La Couronne de Cuivre

Cordélia acquiesça avec le sourire.
" Ah, je sais où loge la princesse elfe. Je pourrais faire mon enquête ce soir, si tu veux, et déjà remettre une demande, si jamais c'est compliqué de la voir. Mais tu dois quand même compter trois bonnes heures de marche pour atteindre Champsdor, peut-être un peu plus avec les enfants. Tu devrais peut-être envisager d'y loger, si tu as beaucoup de choses à y faire. Mais l'auberge où je suis, la Corne d'Abondance, a des chambres très confortables à prix modique."
Ils débouchèrent hors du bois, dans la campagne, sous un crépuscule aux couleurs fantastiques. Des nuages s'étaient massés au sud : il pleuvrait sans doute à nouveau pendant la nuit.

-Si cela n'est pas trop compliqué pour toi, c'est sûr que ça m'arrangerait beaucoup si tu pouvais te renseigner pour une audience, dit-il après un temps de réflexion. Et sauf imprévu de taille, je me présenterai à ton auberge après-demain dans la matinée. Quant à loger là-bas, je verrai : Titus ne peut pas se rendre à Champsdor, ce serait trop risqué, et même si les garçons restent avec lui chez Mona... Je ne veux pas m'absenter trop longtemps. Enfin, on verra bien.

" C'est sûr que si les garçons restent chez ta logeuse, tu peux aussi venir à cheval. Minuit est une bonne bête : il franchira la distance plus rapidement que toi et il peut sans problèmes le faire deux fois sur la journée.
— Mais j'aimerais voir Champsdor, moi." dit Baptiste avec une grimace.
Cordélia haussa les épaules.
" Peut-être que vous pouvez emprunter la mule, alors."
Le gamin fronça le nez, dégoûté. Mule ou cheval, c'était manifestement la même chose.

-Bah, nous aurons la soirée et toute la journée de demain pour réfléchir aux modalités pratiques.
Il n'avait pas vraiment imaginé son séjour à Vauxgrisants de la sorte : il l'avait envisagé calme, paisible, et non débordant de démarches aussi multiples que complexes. Mais il se sentait de taille à les affronter.

Après avoir longé la butte par l'est un moment, Cordélia prit congé pour partir vers l'ouest et Champsdor, à travers le pâturage, tandis que Taliesin, les trois enfants et le mulet poursuivaient leur route vers les champs et les potagers qui précédaient Vauxgrisants. Il leur fallut à nouveau presque deux heures pour atteindre le hameau et les gamins étaient recrus lorsqu'ils franchirent le portail de la petite maison. Victor et Titus étaient tellement sales que Mona les empêcha de rentrer et les força à faire le tour pour aller directement à la salle d'eau. Comme Yann en sortait, les braises étaient encore rougeoyantes et Victor put se préparer un bain, tandis que Titus se frottait dans l'abreuvoir, peu enchanté à l'idée de s'asseoir dans un baquet.
Comme le repas n'était pas tout à fait prêt, Baptiste s'imposa en cuisine. Taliesin, de son côté, avait un peu de temps pour se reposer...

Comme il se sentait fatigué, comme il doutait fort de réussir à veiller très tard, il décida de profiter du peu d'énergie qu'il lui restait et monta dans sa chambre pour lire un peu : il lui semblait ne pas pouvoir en faire l'économie, compte tenu de son programme qui s'alourdissait chaque jour, compte tenu, aussi, de ce qu'avait dit Cordélia.
Bon, il n'avancerait pas beaucoup, il le savait, mais... Ce qui était fait n'était plus à faire;

Il lut ainsi un moment sur un autre observatoire, qui avait été découvert beaucoup plus au nord, non loin de Sailorath, et dont il ne persistait qu'un mur en arc de cercle. Il était fait de pierre rouge et avait malheureusement été vandalisé peu après sa découverte, mais on avait eu le temps d'y copier une série de six symboles, que Tim avait reproduits sur le parchemin, avec les références des pages du livre de symbolisme adéquates. Taliesin nota cependant que les ressemblances entre les croquis et les dessins de l'ouvrage étaient très limitées, sans doute à cause de l'usure du site nordique.

Il les recopia de son mieux à partir de l'ouvrage, nota également un résumé de leurs diverses significations en fonction de leur positionnement puis, comme on ne l'avait pas encore appelé pour le repas, poursuivit sa lecture.
S'il n'avait pas déjà soumis ses méninges à rude épreuve avec le volume offert par Tim, tout cela lui aurait paru atrocement complexe. Néanmoins, il se demandait si un véritable spécialiste de la question n'aurait pas été plus indiqué pour cette mission.
Lui n'était qu'un barde, au fond. Donc un amateur.
Un amateur éclairé mais... Un amateur tout de même.

Rien ne l'empêcherait pourtant de renvoyer les documents chez les Milites plus tard, s'il craignait de ne pas être à la hauteur. Il lut donc un second passage, sur un observatoire localisé au nord de Lunaros, cette fois, en bord de mer. C'étaient les éléments, cette fois, qui étaient responsables de la dégradation des lieux, car les vestiges se trouvaient sur une petite île qui était désormais engloutie à marée haute. La pierre était bleue, comme à Vauxgrisants, mais incrustée de coraux, d'algues, et couverte d'une impressionnante colonie de mollusques que les pêcheurs du coin exploitaient avec bonheur. On avait tenté d'en nettoyer une partie — contre l'avis des locaux qui avaient peu apprécié qu'on dérange une importante source de revenus et de nourriture*— mais les coquillages s'étaient réellement ancrés dans la roche, et les retirer dégradait la ruine. Un seul symbole avait été relevé, différent de ceux qui se trouvaient à Sailorath, et renvoyant — si on devait en croire sa similarité éloignée avec un symbole elfique — à la mer.

Il procéda avec ce symbole et sa signification comme pour les précédents et continuerait à travailler jusqu'à l'heure du repas.
A présent, il voyait au moins en quoi consisterait sa mission première : relever tous les signes, toutes les inscriptions subsistant sur les murs des ruines. Ainsi, quoi qu'il advienne, même si les lieux étaient vandalisés... Tout ne serait pas perdu.

Il n'eut pas le temps d'aller beaucoup plus loin : Baptiste s'appela dans l'escalier. On mangeait du lapin à l'estragon, un parfum qui embaumait toute la maison, et l'atmosphère était tranquille : les enfants étaient, comme la veille, bons à mettre au lit. Titus semblait s'habituer à la viande, car il en reprit deux fois, et Baptiste se demanda si cela ne tenait pas à ce que les faunes traquaient le lapin dans les sous-bois, contrairement aux boeufs et aux cochons. Le principal intéressé ne comprit rien et mangea de plus belle.
Mona avait fait une belle tarte aux cerises dont tout le monde se régala, puis les enfants prirent congé. Baptiste remit ses croquis à Taliesin avant de monter et le barde vit qu'il avait reproduit fidèlement la clairière et la disposition des vestiges.
" Ce n'est pas trop dur, pour eux, là-bas ? Enfin, j'imagine qu'ils trouvent à s'occuper dans les bois..."

Avant de les laisser partir, il leur avait parlé de la lettre qu'il avait écrite pour Galathée : s'ils voulaient lui adresser eux aussi un mot, il faudrait qu'ils le fassent le lendemain, puisqu'il porterait probablement le courrier à Champsdor le jour suivant.
-Oh, je leur laisse l'après-midi pour se détendre. Et le matin, c'est sûr qu'ils travaillent dur. Mais ils le font de bonne grâce et ils sont habitués à ce genre de labeur : ils aident au quotidien, à la ferme, et ils ont survécu aux moissons de l'an dernier.

" Il parait qu'à Evendum, il y a des lois qui interdisent le travail des enfants avant l'âge de quatorze ans, dit Yann en leur servant un alcool digestif.
— C'est bien des idées de citadins, ça. On voit qu'ils n'ont pas une exploitation à faire tourner, fit Mona en riant.
— Ce sont les temples, apparemment, qui sont surtout furieux."

-J'imagine...
Car les temples, c'était dès dix ans qu'ils prenaient les gosses.
-Dans l'idéal, les enfants ne devraient pas travailler : ils devraient profiter de leur jeunesse pour se distraire, ce qu'ils ne pourront plus beaucoup faire ensuite, et surtout pour s'instruire. Après, je pense quand même qu'il y a travail et travail : il y a une différence entre leur demander de participer aux tâches quotidiennes et les exploiter...

" Oui, mais les tâches quotidiennes sont différentes selon qu'on est le fils d'un fermier ou le fils d'un avocat, je suppose, dit Yann avec un haussement d'épaules.
— Ça... Y'a pas que les tâches quotidiennes, crois-moi."
Elle rit en secouant la tête.
" Enfin, ici, dans la Vallée, on est bien lotis. Personne ne manque de rien, chacun à son lopin de terre. Même en ville, on ne trouve pas de miséreux.
— C'est pas vraiment une ville, non plus. Mais c'est l'intérêt des villages où tout le monde se connait : il n'y a pas de laissés pour compte."

-Des orphelins débarquent-ils parfois par ici ? s'enquit-il. Je pose la question parce qu'avant d'atteindre Togoria, nous en avons rencontré un... Apparemment, les pensionnaires des orphelinats se répètent entre eux que la vallée du Nirvana abriterait une manière de pays merveilleux ou ils pourraient enfin connaître le bonheur... Et beaucoup partent dans l'espoir de le découvrir.
Sans coller tout à fait à ce qu'ils imaginaient, la Vallée fertile pourrait avoir, pour eux, des allures de paradis.

" Pas que je sache, dit Mona. En tout cas, ils n'arrivent jamais jusqu'à Vauxgrisants.
— Il y a un petit orphelinat à Champsdor, subventionné par l'abbaye... mais je pense qu'il n'accueille que des enfants malchanceux de la région... et je pense qu'ils ne sont jamais plus que dix. Lucie pourrait savoir. Sa soeur fait la lessive pour l'hospice, juste à côté.
— L'abbaye accueille parfois des orphelines, je pense, parmi les prêtresses. Mais je n'ai jamais entendu parler de grands mouvements de gosses venus de l'extérieur."

-J'imagine que la plupart d'entre eux sont "interceptés" en cours de route et que les diverses autorités locales s'efforcent de leur trouver des familles...
Il se demanda ce qu'il était advenu de Marius, se môme croyant dur comme fer au paradis caché dans la vallée. Il espérait qu'il aurait eu de la chance, qu'il aurait trouvé quelqu'un pour s'occuper de lui et auprès de qui il aurait eu envie de rester.

" Je dois dire que je n'ai jamais quitté la Vallée, je n'ai aucune idée de comment les choses sont gérées ailleurs, dit Yann avec une grimace. Il y a peut-être une autre ville qui les attire...
— Je ne vois pas bien ce qui pourrait les amener dans notre secteur, en tout cas. Je doute que les poireaux, les moutons et les pommes fassent beaucoup rêver les enfants, même orphelins."

-Celui que j'ai rencontré ne se serait pas arrêté à ce genre de détail : il était tellement sûr de son fait qu'il voulait s'enfoncer profondément dans la vallée sans se poser de questions. Je pense que comme lui, la plupart se contentent de suivre les routes, en particulier celles fréquentées par les coches... Enfin, il n'y a pas non plus d'afflux massif : cela doit simplement concerner quelques dizaines de mômes chaque année et on ne les remarque vraiment qu'aux endroits qui sont un peu des passages obligés, comme Togoria.

" Oh, ici, tout étranger est repéré, dit Mona en riant. C'est tellement rare."
Yann acquiesça.
" Si des orphelins arrivaient à Champsdor, tout le monde le saurait en trois heures, c'est sûr.
— C'est quand même dommage que chaque communauté ne soit pas capable de prendre soin des siens... Je n'aimerais pas vivre dans des endroits pareils, où personne ne se connait et personne ne veille sur les enfants d'autrui."

Il acquiesça.
-Je comprends. Et je préfère aussi, de loin, les lieux plus communautaires, plus solidaires, comme l'est votre vallée. Cependant, ailleurs, la bonne volonté ne fait pas forcément défaut. Mais parfois... Le manque de moyens l'empêche de s'exercer.

" C'est vrai. Nous avons de la chance que notre vallée soit si féconde et que nous ayons largement de quoi nourrir nos enfants, leurs cousins et les voisins de ceux-ci.
— Ce n'est pas de la chance, c'est le fruit de notre travail et de la bénédiction de Chauntéa. Sans cela, nous aurions des vies bien plus difficiles, c'est certain."
Elle sourit.
" Mais on ne va pas s'en plaindre !"

Il grimaça.
-Je ne voulais certainement pas sous-entendre que vous aviez une vie facile... Si la vallée fertile est ce qu'elle est, c'est grâce à ses habitants. Et en toute honnêté, c'est un endroit où j'aurais pu m'installer avec plaisir.

" Oh, mais je ne l'avais pas mal pris ! s'exclama Mona en riant. J'imagine que c'est une région attirante, oui. Enfin... Il n'est pas aisé de s'y installer, en réalité. Il y a toute une série de procédures... Enfin, je ne les connais pas. Comme je suis née ici, je n'ai rien eu à faire."
Yann haussa les épaules.
" Dans le même temps, on ne peut pas dire qu'on ait beaucoup de candidats. C'est quand même une région très calme. Ça n'attire pas beaucoup les aventuriers de passage."
Il sourit à Taliesin.
" Tu penses monter à Champsdor bientôt ?"

Il acquiesça.
-Après-demain, normalement. Notre amie Cordélia, qui est passée nous aider aux ruines cet après-midi, va d'ici là essayer de m'obtenir une audience auprès de la fameuse princesse elfe : j'espère qu'elle pourra m'indiquer où trouver des faunes, histoire que ramener Titus auprès de son peuple ne soit pas trop compliqué...

" Je suis sûr que tu n'auras pas grand chose à faire pour obtenir une audience, dit Mona. Un sourire, une belle parole... et le tour sera joué !
— Maman ! s'offusqua Yann.
— Ben quoi ? Rien ne sert de se voiler la face : certains ont des facilités pour se faire ouvrir la porte."

Si la chose était à ce point vraie, il n'aurait pas passé des mois à moisir en certaines geôles...
-Malheureusement, quand il est question de dignitaires, il y a souvent certains protocoles à respecter. C'est pourquoi j'ai préféré prendre mes précautions et ne pas me présenter sans avoir été au moins annoncé au préalable...

" C'est vrai, dit Yann. De la même manière qu'on ne débarque pas impunément chez l'abbé. En plus, c'est de la politesse, c'est toujours bien vu.
— Comme si tu y connaissais quelque chose ! railla Mona. Tu n'as même jamais été chez l'abbé.
— Ben, j'ai jamais rien eu à lui demander... mais il m'a remis le prix du plus beau porcelet, il y a deux ans, à la foire de printemps. J'ai été très poli."
Sa mère rit joyeusement.
" Je sais, va. Tu as été bien éduqué."

Il sourit à son tour.
-Le résultat est effectivement impressionnant... Du coup, Mona, j'espère que vous accepterez de me donner des conseils en matière d'éducation. Il y a encore deux ans, je n'avais pas vraiment songé à devenir père mais aujourd'hui, j'ai quatre enfants, dont deux grands... Et c'est parfois un peu déstabilisant !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile