La Couronne de Cuivre

Pendant un long moment, il ne se passa plus rien. Le renard avait farfouillé entre les dormeurs puis était reparti en trottant dans le sous-bois. L'être qui observait Taliesin n'avait pas bougé, toujours aux aguets derrière son arbre. Il paraissait doté d'une certaine aptitude pour la patience. Le barde était sans doute capable de la même ténacité... S'il n'y avait pas eu ce moustique agaçant qui semblait avoir décidé de s'introduire dans son oreille.

En d'autres circonstances, il l'aurait chassé - voire écrasé - sans autre forme de procès mais, en présence d'une créature des bois, il préféra agir avec plus de douceur, pour ne pas commettre... un impair, disons. Il s'efforça donc de repousser l'insecte avec une certaine douceur.
-Pique moi ou va jouer ailleurs mais arrête de me bourdonner à l'oreille, ça devient agaçant, souffla-t-il en se sentant particulièrement ridicule.

Mais il en vint un second, puis un troisième, toujours bourdonnant autour de sa tête, agaçants. Comme il bataillait avec les insectes, il perçut un mouvement à la périphérie de sa vision. Quelqu'un s'était encore rapproché d'un arbre et n'était plus qu'à quelques mètres, désormais. Quelque part dans le sous-bois, un cri déchirant retentit : c'était le glapissement hanté du renard.

Trois moustiques ? Ce n'était plus un hasard.
-Pourquoi vous acharnez-vous ? s'enquit-il. Ni mes compagnons ni moi-même ne vous avons nui en aucune manière, et il y a dans les parages des gens bien moins recommandables...
Et d'essayer d'éloigner les moustiques tout en surveillant les alentours.
Et en espérant que Cordélia finirait par se réveiller.

Il finit par réussir à lui décocher un petit coup de pied, si bien que la jeune femme émergea.
" Y s'passe quoi ?" demanda-t-elle d'une voix pâteuse.
Il y avait bien cinq moustiques, désormais, et quelques glands rebondirent à nouveau sur le barde.

-Nous avons affaire à un ou plusieurs esprits de la nature. Du moins ai-je toutes les raisons de le penser car, même s'ils demeurent derrière les arbres, ils nous ont déjà envoyé un renard, une pluie de glands et... ce qui est en train de devenir une horde de moustiques. Je ne vois vraiment pas ce que nous avons pu faire pour les mettre à ce point en rogne : j'use et j'abuse de diplomatie depuis des heures !
Il fut pris d'une inspiration subite.
-Si le lieu que nous occupons est sacré pour vous, nous vous présentons nos excuses pour nous y être installés, reprit-il, plus fort.[color=#FFFFF66] Nous repartirons sitôt l'aube venue, nous nous y engageons. Mais nous avons besoin d'un abri jusque là, pour les enfants qui nous accompagnent, en particulier. Protéger les jeunes est, me semble-t-il, une loi des plus naturelles...[/color]

Cordélia bâilla.
" Tu ne crois pas que tu devrais essayer dans une autre langue ? Si c'est vraiment un esprit de la nature... il ne parle peut-être pas le commun. Il croit peut-être que tu l'insultes... ou que tu le menaces... Ça parle le sylvestre, non, ces créatures-là ?"

-Hum, les dryades parlaient le commun, elles. Et je crois que ceux-là m'ont compris au moins partiellement, car j'ai réussi à interrompre une pluie de glands rien qu'en discutant. Mais bon, essayons toujours.
Et il reprit sa précédente tirade, en sylvestre cette fois.

Cette fois, la réponse lui parvint clairement.
" C'est mes rochers ! Vous êtes méchants ! Mes rochers à moi rien qu'à moi, d'abord ! Vilains envahisseurs ! Mes rochers, mes rochers ! Vous allez tout saloper ! Je vous connais avec vos ordures et vos vieilles cendres et vos odeurs de charogne !"

Il aurait quand même pu penser plus tôt à employer cette langue... Ah, Cordélia n'allait pas le louper et elle aurait tort de s'nen priver tant qc'était ridicule, tout bien réfléchi.
-Nous n'avons pas allumé de feu ni laissé aucune ordure et nous nous engageons à vous restituer ce lieu dans l'état exact où nous l'avons trouvé. Mais, s'il vous plait, laissez mes enfants profiter du repos dont ils ont grand besoin. répondit-il, diplomate.

L'être ne semblait pas convaincu.
" Pas de gens vilains dans le bois cornu ! Interdiction ! Scandale ! C'est l'autre côté de la rivière, à vous ! Ici, c'est chez moi ! Puants personnages ! Qu'est-ce que tu me donnes ? Si tu me donnes pas de tribut, la nature déferle sur toi !"
Cordélia, qui n'y comprenait rien, chercha la créature du regard.
" Il a l'air drôlement remonté."

-Oui... Il est furieux que nous ayons occupé ses pierres et, plus généralement, franchi la rivière.
Il reprit, en sylvestre :
-Et que souhaitez-vous, comme tribu ? Je n'ai pas grand chose à vous offrir mais je ferai de mon mieux en échange de votre hospitalité.

L'être sylvestre se tut un moment. Les moustiques s'étaient écartés mais Taliesin les entendait toujours, vrombissant quelque part au-dessus de sa tête. Une chauve-souris en profita pour se servir.
" Je veux bien un enfant. T'en as deux. Tu peux m'en donner un, non ? Il parait qu'ils sont drôles."

Bigre.
-Ne préférez-vous pas... une chanson, par exemple ? Voire plusieurs ? Car je ne puis pas vous donner l'un de mes enfants : personne ne se sépare sciemment de ses petits.
Il hésita.
-Mais si tel est votre bon plaisir, nous pouvons nous attarder un peu de ce côté de la rivière, pourq ue vous puissiez les voir.

" Ah non ! Vous êtes sales ! Pas vous attarder ! Non, à l'aube, ouste ! Seulement si j'ai un tribut, sinon je demande à tous les cloportes de la forêt de manger vos vêtements !"
Il se tut.
" Tu connais des chansons en sylvestre ? Des chansons comment ?"

-Hum, mon répertoire en commun ou en elfique est beaucoup plus étendu. Mais je connais quelques chansons en sylvestre, oui. Quelques airs qui, m'a-t-on dit, sont prisés des fées...
Si cela convenait à l'être des bois, il s'en tirerait à bon compte.

" Quels airs ? Qui te les a appris ?" demanda la créature, curieuse.
Elle s'était légèrement décalée de son arbre et Taliesin vit qu'elle avait l'apparence d'un faune : corps d'enfant jusqu'à la taille, puis pattes de daim. Deux courtes cornes dépassaient dans sa chevelure bouclée, couleur châtaigne comme son arrière-train. Il avait l'air très jeune, mais cela pouvait n'être qu'une impression.

-Mon maître, un elfe tout comme moi. Je pense qu'il avait côtoyé des fés, à une époque de sa vie. Mais je n'ai personnellement pas eu cette chance.
Il sourit.
-Puis-je aller chercher ma harpe ?

" Oui. Mais pas de coups fourrés. Sinon, cloportes." dit la créature, avant de disparaître à nouveau dans l'ombre de son arbre.
Cordélia, désormais parfaitement réveillée, sourit en voyant que le barde sortait son instrument.
" Tu paies notre nuit d'une chanson. Je suppose que c'est l'usage."

-Ne crions pas victoire trop vite : si ça se trouve, ça ne lui plaira pas.
Sitôt qu'il eut récupéré sa harpe, il retourna à la place qu'il occupait précédemment et, sans tarder, commença son récital improvisé. Il espérait qu'il conviendrait au faune... Faune que, malheureusement, les garçons avaient fort peu de chances de voir. C'était dommage, d'autant qu'ils auraient pu bien s'entendre et, qui sait, le convaincre de les laisser rester de ce côté de la rivière le temps de s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis...

Le faune écouta son premier morceau avec attention et en réclama immédiatement un autre. Ensuite, il sortit de l'ombre et s'avança entre les arbres, sur ses petits sabots pointus. Il avait un visage un peu trop allongé pour paraître humain, ou même elfe, et ses yeux orangés n'avaient pratiquement pas d'iris.
" A moi de t'en apprendre un, pour ton répertoire. Ça fait partie du tribut."
Il sortit une petite flûte composée de plusieurs tubes de roseau liés et entonna un petit air aigu, qu'il reprit d'abord lentement, puis plus vite, jusqu'à danser comme un cabri au rythme de sa musique. Taliesin sentit un mouvement près de lui. Victor et Baptiste s'étaient réveillés et regardaient dans la direction du danseur. Evidemment, ils ne distinguaient qu'une vague ombre bondissante, rien de plus...

-Pas un bruit, leur souffla-t-il. Je vous expliquerai tout à l'heure de quoi il retourne mais sachez déjà qu'il n'y a aucun danger.
Puis il se concentra à nouveau sur l'air que jouait le faune.
Autant faire les choses bien et ne pas perdre cette occasion d'enrichir son répertoire sylvestre.

Le faune termina son morceau au bout de quelques minutes puis recula dans un taillis.
" Jusque demain, vous pouvez rester. Après, vous partez. Ma forêt, mes pierres, mon antre. Vous, envahisseurs, vous n'êtes pas les bienvenus. Sauf cette nuit. Après, les cloportes. Mon territoire, mon bois, mes feuilles, mes arbres."

Tous ces efforts, tous ce sommeil perdu... juste pour ça.
Pour avoir le droit de rester jusqu'à l'aube, ce qu'ils avaient d'emblée prévu.
Fichu faune : ils ne lui avaient pourtant causé aucun dérangement et il les renvoyait sans vergogne sur l'autre rive, où les guettaient peut-être ces sinistres individus...
-Merci, dit-il néanmoins.

" Qu'est-ce que c'est ? Je vois rien !" s'exclama alors Victor d'une voix plus forte.
Le faune bondit dans un buisson où il resta tapi.
" Qu'est-ce qui se passe ?" renchérit Baptiste.
Ils entendirent alors un hurlement dans le lointain, glaçant.
" Chuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !" dit la créature, un mot qu'on comprenait dans toutes les langues.

-C'est un faune, murmura-t-il à l'intention des garçons. Nous sommes sur son territoire et je viens de lui payer tribut pour la nuit qu'il nous a laissés passer ici. Mais plus un bruit, il semble qu'il ait remarqué quelque chose.
Et d'espérer qu'ils n'allaient pas au devant de nouveaux ennuis.

Le hurlement retentit à nouveau, glaçant, et Taliesin sentit les poils de ses avant-bras se hérisser. Le faune était figé, aux aguets.
" Aïe aïe aïe." murmura-t-il.
Il se tourna vers le barde, puis vers la forêt, et toucha ses cornes, un peu machinalement.
" Silence, il faut faire silence, mais il a senti, sûrement, aïe aïe aïe, les odeurs puantes des envahisseurs. Hum. Que faire, que faire. Il va venir, il a grand faim."

Et bien si, ils allaient aux devant de nouveaux ennuis.
C'étaient même les nouveaux ennuis qui venaient au devant d'eux, apparemment.
-Pourriez-vous me dire de qui il s'agit ? demanda-t-il en sylvestre. Peut-être cela me permettrait-il de réfléchir à une solution...

" C'est le maître des lieux." souffla la voix du faune.
Le hurlement reprit.
" Pas venir ici, jamais, son territoire, il n'aime pas les gens puants."
Il gémit.
" Il va savoir que je vous ai parlé... Que je ne l'ai pas appelé tout de suite..."

C'était agaçant de se faire traiter de "puant" à longueur de phrases. Mais même s'ils n'avaient pas été dans une situation d'urgence, il n'aurait pas réagi, quoi que l'envie l'en démange : ça n'aurait rien apporté de bon.
-Nous pouvons toujours retraverser la rivière, proposa-t-il. Vous n'aurez ensuite qu'à prétendre être arrivé après notre départ.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...