d'exil. Malheureusement, aussi agréables en soient les inflexions, elles constituaient un danger.
" Oui, sans doute. Je ne veux pas prendre de risques." dit-il.
D'autant que les Ithiliens savaient Albérich à Solarcis, et savaient peut-être déjà qu'il avait dû en partir, vu la présence de leur délégation en ville. En même temps, que pouvaient-ils vraiment imaginer ? Que retenir un ancien conseiller allait jouer en leur faveur sur l'échiquier hélonnien ? Sans doute que non, mais il restait possible qu'ils espèrent Albérich dépositaire de secrets d'état propres à leur servir. Après tout, il avait été en charge de la sécurité, avait supervisé l'armée et la garde, et même s'il n'y entendait pas grand chose, il devait disposer d'informations utiles... ou du moins, si Hubert avait été un agent secret ithilien, il l'aurait cru... Que le Luménien ne soit pas capable de mesurer cette menace lui paraissait complètement fou, mais Albérich semblait inconscient à bien des égards. Il soupira. C'était son travail, désormais, de veiller à ce qu'il n'arrive rien.
" Bon, mettons que nous évitons toute cette zone... Nous allons nous retrouver à Lunaros en moins d'un mois..."
Il haussa les épaules.
" J'interrogerai votre ami, je pense que c'est le plus simple."

-Ne comptez pas être aussi vite à Lunaros. Comme je le disais tout à l'heure, en hiver, les navires assurant la liaison entre l'Estuaire et cette ville sont rares. Enfin, c'était le cas à l'époque de mes voyages, cela a pu changer depuis. J'en doute, cependant : la mer est particulièrement difficile durant la mauvaise saison. Vous trouverez plutôt des bateaux de pêche ou de petites embarcations dédiées au commerce qui vous permettront de progresser par étapes vers le sud-ouest. Vous pourrez donc, à tout moment et si vous le souhaitez, décider de poursuivre par la route. Dans l'absolu, vous pourriez même ne jamais naviguer : je doute qu'Ithilion ait pris le contrôle de la petite voie côtière et des villages qui la ponctuent. Enfin, oui, Lestadt sera en mesure de vous en apprendre davantage. J'ai néanmoins l'impression que, lui aussi, vous conseillera le bateau : l'est et le nord-est d'Ithilion sont très sauvages sitôt qu'on s'éloigne de la ville ou des rives de l'océan.

Hubert sourit.
" Je suivrai vos conseils et les siens. C'est une région que je ne connais pas du tout et nous ne sommes pas pressés, de toute façon."
En repliant la carte, le paladin était cependant conscient du paradoxe de cette prudence. Oui, il ne voulait pas prendre de risques. Mais dans le fond, il espérait bien qu'il se passerait quelque chose, n'importe quoi, qui réveillerait sa vocation. Traverser toute cette zone sans se frotter à du mort-vivant, cela lui apparaissait... comme une sorte de gâchis... Mais il se morigéna. Il pouvait attendre. Albérich finirait bien par retrouver Lathandre et ils iraient alors de ruines en ruines expressément pour les nettoyer. Il faillit rire. L'alcool. Si le Luménien retrouvait son dieu, il aurait tôt fait d'aller s'enterrer dans la poussière d'un temple, il ne fallait pas se faire d'illusions.
" Merci, en tout cas. Mais il nous reste encore à régler la question de ce dragon squelette. J'avais l'intention d'envoyer un courrier à Béranger de Solarcis. Je ne sais pas ce que vous imaginiez."

-Quoi, on abandonne déjà le sujet des Landes ? s'étonna-t-il, mimant l'indignation. Moi qui allais vous parler des Paludiers et vous indiquer quelques lieux intéressants au sud de l'Estuaire, au cas où vous soyez en mal d'aventure... Mais soit, passons au dragon. Pour ma part, je pensais aller trouver Béranger pour lui dire ce qu'il en est. Que vous lui envoyiez une lettre ne me dérange pas du tout, à condition toutefois que vous ne vous arrangiez pas pour m'écarter complètement de l'expédition à venir. Parce que là, pour le coup, je vous en voudrais.

" Je me doutais bien que vous voudriez en être. Pourtant, et je me fais le porte-parole de votre progéniture, tâchez d'être prudent, Tobias. Vous avez beaucoup plus à perdre aujourd'hui qu'hier et Béranger dispose d'hommes de qualité, je suis bien placé pour le savoir."
Un instant, il se demanda s'il avait des regrets, réellement, de ne pas pouvoir participer à cette expédition. S'il avait encore été capitaine du Rayon, le seigneur solarcien lui aurait immanquablement confié pareille escapade. Mais il ne parvint pas à ressentir la moindre déception. Ce dracoliche, ou quoi que ce soit d'autre, lui apparaissait complètement trivial, au regard de ce que seraient les veilles à venir.
Il sourit pour lui-même.
" Mais j'écrirai un message, oui. Je vous le confierai, si vous êtes d'accord. J'ai quelques noms en tête et je voudrais être certain que Béranger s'adjoigne les personnes les plus à même de remplir cette mission. A vos côtés."

-Sincèrement, ne vous donnez pas trop de mal : des hommes capables de tenir une torche pour m'éclairer pendant que je saute sur le dos du dragon et le décapite à la hache feront largement l'affaire.
Il sourit.
-Sinon, avant que vous ne montiez... Si vraiment vous ne voulez pas quitter les Landes sans avoir un peu goûté à tout ce qu'elles recèlent... Il y a des tumulus et des pierres levées non loin de l'Estuaire. Depuis longtemps libérés de leurs gardiens morts-vivants et dépouillés des trésors qui pouvaient s'y trouver, mais valant néanmoins le détour. Et si vous voulez mieux... Parmi toutes les cités perdues enfouies au cœur des marais, une est réputée abriter une bibliothèque sans pareille... Peut-être cela motiverait-il le gouverneur ?

Hubert ne put s'empêcher de rire.
" Et bien... J'ignorais qu'il avait une telle réputation jusqu'à Fergast ! s'exclama-t-il. Honnêtement, je n'en sais rien. Il aime bien les bouquins, mais je ne l'ai jamais imaginé se métamorphoser en bibliothécaire... Mais racontez-moi toujours, je ne suis pas certain de pouvoir prévoir ce qu'il aura derrière la tête au moment où nous atteindrons l'Estuaire. J'imagine que ça dépendra de la tonalité du voyage jusque là."

-Le gouverneur n'a pas particulièrement la réputation d'être un rat de bibliothèque. Simplement, bien des clercs aiment la lecture, et il a parlé à mes fils des ouvrages qu'il transportait dans ses bagages. J'en ai donc déduit que la perspective de mettre la main sur de vieux manuscrits contenant d'antiques savoirs ne serait pas pour lui déplaire. Pour le reste, je ne peux malheureusement pas vous dire grand chose d'avéré sur les cités perdues. Elles existent, c'est certain, mais les rumeurs qui courent à leur sujet sont si nombreuses, si contradictoires et si fantastiques qu'il est ardu de démêler le vrai du faux, pour peu qu'il ne s'agisse pas uniquement d'un tissu d'affabulations. On dit d'une première qu'elle recèle des monceaux d'or et de joyaux, d'une deuxième qu'elle abrite une collection incomparable d'artefacts magiques, d'une troisième qu'elle renferme une bibliothèque merveilleuse, d'une quatrième qu'elle rassemble tout cela à la fois... Vous voyez le genre. Il est assez fréquent que de petits groupes d'aventuriers tentent de les retrouver. La plupart reviennent avant de les avoir atteintes, renonçant à cause de la difficulté à traverser les marais ou d'affrontements avec des non-morts ou des tribus de Paludiers. Quelques-uns ne reparaissent jamais, soit qu'ils aient été tués en cours de route, soit qu'ils soient parvenus à bon port mais aient été vaincus par les gardiens des lieux. On ne pénètre pas impunément dans ces villes abandonnées, je puis en témoigner, en ayant découverte une. Quoi que, pour être franc, il s'agissait plutôt d'un village... De temps en temps, on parle de projets d'expéditions plus ambitieuses : outre l'attrait de trésor fabuleux, la partie nord-est des Landes ne comprenant aucune métropole d'importance, celui qui réussirait à en établir une s'assurerait un pouvoir certain... Cependant, pour autant que je sache, aucun de ces projets n'a jusqu'ici abouti.

Hubert rit à nouveau.
" Tobias, vous me parlez d'envoyer le "gouverneur" vers une cité dont vous me dites ensuite qu'elle n'existe pas, que personne ne l'a jamais atteinte, que ceux qui ont essayé sont revenus bredouilles, ont été dévorés par les morts-vivants ou coupés en rondelles par des Paludiers ou aspirés par les marécages ?! Vous vous moquez de moi, ce n'est pas gentil. J'ai été exemplaire à votre égard depuis le début de la soirée !"

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil