La Couronne de Cuivre

Cela ne le surprit aucunement : au contraire, cela donnait du sens à l'assassinat du sieur d'Averlande : on l'avait bel et bien tué pour éviter que Baptiste n'hérite.
-Je n'en suis pas étonné, répondit-il simplement. J'aurais mal imaginé quelqu'un modifier son testament avant qu'une telle rencontre n'ait lieu.
Il n'allait pas faire de vagues, pas protester : cela ne ferait que lui attirer des ennuis, surtout en ces lieux où il était complètement isolé et où les Steynhave, sans doute responsables de l'assassinat, tiraient toutes les ficelles. En revanche, il veillerait à ce que des autorités indépendantes, à commencer par les paladins de Lathandre, aient connaissance de la situation et puissent diligente une enquête, impartiale celle-là - contrairement à celles des autorités locales. Ainsi la vérité éclaterait-elle et la justice serait-elle rendue. Mais les gens du cru n'avaient pas besoin de le savoir.

" Ça veut dire qu'on n'a plus rien à faire ici, alors ?" demanda Baptiste, d'un ton plein d'espoir.
Le notaire se tourna vers lui.
" Je crains que vous ne deviez rester encore un peu, le temps de l'enquête. Votre position particulière... l'impose."
Il pinça les lèvres.
" C'est une chance, au final, qu'il n'y ait plus d'Averlande à Athrey. Tout ce foin à venir... C'est vraiment la dernière chose qu'aurait voulu feu votre père."
Il releva les yeux vers Taliesin.
" Vous devriez songer à vous établir hors de la ville... L'atmosphère ici risque de devenir vraiment... désagréable. Je pourrais trouver quelqu'un de fiable pour vous accueillir, si vous le désirez."

-Pourquoi pas ? Le tout est que je reste accessible pour les autorités, que je ne donne pas l'impression de vouloir m'enfuir : je suis bien conscient d'être le principal suspect dans cette sombre et même si le fait que le sieur d'Averlande n'ait pas eu le temps de modifier son testament atténuera peut-être les soupçons, ma position reste délicate.
Résider un peu à l'écart de la ville aurait un autre avantage : si on essayait de l'arrêter - après tout, les meurtriers de Maurin pourraient vouloir faire d'une pierre deux coups en lui faisant porter le chapeau et en le réduisant rapidement au silence -, il lui serait plus aisé de s'échapper.

" Je ne suis pas certain que vous soyez le principal suspect : quelle raison auriez-vu eu de tuer Maurin ? Les Steynhave sont bien plus suspects que vous. Mais les lieux étant ce qu'ils sont, la mort de Maurin peut aussi résulter de bien d'autres choses... Bref, ce n'est pas votre problème. Mais je vous ferai parvenir l'adresse de l'une ou l'autre personne susceptible de vous accueillir hors les murs. Ce sera plus tranquille, si vous ne voulez pas que le petit soit contraint à rester cloîtré dans sa chambre."

Et cela, il valait mieux que cela n'advienne pas. Surtout pour Victor !
-En effet. Et je vous remercie pour cette attention. Certes, le sieur Haran nous a bien invités à venir le voir chez lui, mais il y a une différente entre une visite et... Une installation.
Ce qui n'empêcherait évidemment pas d'aller le trouver avant leur retour à Luménis.

" Maître Haran a de la place, un beau domaine et c'est un lieu hautement sécurisé, vous seriez très certainement tranquilles chez lui... mais le souci est que, si j'ai bien compris, il était présent lui aussi chez Maurin au moment de son meurtre... Cela rend un peu problématique les contacts que vous pourriez avoir avec lui, je suppose... et risqué. Je n'en ferais pas un coupable, mais il a l'imagination vénéneuse et... vous feriez sans doute mieux de ne pas trop vous acoquiner avec lui dans l'immédiat."
Il haussa les sourcils.
" Mais je parle comme si j'étais un expert dans la question. Je n'en sais rien. Vous devriez poser la question à l'inspecteur Célène, quand vous la verrez demain."

Il opina du chef.
-Merci pour ce conseil : je n'y manquerai pas. Cependant, si vous connaissez effectivement quelqu'un n'étant pas témoin dans cette affaire et acceptant de nous recevoir rapidement sous son toit, je suis preneur. La tranquillité de Baptiste et de mon autre garçon est ce qui m'importe le plus dans l'immédiat.

" Très bien. Je vous tiendrai au courant. C'est sans doute mieux que vous soyez encore là demain matin, pour le premier contact avec les autorités, mais ensuite, rien ne vous retiendra en ville, tant que vous pouvez donner une adresse."
Il termina sa tasse de thé.
" Je vais vous laisser souper en paix, à présent. C'était un plaisir de faire votre connaissance. Je regrette seulement que les circonstances ne soient pas plus agréables."

-Je le regrette également. Mais le plaisir de cette rencontre était partagé et je vous sais gré de votre aide et de vos conseils. C'est très réconfortant, dans cette sinistre situation.
Il se leva et lui tendit la main, songeant que les rencontres du lendemain risquaient d'être bien moins agréables - surtout si les autorités locales étaient à la botte des Steynhave, comme il le soupçonnait..

" C'est tout naturel."
Il salua également Baptiste puis s'en fut, rejoint rapidement par un serveur qui l'escorta jusqu'à la sortie. Baptiste poussa un profond soupir.
" Nous voilà plus ou moins tranquilles, je suppose, dit-il. Je suis l'héritier spolié. Personne ne va m'en vouloir. Il suffit que je ne dise pas trop que je voulais rester avec toi et que je ne voulais pas venir vivre ici."

-Voilà, fit le barde, ne pouvant, suite à cette déclaration, s'empêcher de jeter des regards autour de lui. Il vaut mieux ne pas trop le dire.
Il s'arracha un demi-sourire.
-Allons chercher Victor puis prenons notre repas.
Quant à la discussion avec le gamin à propos de son escapade nocturne... Elle pourrait attendre. Peut-être même jusqu'au lendemain. Ce n'était, en effet, pas forcément une mauvaise chose qu'il n'en sache rien avant que l'enquêtrice ne l'interroge.

Il ne se passa rien de très particulier au cours de la soirée puis de la nuit qui suivit. Le personnel et les clients de l'auberge n'étaient manifestement pas encore au courant des derniers événements et personne ne les importuna. Ils purent souper tranquillement, de plats assaisonnés au miel, mais après cette journée riche en émotions, ils étaient tous fatigués et ne tardèrent pas à regagner leur chambre, puis leur lit. Ni Victor, ni Baptiste n'éprouva de difficultés à s'endormir. Pire sans doute aux yeux d'un barde, ils demandèrent à être dispensés d'histoire. Taliesin eut l'impression que l'atmosphère ne s'y prêtait guère.
Ils s'éveillèrent sous le crachin, la brume avait refait son apparition et la ville, au-delà de leurs fenêtres, était nimbée d'un voile cotonneux.

Tout le monde devait être au courant, désormais, ce qui changeait considérablement la donne.
Dans un premier temps, ils essayeraient de faire comme si de rien n'était en allant prendre leur petit-déjeuner dans la salle commune. Les regards, les attitudes, les commentaires risquaient de gâcher le moment mais si tel était le cas, ils se contenteraient de ne pas s'attarder outre mesure. Resterait la question des deux lettres écrites la veille : le barde comptait toujours envoyer Victor les porter, si cela semblait raisonnable.

Cela ne manqua pas : les regards et les murmures les accompagnèrent dès qu'ils entrèrent. Le personnel resta très professionnel, les servit sans rien dire, sans chaleur mais sans hostilité. On les installa très à l'écart, cependant. Baptiste parut affecté par ce bruissement mais Victor pas du tout, et si le premier toucha à peine au petit déjeuner, le suivant mangea avec son appétit d'ogre usuel.
Il n'avait pas oublié qu'il avait des courses à faire, cependant, et s'enquit des courriers et de ce qu'il devait dire à Kolya entre deux bouchées.

Concernant les courriers, ce n'était pas vraiment compliqué : Taliesin les lui remettrait, avec l'argent pour payer leur acheminement jusqu'à leurs destinataires.
Pour Kolya, il demanda simplement à Victor de lui dire qu'ils étaient de retour à Athrey, qu'ils devraient encore s'y attarder quelques temps, que ce serait une bonne chose si le cocher pouvait patienter mais que le barde comprendrait très bien qu'il préfère rentrer à Erhedun. Dans tous les cas, il se tenait à sa disposition pour en discuter.
En conclusion, Taliesin recommanda au gamin de ne pas en révéler davantage - mieux valait bien mettre les points sur les i, vu sa propention à être bavard !

Sitôt le repas terminé, Victor fila au dehors. Baptiste, de son côté, demanda s'il pouvait remonter dans la chambre. En l'absence des enquêteurs, ils n'avaient plus rien à faire en bas. Sans doute leur faudrait-il attendre d'être convoqués... Peut-être devraient-ils se rendre au siège de la garde. Il n'y avait en tout cas nul message pour eux, les avertit le majordome, et nulle directive.

Mais cela viendrait.
En attendant, le mieux était effectivement de regagner leur chambre et de trouver à s'y occuper. Cela ne serait guère difficile, dans l'immédiat du moins, puisque tous deux avaient de quoi lire.
De quoi, oui. Mais avaient-ils la tête à cela ? C'était une autre histoire.
Enfin, ils avaient connu situations bien pires qu'un cantonnement dans une auberge...

Victor prit son temps pour revenir. Il pleuvait dehors, les rues étaient grises, des flaques se formaient ici et là, et les chariots, chevaux et passants se déplaçaient dans un claquement humide sur le pavé. L'attente fut de courte durée, cependant. On frappa à nouveau à la porte.
" Maître Taliesin est demandé au rez-de-chaussée." annonça la voix d'un des serviteurs de l'auberge.

Soit Victor s'était mis dans un état si lamentable qu'on refusait de le laisser entrer, soit les autorités venaient d'arriver.
Dans un cas comme dans l'autre, il serait vite fixé.
-A tout de suite, dit-il à Baptiste, lui adressant un sourire encourageant.
Et de quitter la chambre.

Il croisa Victor dans les escaliers, un peu crotté et déchaussé. Il lui adressa un sourire triomphant.
" Mission accomplie, chef ! Sans me faire kidnapper, ni éviscérer, ni transformer en grenouille !"
Son expression devint plus sérieuse.
" Mais Kolya n'est pas sûr qu'il va attendre... Il dit que ça risque de faire long... Il veut bien en discuter avec toi, mais je ne suis pas sûr qu'un petit papier va suffire."

-Nous en discuterons, oui, et je pense que je l'encouragerai à retourner à Eredhun : quand nous en aurons terminé ici, nous trouverons bien d'autres moyens de rentrer. Quoi qu'il en soit, merci et bravo pour avoir si brillamment accompli les missions que je t'avais confiées !
Sur ces mots, il lui expliqua qu'on l'avait mandé, en bas, et lui dit qu'ils se reverraient sitôt qu'il en aurait terminé.
Puis il reprit sa descente.

Une fois en bas, Taliesin fut intercepté par le majordome, qui le dirigea vers une petite pièce à l'écart de la salle principale de l'auberge. Il s'y trouvait une table capable d'accueillir une dizaine de personnes et il était sans doute possible de la réserver. On y avait fait porter du thé et deux personnes s'y trouvaient — humaines l'une et l'autre, ce qui n'était pas étonnant vu la composition moyenne de la population locale — et en uniforme. La première était une femme d'un certain âge déjà, au chignon gris relevé et aux épaules carrées. Le second était un homme plus jeune, à la moustache spectaculaire et aux cheveux d'un roux flamboyant. Quand Taliesin entra, ils lui firent signe de s'asseoir, ni hostiles, ni chaleureux.
" Bonjour. Merci d'avoir répondu à notre invitation sans tarder. Je suis l'inspecteur Célène et voici le sergent Trell qui m'assiste. Je vais vous demander de me décliner votre identité précise, l'endroit où vous résidez d'ordinaire ainsi que les raisons qui vous ont amené à Athrey en ces jours funestes." dit la femme sans attendre.

C'était assez absurde, quand on y songeait : ils savaient parfaitement qui il était, d'où il venait et ce qu'il faisait ici mais demandaient malgré tout ces informations déjà en leur possession car... la procédure l'exigeait. Enfin, absurde ou pas, il fallait bien qu'il s'y plie, n'est-ce pas ? Alors il le fit, poli et précis.
Ce n'était pas exactement la partie la plus difficile de cet interrogatoire qui promettait d'être long...

" Très bien." I]dit Célène.
Son comparse avait consigné les déclarations de Taliesin, d'une écriture fine et rapide.[/I]
" Nous aimerions à présent savoir, très précisément, comment vous avez appris l'existence de Maurin d'Averlande, par quels moyens il vous a contacté, ce genre de choses."

Dans l'absolu, la réponse à cette question devait jouer en sa faveur.
Dans l'absolu seulement, car si les enquêteurs n'étaient pas vraiment impartiaux...
-C'est messire Armand, commandant des paladins de Lathandre à Luménis, qui m'a appris que le sieur d'Averlande souhaitait retrouver son fils. La mère de Baptiste était paladine, il a été élevé à la commanderie et les membres de l'ordre de l'Aster se sentent donc une responsabilité à son égard : c'est ainsi avec l'aval de messire Armand que je m'occupe de lui. Mais donc, ce dernier m'a informé des recherches menées par le sieur d'Averlande, il m'a donné ses coordonnées et je lui ai écrit pour prendre contact.

Célène hocha la tête.
" Est-ce que vous avez la moindre idée des preuves qui existent du lien entre Messire d'Averlande et cet enfant ? demanda-t-elle. Y a-t-il des documents ou bien est-ce seulement... des témoignages ?"

Partagé entre l'obligation de dire la vérité et la réticence à livrer tout ce qu'il savait à des autorités dont il mettait en cause l'impartialité, Taliesin choisit de ne passer sous silence que l'étrange pouvoir qui habitait le garçon.
-D'après messire Armand, le fait que Baptiste soit le fils du sieur d'Averlande ne faisait guère de doutes : il a notamment mentionné l'existence de lettres entre ce dernier et la mère du petit. Par ailleurs, ceux qui le voient sont frappés par la ressemblance entre les deux.

" C'est ce qu'on dit, oui." remarqua Célène.
Elle croisa les bras et acquiesça.
" Avant d'arriver ici, vous êtes vous, par une quelconque manière, renseigné sur Maurin d'Averlande ? Que saviez-vous de lui, exactement ?"

Autant dire la vérité à ce sujet aussi : de toute façon, s'ils voulaient le piéger, ils n'auraient pas besoin de ça.
-Je me suis renseigné, oui, car la perspective de confier Baptiste à un parfait inconnu n'était pas très rassurante. Mais je n'ai rien appris d’inquiétant au sujet du sieur d'Averlande. A vrai dire, je n'ai pas appris grand chose, sinon qu'il s'agissait de quelqu'un de plutôt discret et dont l'épouse était décédée lors d'un accident de chasse.

Célène et son compagnon se jetèrent à nouveau un coup d'oeil.
" Et en arrivant ici, ou sur votre trajet, est-ce que vous avez obtenu des informations ? Sur le domaine ? Ou sur l'épouse décédée de Maurin ? Je m'interroge aussi sur ce que vous savez de cette liaison... entre Maurin et la paladine. Avait-elle un nom, déjà ? Etait-elle originaire de la région ? Nous n'avons aucune information sur cette histoire."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan