La Couronne de Cuivre

" Comme vous voudrez." dit le capitaine sans insister.
Il repartit dans le village, lorgnant toits et arbres, comme à la recherche des meilleures cachettes. A ce moment, Victor revint en arrière, tractant Baptiste derrière lui.
" Qu'est-ce qu'on va faire de Minuit ?"

Mince.
S'il avait su, il l'aurait laissé sur le bateau...
-J'imagine qu'il faudra le laisser avec le gros bétail des villageois... On n'a pas vraiment d'autre solution...
C'était une brave bête, il n'avait aucune envie qu'il lui arrive malheur. Mais il devait se concentrer sur les humains. Et sur les elfes.

" Je peux rester avec lui ? demanda Victor
— Sois pas bête, dit Baptiste en le tirant en arrière.
— Galathée sera furieuse s'il lui arrive quelque chose ! FURIEUSE ! Tu le sais, n'est-ce pas ?"

-Je le sais, oui, répondit-il d'un ton doux. Mais si un malheur survenu à Minuit la rendrait furieuse...
Il le regarda bien en face.
-Quelle serait sa réaction, à ton avi, s'il t'arrivait quelque chose à toi ? Ou à Baptiste ?

Victor grommela quelques secondes avant de répondre.
" Elle serait sûrement pas contente. Mais je crois pas qu'elle serait contente s'il t'arrivait un truc à toi. Alors toi aussi, tu dois faire super gaffe."
Puis, sans attendre sa réponse, il fit demi-tour tel un grand seigneur et retourna faire la file près des barques.
" Je le surveille." promit Baptiste, embarrassé, avant de le suivre.

Il les regarda s'éloigner, émettant des vœux silencieux pour que tout se passe bien, pour que le lendemain les voie voguer tous à bord de l’Écureuil et deviser paisiblement de leur victoire...
Revenant à l'instant présent, il s'efforça de trouver quelqu'un pour mettre Minuit à l'abri. Il faudrait qu'il songe, aussi, à transporter de l'autre côté de la rivière les bagages dont n'avaient pu se charger les garçons.

Mais songer à faire le transfert était pour l'heure prématuré : vu le courant et les quatre misérables barques, Taliesin avait encore un certain temps devant lui avant de pouvoir convoyer ses bagages. Un des jeunes gens du village était en train de parlementer sèchement avec un vieillard qui refusait d'aller se mettre en sécurité et entendait défendre le village en dépit de ses rhumatismes. Certains des enfants pleuraient, d'autres jouaient aux pirates sur la barque qui les transportait, au grand dam des rameurs. Taliesin dénicha ceux qui rassemblaient les animaux pour les mener à la mine. C'était le meunier, Adelin, et sa soeur Clara : ils guidaient deux ânes, une mule, et six vaches hors du village. Ils acceptèrent de prendre Minuit en charge et le joignirent à leur petit troupeau.

Les villageois s'activaient d'un côté, les elfes de l'autre, lui-même ne pouvait vraiment aider nulle part et se retrouvait donc oisif, ce qui n'était pas vraiment indiqué compte tenu de ce qui se préparait. Pour s'occuper et tout en guettant au cas où il puisse se rendre utile, il entreprit donc de vérifier ses armes.
Il n'en revenait pas de leur déveine : remonter la Sylvestre pile au moment où surgissait une cohorte de gobelins...
D'un autre côté, les renforts qu'ils constituaient étaient une chance indéniable pour les villageois. Et peut-être pour la région environnante.

Voronwë revint vers lui alors qu'il testait la corde de son arc.
" Il faut piéger le village. Toute idée est bonne à prendre pour en liquider un maximum... Deux tonneaux de bière ne suffiront pas à décimer leur tribu. Il faut prévoir la présence d'un shaman qui pourrait tester les fûts... ou soigner les mourants. Il n'aura pas assez de sortilèges pour l'intégralité du groupe mais... plus on en élimine, mieux c'est."

Il opina du chef.
-Je suis entièrement de votre avis. Le problème, c'est que si j'ai une certaine expérience en matière de diversions, de mises en scène, je n'en ai absolument aucune en ce qui concerne les pièges.
Il regarda autour de lui.
-Si l'on met trop de choses en place ici, ils risquent de ne pas croire à cette fête organisée sur l'autre rive. Alors peut-être est-ce sur celle-ci qu'il faut se concentrer... Des collets entre les arbres, des pieux enfoncés sous l'eau... Voilà ce qui me vient à l'esprit.
Et ce n'était vraiment pas grand chose.

" Si nous concentrons tout sur l'autre rive, nous n'aurons pas droit à l'erreur, dit Voronwë, songeur. Cependant... les laisser traverser sans heurts reviendrait à rester sur cette rive-ci... Nous devons les attirer vers la rivière, mais dans l'idéal, ils ne devraient jamais la franchir... Ou alors seulement une poignée d'entre eux que nous massacrerons sur la rive."
Il jeta un oeil vers l'amont.
" Nous devons penser à des choses qui les surprendront dans la rivière... feront chavirer les embarcations... En préparant des troncs en amont, par exemple, que nous relâcherions au moment de leur passage..."

-Bonne idée. De mon côté, comme je le disais, je serai en mesure de convoquer des créatures aquatiques. Des créatures aériennes, aussi...
Il soupira.
-Il faut vraiment croiser les doigts pour que notre mise en scène leur donne envie de traverser à tout prix, en se souciant peu de ce qui se trouve de ce côté, en oubliant toute prudence... Dommage que je ne connaisses pas mieux leurs goûts.

" Laisser un ou deux animaux sur la berge... un porc dodu comme celui-là, par exemple... quelques tonneaux supplémentaires..."
Le capitaine haussa les épaules.
" Les plus malins se rendront compte que nous avons évacué le village, cependant... Il devrait rester des animaux et les signes de vie sont flagrants... Latrines pleines et puantes, cuisines maculées... Je ne sais pas comment ils réagiront. Moi et mes hommes resterons sur cette berge-ci, pour les prendre à revers. Mais vous devriez traverser avec les villageois, et organiser le reste."

-Les signes d'occupation récente pourraient aussi conforter l'impression que les villageois ont juste traversé pour célébrer quelque chose... Enfin, nous verrons bien. Et je traverserai donc.
L'insuffisance de leurs effectifs, de leurs moyens et de leur préparation étaient flagrante. S'ils s'en tiraient sans casse, ils auraient beaucoup de chance. Mais si les choses tournaient au vinaigre, il n'hésiterait pas à recourir au pipeau, qu'il veillerait à garder à portée de main.

" Rappelez-vous que vous devez les empêcher de monter sur la berge, et s'ils y parviennent, il faudra les éliminer... Pensez à n'importe quel piège utile : répandre de l'huile sur le sol à enflammer quand ils passeront, creuser des fosses en les attirant vers des sources de nourriture, prévoir des projectiles pour les renvoyer à l'eau et les y noyer. Voyez ce que les villageois savent faire : certains doivent tirer à l'arc ou à la fronde, d'autres sont peut-être plus costauds... Et s'ils ont des chiens... Ces bêtes peuvent sûrement se battre avec eux. Je vais envoyer mes gars préparer ces troncs en amont. Avec un peu de chance, Nremyn sera réveillé. Nous devons convenir d'un code, aussi, pour lancer les hostilités... Tout à l'heure vous avez parlé de pieux dans l'eau... Peut-être que nous pourrions a minima y placer des filets ou des cordes, sous la surface, pour freiner la progression de leurs embarcations..."

Autant de bonnes idées qu'il s'efforça de mémoriser.
Il devait l'admettre : il était complètement dépassé par la situation. Il faut dire que s'y retrouver plongé alors qu'on était parti pour un voyage d'agrément après plus d'une année d'une paisible vie de fermier, cela avait de quoi déconcerter. De surcroit, il n'était pas exactement habitué à défendre des villages contre des hordes de monstres...
Concernant le signal, cependant, il lui semblait évident de ne le lancer qu'une fois la majorité des gobelins sur la rivière. Pour le reste, il laissa le choix de sa nature au capitaine.

Voronwë choisit le cri d'un oiseau qu'il était plus ou moins sûr de ne pas trouver dans les parages, évitant que la véritable bestiole ne donne le signal au mauvais moment. Le ciel s'était désormais bien assombri : la nuit tombait. La plupart des villageois avaient désormais traversé la rivière mais il restait le groupe qui voulait en découdre, et qui paraissait attendre Taliesin pour qu'il leur donne des directives. C'était après tout à lui qu'ils avaient remis leur destin.

Les pauvres, s'ils avaient su à quel point il était dépassa par les événements...
Il récupéra néanmoins ses bagages et les rejoignit, leur faisant aussitôt part des idées du capitaine - sans mentionner qu'elles venaient de lui, pour éviter toute réaction hostile. Voilà qui, du moins l'espérait-il, constituerait un bon exutoire à leurs velléités belliqueuses. Mais dans tous les cas, ils devaient se mettre au travail sans tarder s'ils voulaient pouvoir en terminer ne serait-ce que la moitié.

Les villageois n'étaient pas ravis, mais sur l'impulsion de l'homme à la hache, qui s'appelait Marcelin, ils grimpèrent dans les barques pour gagner la rive opposée. Seuls deux d'entre eux demeurèrent en arrière pour conduire les tonneaux de bière empoisonné à la remise qui se trouvait sur le passage des gobelins avant de les rejoindre. Ensuite, ils commencèrent à piéger le cours de la rivière. Ils décidèrent finalement d'y jeter un peu tout et n'importe quoi, histoire d'encombrer son lit. Un vieux chariot y fut poussé, ainsi que des tonneaux percés, et de vieux filets déchirés. Il faudrait tout en retirer plus tard, s'ils ne voulaient pas provoquer des naufrages.
La partie du village qu'ils avaient ralliée était plus petite, composée en tout et pour tout de six bâtisses, dont deux à front de rivière, et les quatre autres formant un arc de cercle en retrait. La plus grande abritait désormais les enfants et les animaux, ainsi que les vieux et les femmes qui ne désiraient pas se battre. La force de frappe dont disposait Taliesin était composée de douze villageois.

Ils n'avaient plus beaucoup de temps devant eux.
Mais il fallait l'exploiter au maximum.
Il évoqua alors la possibilité de verser de l'huile sur la berge, huile qu'on pourrait enflammer lorsque les gobelins y prendraient pied. Il insista aussi sur la nécessité de rassembler des pierres et tout autre type de projectile. L'idéal serait de les stocker sans qu'ils soient visibles sur les toits des deux bâtiments dressés au bord de la rivière : ceux-ci constituaient d'excellentes positions.

Les villageois rechignèrent à sacrifier de l'huile, liquide précieux, mais la nécessité fit loi et ils acceptèrent d'en vider plusieurs tonnelets sur le sol. On répandit aussi de la paille, pour que tout ne file pas sous terre. Un cochon gras fut installé dans l'un des enclos proches de la berge. Plusieurs des hommes de Faisan l'eau n'étaient pas, selon leurs dires, de trop mauvais tireurs, aussi grimpèrent-ils sur les toits avec des munitions. Il était cependant risqué de monter à plus de trois sur la même maison : les chaumes n'étaient pas si solides. Ils amarrèrent toutes les barques, entassèrent des caillasses derrière un muret, en convoyèrent d'autres sur les toits. Petit à petit, les choses s'organisaient. La nuit paraissait toujours tranquilles même si, de temps à autre, à la faveur d'un coup de vent, Taliesin percevait un remugle désagréable...

Le moment était venu pour lui de lancer le sortilège de manipulation des sons qui ferait croire aux envahisseurs que les villageois, loin de se douter de leur approche, se livraient à quelque fête endiablée. Il gagna donc la place qui s'étendait entre les différents bâtiments, choisit une pierre a enchanter et incanta, songeant à de joyeux airs de musique, au brouhaha des conversations et des rires...
Quand il serait parvenu à ses fins, il n'aurait plus qu'à se trouver un endroit abrité sur la rive, d'où il pourrait observer les mouvements de l'ennemi et, le moment venu, donner le signal convenu avec le capitaine.

Il faisait désormais complètement noir. La partie du village qu'ils avaient abandonnée était plongée dans les ténèbres, inerte et silencieuse. Taliesin n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait le capitaine Voronwë ou ses hommes. Rien ne bougeait. De l'autre côté, au-delà des sons de la fête qu'il avait inventée, il percevait la respiration et les mouvements nerveux des villageois qui attendaient. Leurs sens humains ne leur permettaient pas de percevoir la puanteur en approche, ni parfois, un bruissement qui semblait dépasser celui de la rivière. Quelques grenouilles coassaient dans les roseaux qui bordaient la Sylvestre. Des moustiques nombreux dansaient au-dessus de l'onde, victimes de temps en temps d'une chauve-souris agile qui plongeait puis disparaissait dans les hauteurs, comme un fantôme.

Outre les dégâts qu'elle causerait aux gobelins, l'huile enflammée aurait aussi l'avantage de permettre aux villageois de combattre.
Se concentrer sur la bataille à venir, essayer d'imaginer comment elle se déroulerait, de pallier aux mauvaises surprises, c'était le meilleur moyen, à son sens, d'éviter de trop se laisser atteindre par cette attente éprouvante.
Aussi y recourut-il sans hésiter, tout en demeurant vigilant...

Les minutes s'égrenaient, la fatigue s'installait chez certains. Sans doute dormait-on dans la vaste demeure où s'étaient réfugiés les villageois.
Un brusque coup de vent rabattit la puanteur des gobelins dans leur direction, agissant comme un coup de fouet. Puis on entendit un murmure et des dizaines de petits points lumineux apparurent en aval, sur la berge opposée de la rivière. Les gobelins ne chantaient pas, ils progressaient comme une grande colonie de rats ou de fourmis, glissant, sombres dans la végétation des berges. Si les villageois avaient été endormis, nul doute qu'ils n'auraient rien entendu avant qu'il ne soit trop tard et l'ennemi dans leurs masures...
Les gobelins finirent par s'immobiliser à une centaine de toises des limites du village. Hormis leurs torches, on ne distinguait que des ombres. Chez les villageois, la tension avait augmenté d'un cran et ça et là, Taliesin entendit les bribes d'une prière.

Et il ne les comprenait que trop bien.
Ils étaient une poignée d'individus mal préparés et mal équipés face à des ennemis certes peu dangereux individuellement mais dont la multitude risquait fort de les submerger.
S'ils s'en tiraient, ils auraient vraiment, vraiment beaucoup de chance.
Raison de plus pour demeurer extrêmement vigilant, observer la suite avec attention.

Les gobelins entrèrent dans le village, hors de vue. Taliesin entendit leurs grognements, cette langue gutturale, désagréable, qu'ils parlaient entre eux. C'était un idiome qu'il ne maîtrisait pas, cependant, aussi ne put-il rien en tirer. La lumière de leurs torches se reflétait sur les façades des maisons, créant des ombres fantasmagoriques de monstres qui semblaient soudain beaucoup plus grands et difformes. Ils se déplaçaient rapidement, crapahutant ici et là, s'éparpillant entre les habitations. Des portes grincèrent, quelque chose tomba et cassa, il y eut un premier cri de dépit, puis un second, comme ils réalisaient que le village qu'ils avaient espéré piller était complètement vide. Sur la berge, les lumières continuaient à approcher, signe que la tribu n'était pas encore entièrement entrée dans Faisan-L'eau. Il y eut un mouvement à la périphérie du quai, et les premiers gobelins surgirent. Ils étaient aussi laids que prévus, leurs petits yeux noirs fouillaient la nuit, et ils commencèrent à discuter, mélange de geignements et d'éructations en désignant la rive opposée, où la "fête" de Taliesin battait son plein. Les rangs de créatures s'écartèrent pour laisser passer deux gobelins plus grands : un mâle armé d'une hache qui le dépassait largement et qui portait un crâne d'ours en guide de casque, et une femme à moitié nue, le cou enrubanné de dizaines de colliers d'os et de dents, appuyée sur un bâton noueux au bout duquel on avait cloué quelque chose d'encore frais... Peut-être un coeur. Difficile de voir l'arrière du groupe, encore entre les maisons. Mais il était clair que la rive opposée était leur objectif. Ils n'avaient simplement pas encore décidé de la manière de l'atteindre...

Au moins savait-il qui il fallait éliminer en priorité : le gobelin à la hache et, plus encore, sa congénère sans nul doute dotée de pouvoirs magiques.
Pour le reste, ils avaient l'air de mordre à l'hameçon, ce qui était une très bonne chose.
Il fallait juste ne rien faire pour leur mettre la puce à l'oreille, se garder donc de toute réaction agressive ou trop visible.
En espérant que les villageois s'en tiendraient aux consignes...

Le gobelin au crâne d'ours vociféra des ordres, qui furent repris en écho par d'autres, et un certain nombre de petites créatures repartit dans le village. Comme l'avait prévu Voronwë, ils étaient sans doute en train de se préparer des embarcations. Mais ce ne fut pas leur seule action. Une demi-douzaine d'autres se placèrent sur la berge et commencèrent à farfouiller. Ils étaient en train de fixer des cordes à leurs flèches, en réalité. Dès qu'ils en eurent terminé, ils se mirent en position et tirèrent. Les premières flèches retombèrent mollement dans la rivière. Mais à partir de quelques essais, les gobelins parvinrent à en ficher l'une ou l'autre dans les arbres voisins. Ils éprouvèrent ensuite la tension des cordes et, satisfaits, les attachèrent à des troncs de leur côté. Puis, sur chacune des quatre cordes désormais installées, un gobelin se mit à ramper en direction de la "fête".

Bien sûr, on ne pouvait laisser ces quatre-là découvrir le piège et en informer leurs congénères. il fallait donc les éliminer.
L'idéal aurait été de détacher les cordes pour qu'ils tombent et soient emportés par le courant. Et c'est ce qu'il ferait s'il en avait le temps, après s'être rendu invisible.
Dans le cas contraire... Il leur tirerait dessus lorsqu'ils seraient pris pied sur la berge, en espérant que les autres gobelins ne verraient rien de la scène.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...