La Couronne de Cuivre

Kasumi sourit lui aussi en prenant un peu d'eau fraîche dans le creux de sa paume.

- Espérons que ces jours meilleurs sont désormais sur nous. Je pressens que ce qui hante cette forêt cherchera à s'en défendre maintenant que la source s'est révélée et qu'un chêne a été planté. Akuburanar m'a conseillé d'évacuer un peu la cendre qui entoure cette clairière pour favoriser la repousse. Mais je serais tout de même honoré si je peux vous accompagner à la résurgence demain.

" Oh, vous pouvez, bien sûr. Il n'y a rien de secret dans ce genre de rituel. Et un peu de recueillement supplémentaire est toujours bienvenu."
Il jeta un coup d'oeil circulaire à la forêt autour d'eux.
" Akuburanar vous a conseillé d'évacuer les cendres ? Pour éviter d'acidifier le sol, je présume... mais en admettant que vous y parveniez, qu'allez-vous donc en faire ? Ou que vous les entassiez, elles nuiront au sol..."

Kasumi se montra honnête et ouvert aux conseils avisés que pourrait lui apporter le druide :

- J'avais envisagé de les regrouper en un même endroit. Je sais que cette zone serait alors sacrifiée pour un temps mais le reste de la forêt en bénéficierait. A l'origine, je songeais aux abords de la résurgence puisqu'elle était souillée mais ce n'est plus valable maintenant que je sais que vous pouvez la purifier en partie et que le temps fera le reste. L'idéal serait donc de trouver une zone rocheuse et déjà déserte. Je songe à l'endroit qu'avaient investis les malarites mais c'est un peu loin même avec une brouette et des outils...

" Il y avait une secte malarite ?, questionna le druide, intrigué et peut-être alarmé. Mauvaise engeance... Mais vous en parlez au passé, c'est donc qu'elle n'est plus. Ils ont certainement protégé les lieux où ils officiaient, cependant, avec une magie maléfique quelconque. Il faudra que vous m'y emmeniez... Mais vous dites que c'est loin d'ici?"

Kasumi hocha sombrement la tête en songeant à nouveau à la terrible nuit qu'il avait vécue et aux déprédations dont il avait été témoin.

- Leur tertre se trouve à quelques heures de marche d'ici. Je suis certain d'en avoir tué au moins un ou deux mais ils ont quitté les lieux après que j'aie survécu à un de leurs défis de chasse. Akuburanar les a vu repartir avec leurs affaires vers le sud. Ils sont peu nombreux mais leur chef est un puissant loup-garou. Un ancien villageois qui a été infecté d'après mes déductions.

L'elfe grimaça.
" C'est hélas chose courante... Un homme infecté par un loup-garou se transforme sans même en avoir conscience, et il est fréquent qu'il oublie complètement sa personnalité antérieure. Il peut se souvenir de ce qu'il était, autrefois, plus ou moins bien, mais il est changé au plus profond de son âme de façon irréversible. Le seul bon côté des choses c'est que ces loup-garous ne peuvent pas à leur tour contaminer leurs victimes. Du moins, à ce que j'en sais. Mais le mal qui les envahit, la soif de sang, les pousse à commettre des crimes atroce, à chasser et tuer pour se repaître de la chair et du sang de leurs proies... et Malar est un dieu qui leur ressemble tant qu'ils se tournent bien souvent vers lui. Donc ça n'a rien d'étonnant."

Un détail n'avait pas manqué de capter l'attention du rôdeur dans le discours révoltant du druide. Il crut avoir mal entendu mais ne put totalement contenir une vague d'espoir :

- Vous dites que ces loups-garous ne peuvent à leur tout en engendrer ? Un des petits garçons du village d'à côté a sans doute été mordu par la bête. Est-ce que cela signifie qu'il ne craint rien ?

Ce serait assurément une excellente nouvelle d'autant plus qu'elle était inattendue.

" Et bien... Bon, j'espère ne pas me tromper... Mais à ma connaissance, non. Ou ce serait bien la première fois que ça arrive : je ne crois pas que semblable chose ait déjà été répertoriée. Si toutefois vous êtes certain que le loup-garou en question est bien un ancien humain contaminé, s'entend. Qu'est-ce qui vous fait croire que c'est le cas, d'ailleurs ?"

Kasumi voulait se raccrocher à cet espoir mais il ne serait vraiment soulagé qu'en recevant de bonnes nouvelles de la part de Sylvia le surlendemain.

- Parce que le fils de l'un des villageois a disparu par le passé et que ce loup-garou lui ressemble beaucoup sous sa forme humaine. Il a aussi dit au garçon qu'il était humain autrefois. C'est vraiment une histoire triste d'autant qu'il aurait peut-être pu être sauvé.

" Oui, c'est bien triste. Il aurait fallu que ses proches se rendent compte de son changement d’apparence et qu'ils aient le réflexe de l'enfermer et d'appeler un clerc... encore faut-il qu'ils aient eu la force de le maîtriser bien sûr... Mais il suffit qu'à ce moment-là il se soit trouvé seul, qu'il ait tout simplement suivi les pulsion qui l'envahissaient et fui vers les bois à la recherche d'une proie. C'est très difficile de résister à cet appel. Et une fois la transformation accomplie, il est souvent difficile, même avec l'aide d'un clerc, de revenir en arrière."
Il soupira.
" Il semble que les loups-garous nouvellement infectés ne soient pas vraiment conscients de ce qui leur arrive durant les nuits de pleine lune. Lorsqu'ils sont loup, ils oublient qu'ils sont humains et lorsqu'ils sont humains, ils oublient qu'ils ont été loup. Ils finissent généralement par comprendre, par prendre conscience de leur état. Mais cela peut prendre des mois, des années... et entre-temps le loup en eux a gagné de l'influence. Ils n'ont plus guère d'autre choix que d'accepter ce qu'ils sont devenus. Parce que du jour où ils parviennent à maîtriser la transformation de leur corps, il est trop tard pour les sauver : ils deviennent loup au plus profond de leur âme, à jamais."

C'était un destin bien triste et cruel en effet. Les infectés étaient dépossédés de leur personnalité, de leur volonté et sans doute de leur âme. Mais cette histoire devait lui faire comprendre l'importance de veiller sur le petit Loïc. Que serait-il advenu s'il ne l'avait pas retrouvé à temps ? Mieux valait ne pas y penser : si le garçon avait été maudit, il avait confiance en Aïdan pour l'aider à redevenir le petit humain courageux qu'il était.

- L'enfant est entre de bonnes mains ce soir. Mais espérons tout de même que vos prédictions et mes déductions seront justes. Personne ne mérite un tel sort et un jeune enfant encore moins que quiconque !

Le druide sourit.
" Savez-vous qu'il est des pays où ce sort est considéré comme enviable ? Où la lycanthropie est vue comme un don des forces de la nature et non une malédiction? Songez... La personne infectée devient un chasseur d'une puissance phénoménale. Même si, effectivement, sa personnalité est altérée à tout jamais, et c'est pour cela que personnellement j'éprouve de la compassion pour ceux que le hasard a mis sur la route d'un lycanthrope naturel. C'est terrible de se voir ainsi projeté dans un corps qui est celui d'une autre race... même si je comprends très bien les raisons qui poussent les lycanthropes à agir ainsi. Mais ne vous en faites pas pour l'enfant : si la créature qui l'a infectée n'est pas lycanthrope de naissance, comme vous en êtes persuadé, alors il ne risque rien."

- Et si c'est le cas, je ne doute pas que nous parviendrons à l'aider maintenant que nous sommes au courant, répondit farouchement le rôdeur. Lui non plus n'éprouvait que compassion pour ce sort : comment pouvait-on trouver enviable de se retrouver prisonnier de pulsions qui ne nous appartenaient pas ? Il reprit avec davantage de douceur :

-Mais nous serons fixés dans moins de deux jours : ma compagne m'avertira de son état si je ne peux pas retourner immédiatement à Peyregorde.

" S'il ne s'est pas transformé, c'est que tout va bien. Mais je n'ai aucun doute là-dessus personnellement..."
Thanaën tendit une nouvelle galette à Kasumi et s'en servit une également.
" Et même s'il avait été mordu par un véritable loup-garou... lorsque la lycanthropie est prise à temps, avant que la personne infectée n'ait prix conscience de son état, on peut normalement finir par réussir à la guérir, à moins de jouer vraiment de malchance. En revanche, je ne crois pas qu'on puisse espérer sauver quelqu'un qui a passé plusieurs années dans la peau d'un loup-garou et a parfaitement conscience de son état. Il a trop changé, il est réellement devenu loup. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles la Nature a donné ce pouvoir aux lycanthropes : si le nouveau loup-garou rejoint un clan de lycanthropes naturels, c'est une façon de perpétuer leur espèce. Ils sont généralement si peu nombreux que la consanguinité risque de les affaiblir sans cet apport de sang neuf."

Le demi-elfe accepta la galette avec plaisir avant de changer légèrement de sujet pour préparer le terrain :

- Nous aurons peut-être déjà quelques éléments de réponse dès demain matin : une des villageoises proche du petit a proposé de venir m'aider et elle devrait arriver du côté de la résurgence. J'espère que cela ne vous dérange pas ?

Il hésita.
" A moins que ce ne soit une fidèle de Mielikki ou d'un autre Dieu de la nature, je pense que je préférerais accomplir le rituel de sanctification avant son arrivée. Quitte à commencer dès l'aube. Il faut une réelle qualité de recueillement, vous comprenez... Mais bon, je ne connais pas ses affiliations religieuses, peut-être que ça ne posera aucun problème. je ne sais pas... Vous qui la connaissez, vous pensez qu'elle est une adoratrice des dieux protecteurs des bois ?"

Kasumi se sentit un peu gêné pour la pauvre Mylène mais il se voyait mal lui demander d'attendre à l'écart pendant la cérémonie. Le druide connaissait cependant son affaire et il n'entendait pas imposer de contraintes à une action qui revêtait tant d'importance :

- Elle est proche de la forêt à sa façon mais non, ce n'est pas une fidèle d'après moi. Accomplir la cérémonie à l'aube me semble donc la meilleure solution.

" Oui, c'est plus prudent. Et puis, l'aube est toujours un moment chargé en énergie, c'est l'un des plus propice à ce genre de rituel. Nous ferons ça à l'aube. Quoique... Si je me souviens bien, il reste quelques carcasses à enlever. Soit nous nous en chargeons cette nuit, soit nous le faisons demain et repoussons la cérémonie au soir... ou bien au lendemain... "
Dans sa hâte à nettoyer les cendres pour redonner de la vigueur à la végétation et ainsi protéger le chêne, Kasumi n'avait en effet pas entièrement terminé le nettoyage de la source.
" Dans tous les cas, il est important de le faire rapidement pour cesser d'attirer les morts-vivants. Même si je crains qu'ils ne sentent de toute façon la présence de la source."

La journée n'ayant pas été éprouvante puisqu'il n'avait effectué qu'un aller-retour jusqu'au village, Kasumi était d'avis de se mettre aussitôt au travail de sorte à ne pas repousser la cérémonie :

- Personnellement, je me sens d'attaque : inutile de repousser les tâches au lendemain même quand elles ne sont pas agréables. Donc ça dépend de vous...

Peut-être que cette action les soulagerait d'une attaque pendant la nuit et, quelque part, il préférait recevoir Mylène avec une résurgence purifiée.

" Oh, moi, vous savez... je suis elfe et j'ai besoin de moins de sommeil, donc je peux passer la moitié de la nuit debout. En revanche, je ne suis plus tout à fait un jeune homme et ma force physique a bien décliné, même si mon corps est maintenant suffisamment en harmonie avec la nature pour que son état se stabilise définitivement. Mais je vais vous accompagner là-bas. A défaut de pouvoir aider physiquement, je devrais pouvoir nous trouver un allié... quoique, de nuit, il n'y a guère de grand animaux. Bah, je pourrai toujours brûler les corps d'un simple sortilège, ce qui vous évitera d'avoir à les transporter trop loin. Je préfère juste éviter de les brûler tant qu'ils sont dans l'eau: eau et feu ne font pas bon ménage..."

Kasumi ne voyait aucune objection à faire le plus gros du travail cette nuit. Car il fallait bien convenir qu'il ne serait guère plus qu'un figurant lors de la cérémonie du lendemain.

- Votre aide pour nous débarrasser des corps sera déjà plus que je n'osais espérer. Je pense que nous formerons une bonne équipe et autant nous y mettre dès maintenant ! Il faudra que je me lave après et je préfère quand même être en assez bonne forme demain pour me joindre à la cérémonie comme il se doit.

La nuit était tombée mais ils disposaient tous les deux d'une vision nocturne suffisante pour se repérer. La résurgence était déserte -et c'était certainement un heureux hasard : l'obscurité était propice aux rassemblements de morts-vivants.
" Essayez de rassembler les carcasses dans un endroit où le sol est déjà calciné, ça limitera les dégâts de mon sortilège. Mais puisque je ne suis bon à rien dans l'immédiat, voyez-vous une objection à ce que je fasse une pause ? Si je pouvais entrer en rêverie maintenant, je serai apte à veiller ensuite le reste de la nuit. Il me semble préférable que l'un de nous montre la garde en cas d'attaque... Donc il faudrait simplement me laisser quatre heures de repos, ce qui vous laisse largement le temps de finir de nettoyer les lieux. Qu'en dites-vous ?".

Une nouvelle fois, Kasumi était tout à fait en accord avec ces dispositions et il acquiesça, proposant même à l'elfe d'aller se reposer près de la source plutôt qu'en cette partie moins riante de la forêt. Il avait en tous cas quatre heures devant lui et il espérait que cela suffirait à évacuer et regrouper tous les cadavres restants.

Quatre heures suffiraient, oui. Il n'avait pas à les transporter aussi loin que la fois précédente, et il avait déjà, mine de rien, accompli une bonne partie du travail quelques jours plus tôt.
Il se mit donc à la tâche, soulevant et tirant les dépouilles, essayant de faire abstraction de la puanteur, des glaires et du sang qui gouttaient, des os saillants, des membres déchiquetés. Il avait peu mangé ce soir-là et c'était heureux : son estomac se révulsait devant la macabre tâche qu'il accomplissait. Et il avait la sensation que l'odeur imbibait ses vêtements, de plus en plus prégnante. Tellement forte et écoeurante qu'il ne pouvait percevoir aucune d'autre et faillit bien se laisser surprendre par un groupe de cadavres vivants, goules ou blèmes, peut-être zombies, il n'avait guère le temps de les identifier. Il se trouva nez à nez avec eux alors qu'il en était à la moitié de sa tâche, traînant une énième carcasse vers le tas déjà constitué.

Il était heureux que le druide soit parti se reposer hors de portée. En tous cas, le demi-elfe ne perdit pas une seconde de plus avant de lâcher la carcasse qu'il traînait, faire un bond en arrière pour se laisser le temps de dégainer ses épées puis frapper le premier mort-vivant à portée. Et s'il pouvait prendre un peu de champ pour jeter un coup d'œil aux alentours et vérifier qu'il n'y avait pas d'autres ennemis, il ne s'en priverait pas.

Il frappa et blessa brièvement l'une des créatures, recula, frappa à nouveau son adversaire, recula encore. Essayant d'estimer le nombre des ses adversaires, il vit quelques goules -ou peut-être des blèmes- mais aussi, au milieu les arbres calcinés à quelque distance, l'éclat sinistre d'une armure. Ou plutôt de plusieurs. Qui se dirigeaient vers lui dans un léger cliquetis, mais peut-être que leur destination réelle était la source.
Alors qu'il s'apprêtait à frapper une dernière fois son adversaire pour l'achever, il ressentit une douleur violente à la cheville et eut le temps d'apercevoir une minuscule créature noirâtre, vaguement humanoïde et semblant constiutée de débris de chair, qui s'éclipsa aussitôt pour guetter sans doute une prochaine opportunité.

Fichtre ! Il avait sous-estimé ses adversaires et craignait maintenant qu'une partie d'entre eux se dirige vers la clairière et ce qu'elle abritait. Comme il ne pouvait pas le permettre et qu'il aurait plus de place pour s'y battre sans se faire surprendre, il entreprit de courir dans la direction de la source : les mort-vivants étant bien plus lents, il pourrait tenter d'en abattre avec son arc avant de risquer de se faire submerger. Et en cas de nécessité il pourrait réveiller son nouvel allié pour qu'il l'assiste au combat.

Il put se rapprocher de la clairière et n'eût aucune difficulté à abattre d'une flèche l'un de ses adversaires. Il en restait quatre ou cinq, rien d'insurmontable. Il avait même le temps de viser et de tirer une nouvelle fois pour en blesser un autre. Mais ce qui était plus inquiétant était le cliquetis des armures rouillées qui devenait plus net. Concentré sur ses cibles les plus proches, il n'avait guère le loisir de les compter mais ils devaient être une demi-douzaine.
Il n'eût toutefois pas à se demander s'il devait ou non déranger le druide : celui-ci était déjà là, peut-être réveillé par le bruit.
" Lesquels préférez-vous prendre en charge ?" questionna-t-il d'un ton parfaitement détendu.

Il venait à peine de faire la connaissance du druide aussi Kasumi aurait été bien en peine de savoir ce dont il était capable au combat. Il valait donc mieux lui laisser abattre les créatures du premier groupe - plus faibles mais aussi plus rapides et plus proches - et se concentrer sur la nouvelle force menaçante qui approchait à couvert.

- Je vais prendre en charge les créatures en armure : je pourrai certainement les prendre de vitesse avec mon arc mais essayons de ne pas nous perdre de vue !

Sa stratégie était simple : attaquer en essayant de se maintenir à distance le plus longtemps possible en recourant à son sortilège d'enchevêtrement s'il pouvait en bloquer plusieurs d'un coup. Car combattre une demi-douzaine de guerriers en armure au contact était du suicide, pour l'un comme pour l'autre.

Le druide inclina la tête et se mit à incanter. Tout comme Kasumi, lançant son sortilège d'enchevêtrement : les goules les plus proches étaient encore suffisamment éloignées pour leur laisser le temps de mener leurs incantations à leur terme.
Il eut le plaisir de voir ses adversaires en armure s'immobiliser, les jambes bloquées par les racines, tandis qu'au même moment, une colonne de feu tombait du ciel et réduisait en cendres les deux blêmes les plus proches. Le druide, à nouveau, incanta, laissant à Kasumi le soin de viser avec son arc les créatures de son choix. Il restait deux blêmes et une goule avançant lentement vers eux, et une demi-douzaine de morts-vivants en armure immobilisés par son sortilège.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Aubépine