La Couronne de Cuivre

-Quelle mauvaise foi ! C'est vous qui avez proposé de nous faire la lecture !
-Et au lieu d'opter pour un ouvrage soporifique, comme promis, vous avez choisi un texte fort intéressant.
-Oui ! Et puis, outre de passionnantes anecdotes, il décrivait dans les moindres détails un grand banquet : menu, boissons, chansons....
-Nous avons jugé, d'un commun accord, que cela nous fournissait de bonnes pistes pour les festivités qui célébreront notre installation dans la cité. Dans ces conditions, il était indispensable d'entendre tout le chapitre.
-Exactement. C'était nécessaire. Pour le bien de la communauté.

Même s'il n'avait finalement pas si mal dormi, Albérich était heureux que le hasard ait mis Hubert sur sa route de grand matin. Son aura était comme un petit brasero privé dans l'aube froide et grise. Il devrait tôt ou tard s'en sevrer, mais pour l'heure, vu l'incertitude des lendemains, avoir une constante dans son quotidien paraissait presque vital.
" La nourriture et la boisson, je vois que l'Académie tient ses promesses, fit Hubert avec un sourire hilare. Mais j'imagine que vous avez songé au fait qu'au moment où nous arriverons au terme du voyage, il ne nous restera plus que quelques sacs de farine, des oignons fripés et du chou. Cela dit, frit avec de la carpe, des cuisses de grenouille et un peu de confiture de libellules, ça doit être tout à fait mangeable. Je suppose que votre formidable imagination fera la reste."

-Nous ne nous faisons aucun souci, vous savez; Hier, grâce à Albéérich, nous avons percé l'un des secrets les plus jalousement gardés des bardes : ils savent inventer de nouveaux alcools...
-Ne vous ais-je pas expliqué que je n'étais point spécialiste en la matière ?
-Oui oui, on dit ça. Mais à mon avis, vous êtes aussi maître en l'art d'inventer de nouvelles recettes de cuisine !
-Accommoder tous les ingrédients originaux provenant des marais, cela promet d'être passionnant ! Vous allez vous amuser, Giovanni !
-Et puis, pour organiser ce grand banquet, nous pourrons attendre d'avoir reçu des vivres de Grand Estuaire. Sécuriser la route et donc notre lien avec la civilisation fera partie des priorités...

" Votre enthousiasme fait plaisir à voir, leur répondit Hubert, avec sincérité. Et vous avez raison, Rebecca. Même si Maître Giovanni devait être un piètre inventeur, nous nous débrouillerons."
Il termina d'engloutir son pain et éclusa sa tasse de thé — pourtant brûlante — sans sourciller. Albérich comprit qu'il allait repartir et un bref vent de panique l'envahit malgré lui, pour retomber aussitôt.
" Bon, je vais vous laisser. Je vous souhaite une belle journée sous la toile."

-Merci, Hubert. Et bon courage à vous.
-Je n'ose imaginer combien il doit en falloir, pour chevaucher toute la journée et faire le guet une partie de la nuit, le tout sans jamais baisser sa garde...
-Notre communauté a beau être très attachée à l'égalité, force est de constater qu'elle n'est guère de mise au cours de ce voyage : tout le travail pour les uns, et une oisiveté quasi absolue pour les autres. Malheureusement, j'imagine que c'était assez incontournable...
-Nous nous rattraperons une fois dans la ville : vous et vos compagnons d'armes serez les invités d'honneur du banquet !
-On pourrait aussi essayer de bichonner officiers, soldats, mercenaires et autres éclaireurs aux rares moments où ils ne sont pas de service...
-C'est déjà un peu le cas, non ?
-on doit pouvoir faire mieux !

Hubert s'était levé et les contemplait avec une grimace amusée.
" Je ne sais pas exactement ce que vous entendez par "bichonner", Rebecca, mais les images qui me viennent sont plutôt inquiétantes... Votre reconnaissance éternelle me suffira."
Il les gratifia d'un sourire ravi.
" Ou alors le nom d'une place. Place Hubert de Maleval, je trouve que ça ne sonne pas si mal. Avec une statue au milieu. Ce serait du plus bel effet, vous ne pensez pas ?
— Je suppose que tu devrais d'abord mourir en héros, si tu veux vraiment qu'on donne ton nom à une place." remarqua Albérich.
Le paladin lui jeta un regard scandalisé et le Luménien ne put s'empêcher de rougir. Allons, c'était une boutade, il était quand même capable de s'en rendre compte ! Mais Hubert lui décocha un clin d'oeil.
" J'aurais dû me douter que le danger viendrait de l'intérieur." glissa-t-il d'un ton de conspirateur.
Il refit face à l'Académie.
" Dames, messires, le devoir m'appelle."
Puis, sur une courbette, il s'éloigna.

-Je me demande quelles images il avait en tête... dit Rebecca, sourcils froncés.
-Rien de scabreux, ne t'en fais pas ! C'est un paladin, après tout...
-Peut-être a-t-il eu peur que tu lui proposes un bain de boue relaxant ?
-C'est relaxant, les bains de boue ?
-Il paraît. Et en tout cas, c'est bon pour la peau...
-Les amis, je ne voudrais pas dire, mais il serait peut-être temps de terminer de manger et de rapporter notre vaisselle. Sinon, on risque de se faire houspiller. On pourrait même aider à la laver, histoire de se rendre utiles...
-Tu as raison ! En plus, comme ça, nous pourrons nous prélasser toute la journée avec la satisfaction du devoir accompli !
-Juste parce qu'on aura fait un peu de vaisselle ?
-On fait ce qu'on peut !

Albérich n’avait pas vraiment écouté les dernières phrases échangées. Il se leva et sourit aux Académiciens.
« Je vous rejoins au chariot. »
Il traversa rapidement la salle à manger à ciel ouvert, se glissa entre deux tentes, cherchant le paladin du regard. Il le dénicha aisément car Hubert, loin de se presser, musardait, les mains dans le dos, à proximité des écuries de fortune. Il avait l’air songeur, ou peut-être soucieux.
« Hubert ! »
Le paladin se retourna et s’empourpra brusquement, comme s’il était surpris dans une activité honteuse. Peut-être la rêverie en était-elle une, quand on était officier, tout bien réfléchi.
« Albérich ? »
C’est seulement quand il arriva devant lui que le Luménien réalisa qu’il n’avait absolument rien de précis à lui dire. Simplement, il avait voulu… Il ne savait pas bien quoi.
« Je voulais m’excuser pour ma boutade stupide. Je sais que ce que vous faites est dangereux et ce que vous allez risquer pour nous… »
L’incrédulité qui se peignit sur les traits de l’ancien capitaine était spectaculaire.
« Mais enfin, Albérich, je ne l’ai pas mal pris… Je fanfaronnais et tu m’as très justement chambré. »
Son expression se teinta d’un sourire et d’un peu de malice.
« Si tu ne l’avais pas fait, le reste du groupe s’en serait chargé avec bien moins de pitié. En cela, je te suis redevable. »
Albérich ne put qu'en rire.
« Mais de rien. »
Hubert lui fit signe de l’accompagner dans sa ronde inutile. Ils prirent la direction de l’extérieur du campement.
« Comment ça se passe ? demanda le paladin, avec un souci sincère.
— Bien, honnêtement. Je pense que je n’aurais pas pu mieux tomber.
— Tant mieux. Je ne voudrais pas que tu passes tes journées à broyer du noir.
— Ce n’est pas le cas, tu peux être rassuré. »
Hubert sourit, incertain.
« Je sais que ce n’était pas ton idée et que toute cette oisiveté… Ça ne doit pas être facile, surtout vu les conditions…
— Tout va bien, Hubert, vraiment.
— D’accord. »
Albérich posa une main sur son épaule et la serra doucement.
« Je ne dis pas ça pour te faire plaisir. »
Hubert acquiesça, l’air soulagé. Ils se remirent en marche. La silhouette de Robert se découpait sur le marais gris.
« J’ai beaucoup parlé avec Marthe, ajouta finalement Albérich.
— Ah ?
— C’était… c’était intéressant. Elle m’a… »
Ce n'était vraiment pas le moment de parler de ça, ils étaient sur le départ, aussi s'interrompit-il. Ils seraient forcés d'aborder la question du futur tôt ou tard, de toute façon.
« Elle t'a quoi ?
— Elle m’a battu aux Hermines.
— Vraiment ?
— En fait, elle m’a écrasé.
— Rappelle-moi de lui payer un verre. »
Albérich rit en secouant la tête.
« Faux frère.
— Je n'ai jamais prétendu être ton frère ! Et les autres ?
— Pas encore testés.
— C’est ta mission sacrée, Albérich. Me trouver un partenaire à mon niveau.
— Je ne te faillirai pas. »
Robert les avait aperçus, Hubert s’immobilisa.
« On se retrouve plus tard ?
— Oui. Bon courage à toi.
— Et bonne journée à toi. »
Ils se sourirent, Hubert serra l’avant-bras du Luménien, puis il rejoignit le chevalier à grandes enjambées tandis qu’Albérich, satisfait, retournait dans les profondeurs du campement presque disparu, à la recherche de son chariot.

Moins d'une heure plus tard, ils étaient partis. Les vestiges du bivouac avaient été démontés et rangés en un rien de temps, les derniers chariots à ne pas l'être promptement attelés, les cavaliers avaient sauté en selle, les soldats pris leurs positions... Et la colonne reconstituée s''était lentement ébranlée sur la route invisible.
Dans l'académie, on devisa des futures réjouissances ou des manières dont l'on pourrait "bichonner" leur escorte. L'on sommeilla aussi beaucoup, Giovanni, notamment, ne semblant guère matinal, A l'extérieur, tout se déroula exactement comme la veille, au milieu d'un paysage presque identique, si ce n'est qu'il paraissait plus morose et plus humide que jamais.
Vers midi, cependant, un messager de Robert vint trouver le paladin. D'après les éclaireurs, il y aurait bientôt, à une bonne lieue sur la droite, un cercle de pierres levées. Il ne paraissait guère dangereux mais le chevalier voulait cependant qu'on se montre particulièrement vigilant, afin d'être prêts lorsqu'ils viendraient à passer à proximité de lieux du même acabit mais... davantage hantés.

Hubert accueillit la nouvelle avec sérieux mais aussi, à l'intérieur, une pointe d'excitation. Il glissa Grand Vent entre deux chariots pour gagner le côté droit de la colonne et envoya un de ses deux messagers prévenir Guillermo de la proximité du cercle de pierres. En même temps, le mercenaire ayant fait partie des éclaireurs, il devait le savoir, mais par acquis de conscience, le paladin ne pouvait rien laisser au hasard. Lui-même se porta aux côtés d'Edgar pour l'en avertir personnellement, puis demeura non loin, aux aguets. Il aurait aimé piquer un petit galop jusque là, bien sûr, par curiosité, par conviction, aussi, mais c'était évidemment ridicule et dangereux, le genre de choses qu'il ne pouvait pas se permettre, jamais. S'il avait été seul... Mais il n'était pas seul. Les comportements téméraires étaient d'un autre temps.

Il fallut encore une vingtaine de minutes de progression avant que le paladin ne l'aperçoive. Il s'agissait d'une dizaine de menhirs couverts de mousse, érigés au sommet d'une colline aux flancs abrupts. Peut-être entouraient-ils un autel mais, à cette distance, et avec l'air légèrement embrumé qui rendait les choses vaguement indistinctes, c'était impossible a dire. Il émanait en tout cas de l'endroit une impression sinistre, sans doute due à l'atmosphère général des marais. Car, pour le reste, le monument ne différait guère de ceux que ceux que l'on pouvait trouver ailleurs sur Helonna. Et, détail important, aucune horde de morts-vivants n'en jaillit pour se ruer à l'assaut de la colonne.

Hubert était presque déçu mais, bien sûr, il était honteux de l'être, et jamais il n'aurait osé l'avouer, à personne. Mais c'était ainsi. Il était paladin et combattre le mal était supposé être une seconde nature. Quand on l'avait à peine exercée pendant dix ans, elle vous démangeait, immanquablement. Il savait, bien sûr, qu'il aurait tout le loisir de batailler, tôt ou tard, contre des créatures de cauchemar. Et il était tout à fait conscient qu'il regretterait ces moments de répit, quand la menace demeurait lointaine et imprécise, et que la colonne pouvait cheminer sans risques.
Songer à ce danger, aux vies qui seraient alors en sursis, suffit à couper tout élan belliqueux en lui et il reprit sa chevauchée, passablement refroidi. Non, il ne souhaitait pas rencontrer de morts-vivants, en réalité. Ou alors seulement ceux qui lui feraient le plaisir de tomber sous ses coups.

Le cercle de pierres levées s'éloigna, disparut, et le paysage retrouva sa monotonie : partout, ce n'était que roseaux, que joncs, que mares d'eau stagnantes de plus en plus nombreuses. Mais la route, quoiqu'elle fusse invisible sous sa carapace de végétaux et de boue, quoiqu'il faille s'en remettre entièrement aux rares bornes pour en suivre le tracé, ne leur fit pas défaut : nul enlisement ne fut à déplorer.
Lorsqu'ils eurent cheminé sans entrave deux heures supplémentaires, un nouveau message de Robert parvint au paladin : la colonne allait faire brièvement halte, afin que les membres de la communauté puissent recevoir leur repas et satisfaire aux nécessités de la nature. Pour l'ensemble de l'escorte, la plus grande vigilance serait donc de mise. Toutefois, on ne s'arrêterait que quelques minutes : le prochain lieu de bivouac était encore éloigné, il ne faudrait pas tarder si l'on voulait l'atteindre avant la nuit tombée.

Hubert fit circuler l'information puis attendit le signal d'arrêt. Lorsque celui-ci survint, il se positionna en bordure de la colonne, comme n'importe quel homme de l'escorte, et laissa son regard scruter l'immensité grise et brune. Il regretta de ne pas avoir pris plus de temps pour se renseigner sur les créatures qu'ils risquaient de croiser dans ce genre d'environnement. Evidemment, si on lui avait demandé, un mois plus tôt, où il se trouverait au coeur de Nuiteuse, il aurait répondu sans hésiter : à Solarcis, chez moi, ou au fortin, ou sur le terrain d'entraînement, à la caserne, aux écuries, dans la cour, à l'armurerie, au Temple, dans les rues, sur les quais, mais jamais, au grand jamais, il n'aurait répondu : dans la Lande des Sirènes. Aussi avait-il une excuse pour son manque de préparation.
Il connaissait les grands classiques, bien sûr : squelettes, goules et zombies se rencontraient dans tout type d'environnement, marécages y compris. Il y avait les feux follets, aussi, mais sans doute étaient-ils surtout nocturnes... Pour le reste, il devait y avoir d'autres sortes de créatures dans cette vase, pas seulement des libellules et des crapauds. Et certaines de ces bestioles pouvaient probablement surgir d'une mare, juste sous leur nez, annoncées par quelques bulles anodines... Il lui semblait avoir déjà entendu parler de sortes de dragons visqueux et gigantesques ou de nuées de petits monstres amphibies... Les rôdeurs devaient savoir, immanquablement. Peut-être pourrait-il essayer de discuter avec l'un d'entre eux, à l'occasion, histoire d'apaiser ses inquiétudes. Enfin, pour autant qu'il ait une heure de libre qui ne soit pas consacrée au sommeil, ce qui n'était pas gagné...

Si la halte se déroula sans anicroche, un léger incident ponctua le départ. En effet, la moitié de la colonne dont Hubert avait la responsabilité s'était remise en route depuis moins de deux minutes lorsqu'un cavalier survint de l'arrière. Il annonça au paladin que les roues de l'un des chariots de matériel les plus lourdement chargés s'étaient enfoncées dans la boue durant leur arrêt. Rien de grave, apparemment : il ne faudrait guère de temps avant de remédier à ce léger enlisement. Toutefois, mieux valait que l'ensemble de la procession s'immobilise à nouveau, afin d'éviter d'être coupée en deux.

C'était le genre d'incidents inévitables auxquels ils s'étaient attendus et c'était presque un miracle que cela ne soit pas arrivé plus tôt. Il était clair que ces enlisements se reproduiraient plus fréquemment, au fur et à mesure qu'ils pénétraient plus avant dans les marais, il leur fallait donc prendre leur mal en patience et espérer que le retard sur leur programme resterait limité.
Hubert renvoya le messager vers Robert en lui signalant que s'ils avaient besoin d'un animal puissant pour arracher le chariot à la boue, Grand Vent pouvait toujours s'avérer un auxiliaire utile. Dans l'expectative, il demeura cependant à son poste, plus vigilant que jamais, et enjoignant les soldats d'en faire de même. Ils n'étaient pas particulièrement plus vulnérables à l'arrêt qu'en mouvement, vu la lenteur de leur train, mais ils ne pouvaient pas confondre pause et relâchement.

Avant de partir, le messager lui transmit la dernière consigne de Robert : dépêcher l'un de ses hommes pour expliquer aux cochers de chaque chariot ce qui se passait, afin qu'à leur tour, ils puissent en informer les passagers. Ceux-ci ne manqueraient pas de s'étonner de cette immobilisation imprévue, et il était inutile de les laisser s'inquiéter. De surcroît, cet incident sans gravité était une excellente occasion de rôder le système par lequel les nouvelles seraient transmise à toute la communauté, ce qui pourrait s'avérer crucial le jour où ils auraient à affronter un problème autrement plus sérieux.
L'opération se déroula pour le mieux, il n'y eut aucun mouvement de panique, et l'on remédia bientôt à l'enlisement, lequel ne leur avait fait perdre qu'une poignée de minutes : rien de susceptible, en somme, de les empêcher d'atteindre le lieu où ils passeraient la nuit. A nouveau, la colonne se mit à progresser, à son rythme lent mais constant, illuminée par les pâles rayons d'un soleil qui venait d'apparaître dans une trouée de la couverture nuageuse. Un bon présage ?

En d'autres circonstances, Hubert en aurait profité pour prier son dieu, mais il ne pouvait pas se permettre ce genre de distraction, aussi se contenta-t-il de remercier brièvement Lathandre pour sa lumière, et la possibilité qui lui était offerte de redéfinir son existence. Il se demanda, sans cesser de scruter le morne paysage, s'il ne serait pas nécessaire qu'il aille se présenter au clerc de son obédience qu'il avait entraperçu quelques fois. C'était un homme encore jeune, manifestement un peu frivole — en tout cas sous l'influence de la boisson, mais par définition, les paladins de l'Aster étaient censés travailler en tandem avec leurs homologues prêtres. Connaître les raisons qui avaient présidé à son engagement dans la communauté pourrait peut-être aussi le renseigner sur les grandes options poursuivies par l'église lathandrite en ce moment. A moins que le dénommé Gabriel n'ait fait cavalier seul, évidemment. C'était le genre de choses qui était parfaitement toléré chez les servants du Dieu de l'Aube. Le paladin avait cependant la conviction qu'Albérich n'apprécierait pas cette tentative de rapprochement. Il ne dirait rien, il prétendrait que c'était bien normal, et puis il ruminerait, et s'en voudrait de ruminer, et ce serait catastrophique.
Aussi le petit clerc attendrait-il. Le jeu n'en valait pas la chandelle. D'autant que pour l'heure, les pouvoirs de Lathandre n'avaient pas encore trouvé la moindre application...
Hubert repoussa ces pensées parasites et redoubla d'attention, observant chaque mare, chaque bosquet de bouleaux, chaque touffe de roseaux, avec circonspection. C'était seulement la mi-journée, et la contrée devenait plus sauvage à chaque pas.

Plus sauvage... et plus mal fréquentée, aussi. Au cours de l'après-midi, il reçut trois messages des éclaireurs, signalant des rencontres avec de petites bandes de morts-vivants. Les rôdeurs et leurs compagnons avaient pu les éliminer sans mal aucun, mais cela confirmait bien ce qu'ils savaient déjà : à chaque nouvelle lieue franchie, les périls se faisaient plus nombreux...
La luminosité déclina. Le soir succéda à l'après-midi. Et, dans les derniers feux du jour mourant, ils atteignirent l'endroit où s'élèverait bientôt du campement. Il s'agissait d'une colline basse, aplatie, herbeuse, qui avait les allures d'un plateau. Ils jouiraient de davantage de place que la veille, mais il n'était pas certain qu'ils la mettent à profit : plus le bivouac serait étendu, plus il serait difficile à protéger.

C'était en tout cas la conviction d'Hubert et dès que le cordon de soldats eut commencé à s'installer, il alla se poster en fin de route, pour attendre l'arrivée de Robert et en obtenir confirmation. La place dont ils disposaient pourrait certainement être utilisée à autre chose... Piégée peut-être, si les rôdeurs disposaient de ce type de compétences, ou peut-être pourraient-ils simplement resserrer le campement et espacer un peu plus leurs feux. L'un dans l'autre, plus le périmètre était réduit, et moins il leur faudrait de sentinelles. Il songea aux idées qu'il avait eues pendant la nuit, les sortilèges de vision nocturne, le problèmes des gamins non-humains, et dont il n'avait pu discuter encore avec le chevalier. Compte tenu de la menace qui se faisait chaque jour plus tangible, il allait devenir urgent de rationaliser leurs méthodes.

Robert finit par apparaître, arborant une mine à la fois joyeuse et soulagée, signe qu'il n'était pas mécontent d'être enfin arrivé à bon port. Sitôt qu'il aperçut Hubert, il se dirigea vers lui : ses officiers et ses hommes sachant parfaitement ce qu'ils avaient à faire, il n'était nul besoin qu'il les supervise en permanence.
-Et bien, ça a été un peu plus pimenté qu'hier, fit-il. Un bon exercice pour la suite, même si nous ne sommes pas encore entrés dans le vif du sujet...

Hubert sourit chaleureusement au chevalier.
" Autant y aller en douceur." dit le paladin.
On pouvait difficilement considérer qu'une roue enlisée était un réel écueil.
" Je voulais rapidement vous parler des sentinelles, avant que le campement ne soit monté. Nous n'avons pas eu l'opportunité de discuter de la nuit et... j'ai peur que l'espace dont nous disposons incite les gens à prendre leurs aises alors que je crois qu'un bivouac plus resserré nous permettrait de réduire le nombre de guetteurs et donc d'éliminer ceux qui n'ont pas les aptitudes idéales..."

Le conseiller se frotta le menton, pensif.
-Nous avions prévu d'installer le camp selon le même plan qu'hier, sans prendre ni plus ni moins de place. Bien sûr, je ne serais pas contre le resserrer davantage mais, sincèrement, je ne vois pas trop comment faire. Si la cantine continue à servir de défouloir aux enfants, nous avons besoin d'une place pour faire office de réfectoire à ciel ouvert. Évidemment, nous pourrions demander aux civils de rester dans les chariots et leur y porter la nourriture. Néanmoins, ils ont besoin de s'aérer, de se dégourdir les jambes... Par ailleurs, il n'y a pas moyen de se passer des écuries, sauf à laisser attelés les chevaux...

" Tant qu'il n'est pas plus étendu qu'hier, ce sera déjà ça de pris." dit Hubert avec un haussement d'épaules.
Il n'était évidemment pas question de consigner les gens à l'intérieur des chariots ou d'empêcher les chevaux de se reposer. C'était seulement le second soir : des mesures drastiques seraient prises en cas de nécessité, plus tard.
" Savez-vous si certains des mages ou des rôdeurs disposent de sortilèges permettant de voir dans le noir ? Cela nous permettrait de soulager les enfants non-humains... Certains des plus jeunes m'ont eu l'air très mal disposés hier soir... Je dois dire que je crains un peu d'avoir un cercle de plus en plus réfractaire au fil des nuits."

-Je ne crois pas que nos jeteurs de sorts disposent de celui-ci : ils ont tendance à privilégier une magie plus offensive. En revanche, parmi les rôdeurs, il me semble que Frida et son confrère humain le connaissent. Mais ne craignez-vous pas que, s'ils l'utilisent au profit des sentinelles, il leur fasse défaut si un incident se produit durant la nuit ? Nous nous priverions alors de bons combattants particulièrement habiles au tir et habitués aux affrontements en pleine nature...

" Oui, vous avez raison." fit Hubert dans un soupir.
La situation ne serait jamais idéale, il fallait qu'il se fasse une raison, et il ne doutait pas que Robert ait déjà tourné les choses dans tous les sens, mille fois, et depuis longtemps.
" Que faisons-nous, dès lors ? Tout le monde sur le pont même les moins motivés ? Ou bien devrions-nous recruter parmi les gens qui ne se sont pas proposés, ne fût-ce que pour remplacer ceux, parmi les humains, qui ont prouvé leur inaptitude ?"

-Nous pouvons effectivement lancer un nouvel appel à volontaire. Si nous en avons, nous n'aurons qu'à les mettre à l'essai dès ce soir. Si nous n'en avons pas, peut-être faudra-t-il songer à un recrutement plus... autoritaire. Quant aux plus jeunes non-humains qui trouvent ennuyeux le rôle de sentinelle, pourquoi ne pas leur demander de ne veiller que toutes les deux ou trois nuits ? Ainsi se lasseraient-ils moins facilement... Le côté négatif, c'est qu'ils prendront aussi moins rapidement l'habitude de ce rôle...

" Et que notre nombre de sentinelles va diminuer drastiquement, fit Hubert avec la grimace. Mais vous avez raison, en même temps... Avec leur attitude, ils demandent eux-mêmes une surveillance qui grève nos ressources... Une solution serait de demander à certains adultes de veiller toute la nuit, mais monter la garde est un boulot ingrat et monotone... Même les plus motivés s'endormiront en cours de route. Peut-être faudra-t-il réduire le nombre de postes et élargir les secteurs... C'est le plus raisonnable."
Il soupira.
" Bon, je vais toujours envoyer deux-trois personnes à la recherche de nouveaux volontaires. Espérons que certains d'entre eux auront profité de la journée pour prolonger leur nuit, sinon ça ne rimera à rien, j'en ai peur."
Un sourire revint sur ses traits.
" Mais nous nous débrouillerons, bien sûr."

Il hocha la tête.
-Bien sûr. Et c'est plutôt une bonne chose que nous ayons déjà identifié ces problèmes : nous devrions pouvoir les régler avant... d'être entrés dans le vif du sujet, comme je le disais tout à l'heure.
Il fronça les sourcils un instant, pensif, puis ajouta :
-Une autre solution serait de ne plus placer les sentinelles par paires, mais d'ajouter quelques personnes chargées d'aller de l'une à l'autre pour s'assurer qu'elles ne dorment pas et qu'elles n'ont rien repéré.

" C'est une bonne idée, fit le paladin. Ecoutez, je peux essayer cette méthode pendant la première moitié de la nuit, avec mon groupe... Et si j'ai le sentiment que ça a été trop incertain, nous aviserons pour la seconde moitié de la nuit."
Il jeta un coup d'oeil sur le campement qui commençait à se dresser et sur les derniers chariots qui entraient dans le cercle.
" Je peux prendre le relais, à présent, s'il n'y a rien de plus..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée