La Couronne de Cuivre

Baptiste grimaça.
" Y'a un assassin dans le domaine ? s'exclama Victor. C'est une blague ? C'est qui ? Faut que je me trouve une bûche."
Il joignit aussitôt le geste à la parole.
" Comment tu sais qu'il a été assassiné ? demanda Baptiste d'une toute petite voix. C'est... peut-être un accident..."

Taliesin soupira.
-Cela n'a rien d'un accident, crois-moi...
Sans donner davantage de détails, il lui serra l'épaule.
-Allez, venez. Les autres ne sont pas loin de paniquer et s'ils venaient à se dispercer en mon absence... Cela rendrait la situation encore plus compliquée.

Baptiste acquiesça, blafard.
" Est-ce qu'on ne devrait pas s'assurer qu'on a pris tout ce dont on a besoin ? demanda Victor, armé de sa bûche. On ne sait pas quand on va revenir. Des manteaux, des provisions ?
— Est-ce que tu crois que c'est un d'eux qui l'a tué ? Est-ce que c'est prudent d'y retourner ?"

Cette fois, c'est à Victor qu'il répondit en premier lieu :
-Vu le temps qu'il fait, mieux vaut que vous preniez vos manteaux, oui. Et si tu veux prendre quelques trucs à grignoter, ça ne peut pas faire de mal. Mais, surtout, si tu pouvais me ramener mon sac, ce serait vraiment gentil.
Maintenant qu'il y songeait, il y avait à l'intérieur des documents qu'il préférait garder avec lui, au cas où il faille quitter précipitement le domaine.
-Pour le reste, poursuivit-il à l'intention de Baptiste,, tout le monde va soupçonner tout le monde. Et je suis même prêt à parier que je serai la principale cible des soupçons; Mais peu importe : du moment que nous restons groupés, l'assassin, quel qu'il soit, ne pourra pas agir à sa guise.

Victor acquiesça et fila chercher le sac du barde, ainsi que les manteaux. Baptiste était désormais trop sonné pour parler, après la déferlante d'émotions qui s'était abattue sur lui, dans un contexte qui devait encore lui apparaître très théorique. Ils passèrent leurs manteaux et gagnèrent la porte : au dehors, la brume était toujours aussi épaisse et opaque, les enfermant dans un univers gris. Le manoir, bien sûr, était totalement invisible.
" On court ?" demanda Victor.
Baptiste se raccrocha à la manche de Taliesin.

Pauvre gosse... Il n'aurait vraiment pas voulu être à sa place et se sentait bien mal armé pour l'aider. Tout ce qu'il pourrait faire, quand il en aurait la latitude, ce serait de lui parler et de réitérer sa promesse de lui rendre son père. Mais dans l'immédiat, sa seule possibilité était de demeurer près de lui. Et de lui donner la main, si cela pouvait le rasséréner quelque peu...
-Non non : il y aurait trop de risque de s'égarer et de se perdre les uns les autres, répondit-il à Victor. On va avancer tranquillement sans s'écarter du chemin.

Victor prit néanmoins la tête, sa bûche brandie, la mine concentrée et leur ouvrit la route vers le manoir. Il prenait sûrement la situation au sérieux mais il n'était pas complètement impossible qu'il soit également ravi de la tournure que prenaient les —*excitante, à tout le moins. Ils ne rencontrèrent personne, n'entendirent rien de particulier, sinon le croassement d'un corbeau sur la gauche, à nouveau, chant sinistre qui fit frémir Baptiste. Et le manoir surgit, comme un peu plus tôt, gris sombre dans le gris cotonneux du brouillard.
Victor accéléra et franchit les marches au pas de course. La porte était restée entrouverte et il entra, la bûche brandie.
" Où on va ?" demanda-t-il.

-Au salon.
Restait à espérer que tout le monde y soit encore. Mais il ne verbalisa pas cette pensée, s'efforça même de la chasser de son esprit : il verrait bien quand ils y seraient. Et au pire du pire, même si quelques-uns avait cédé à la panique, il doutait de retrouver la pièce complètement vide.
Ne restait plus qu'à se rendre sur place, ce qu'il entreprit de faire tout en demeurant sur ses gardes.

Bernard montait la garde derrière la porte et Taliesin dut prouver son identité avant d'être admis à l'intérieur. Toutes les personnes qu'il avait laissées s'y trouvaient encore, plus une, une femme aux cheveux gris tirés en chignon, la mine sévère, furieuse même, qui le dévisagea sans aménité, comme s'il était le pire intrus qu'ait connu le manoir. Elle ne lui dit cependant rien, garda les bras croisés sur son tablier, et l'elfe devina qu'il s'agissait de Meg, la cuisinière. Peut-être était-elle montée d'elle-même, peut-être était-on allée la chercher, mystère.
Quand ils entrèrent, le silence se fit dans le petit groupe, et la plupart des regards convergèrent vers Baptiste. Elsa était toujours assise sur le sofa, en compagnie de Cormack qui paraissait plus calme, mais le visage dans les mains. Victor baissa sa bûche, peut-être conscient que cela lui donnait un air inutilement belliqueux.

Le barde se demanda quelles étaient les causes de l'animosité de la probable cuisinière. Le soupçonnait-elle du meurtre ? Lui en voulait-elle d'avoir confiné tout le monde au salon ? Sans doute obtiendrait-il la réponse, pour peu qu'elle se décide à desserrer les lèvres. Mais dans l'immédiat, il y avait de toute façon plus important.
-A présent que les enfants sont en sécurité, je peux bien sûr aider à ramener ici les autres occupants du domaine... dit-il. A moins, évidemment, que vous n'ayez eu d'autres idées...

Les personnes présentes dans la pièce s'entreregardèrent. Elles n'avaient manifestement pas été jusqu'à prendre des initiatives de ce type.
" On peut pas laisser c'pauvre maître Maurin comme ça, dit alors la cuisinière. A la merci des bestioles. Faut qu'on s'occupe de lui. Les autres sont assez grands. Puis il leur arrivera rien : c'est maître Maurin qu'y voulait."
Baptiste gémit et Ginevra lui mit les mains sur les oreilles.
" Meg, vous pourriez faire un effort ! s'exclama Bernard.
— Pourquoi ? Y'l'connaît même pas ! Moi j'l'ai eu sur mes genoux quand il suçait son pouce, Maître Maurin. Je sais qu'y voudrait pas qu'on l'laisse là."

-Et on ne va pas le laisser là, répondit-il aussitôt.
Il fit glisser son sac de son épaule et le confia à Victor.
-Nous pouvons nous en occuper immédiatement, si vous voulez, dit-il à la cuisinière.
Si elle acceptait, ils pourraient discuter à l'écart... Discuter de ces fameux "ils" qu'elle semblait parfaitement connaître.

" Est-ce que c'est prudent ? demanda Bernard. Est-ce qu'on ne devrait pas... essayer de retrouver les autres ? Je veux dire... Il ne peut plus vraiment rien arriver à Maurin, si ?
— Sauf les bestioles.
— On peut fermer la porte. Et il ne faut pas toucher à un mort avant d'avoir pu examiner la scène de crime. Je ne suis pas un expert de ces questions, mais je sais quand même ça...
— Y'a pas besoin de r'garder. C'est clair qui c'est qui a fait ça.
— Vous avez l'air bien sûre de vous...
— J'connais cette maison, M'sire, sauf vot' respect."

-Dans l'absolu, il vaudrait effectivement mieux ne rien toucher en attendant que les autorités aient pu procéder à un examen. Mais y a-t-il des enquêteurs professionnels, à Athrey ? Et cette brume est-elle susceptible de se lever dans la journée ? Dans le cas contraire, il serait plus respectueux de s'occuper de messire d'Averlande, quitte à examiner nous-même la.. scène de crime, au préalable.
De son point de vue, il serait préférable d'aller dans le sens de Meg, ne serait-ce que pour pouvoir en tirer autre chose que de vagues assertions. Et puis, si Baptiste avait rêvé de la scène, il disposait peut-être d'éléments qu'aucun enquêteur ne pourrait relever. Compte tenu du pouvoir qui l'habitait, cela n'aurait rien d'incroyable.

" Il y a une garnison en ville, si c'est ça que vous appelez des enquêteurs professionnels, et le capitaine Consilio est quelqu'un d'un grand sérieux.
— La brume, elle peut durer dix jours, dit la cuisinière, bras croisés.
— Soit ! Mais qui va aller voir ce... cette infamie ?
— Moi, j'veux bien v'nir, dit Miranda, qui était toujours installée devant son petit déjeuner.
— Moi aussi ! renchérit Victor.
— C'pas un spectac' pour les enfants !
— J'suis plus un enfant.
— Moi presque plus non plus et puis j'suis pas un enfant normal de toute façon."
Cette déclaration fit froncer les sourcils de la cuisinière.

-Il a malheureusement vu bien des horreurs, expliqua-t-il.[color=#FFFFF66] Mais ça n'est pas une raison pour qu'il en voie davantage.[/color]
Le barde n'en dit pas plus : Victor en avait entendu assez pour comprendre qu'il était hors de question qu'il vienne.
-A nouveau, je veux bien m'en occuper. Mais il faudra au moins un autre adulte avec moi.
La tâche promettait d'être rude mais... Il devait bien cela à Baptiste. Et à leur hôte, évidemment.

" J'viens moi, dit Meg. J'vous laisserai pas toucher à maître Maurin sans que je voie ce que vous faites."
Bernard et Ancolie étaient au milieu d'une discussion agitée : aucun des deux ne semblait très motivé à l'idée de les suivre.
" Je viens aussi, répéta Miranda, qui était désormais à la porte. Seize ans, c'est adulte dans au moins six villes sur Hélonna. Et puis j'ai l'estomac bien accroché.
— Tu dois vraiment y aller ? gémit Baptiste en s'accrochant au barde. Je préférerais que tu restes...
— Bah, t'inquiète, j'vais te protéger." grommela Victor, mécontent d'être gardé à l'écart.

-Merci, lui répondit-il, sincère.
Puis il refit face à Baptiste.
-Comme je suis malheureusement habitué aux situations de crise, je suis l'un des mieux placés pour aider et il me paraît donc normal de le faire. Et puis, ça ne sera pas long, je serai vite de retour et s'il faut ensuite aller chercher les autres, je laisserai nos compagnons s'en chargher ou... nous irons tous ensemble.
Il hésita puis ajouta :
-Après, si vraiment tu penses que mon absence sera trop rude pour toi... Alors je reste. Il faudra juste que je trouve un remplaçant.
Le gosse était terriblement éprouvé. Et il avait déjà eu droit aux proches partant pour faire ce qu'ils considéraient comme leur devoir et qui ne revenaient jamais : il le comprenait et ne pouvait donc qu'en tenir compte.

C'était une question piège et Baptiste resta paralysé de se voir confier pareille prise de décision. Victor lui prit la main d'autorité et l'entraîna vers la table.
" Viens, on va laisser Taliesin travailler et nous on va aller voir ce qu'ils ont reçu comme petit déjeuner ici. Je suis sûr qu'ils ont des trucs spéciaux... pour les halfelins, par exemple..."
Baptiste continua à fixer le barde une seconde, comme épouvanté, puis céda et suivit son frère.
" On y va ?" répéta Miranda en ouvrant le porte.
Meg était dans son ombre et elles quittèrent la pièce de concert.

Taliesin hésita encore quelques instants mais, comme personne ne se proposait pour les accompagner, il se décida à leur emboîter le pas. Comme il se décida, également, à se montrer plus prudent que jamais. Certes, Meg affirmait connaître les responsables ; certes, elle affirmait que personne d'autre n'était menacé. Mais... elle pouvait se tromper, aussi convaincue soit-elle. Bref, ce n'était certainement pas le moment de baisser sa garde.
Mais cela ne l'empêcherait pas, une fois qu'ils seraient hors de portée de certaines oreilles, de les prévenir que ce qui les attendait était particulièrement rude.

Ils se retrouvèrent ainsi tous trois dans le couloir. Miranda semblait peu impressionnée, Meg toujours aussi déterminée, et elle prit la tête des opérations, se dirigeant d'un bon pas vers le bureau. Les mises en garde de Taliesin l'émurent peu.
" J'ai d'jà vu des cadavres, mon p'tit monsieur, vous devez pas vous en faire. Les bestioles et les gens, c'est fait de la même manière."
Miranda s'immobilisa sur le seuil de la pièce.
" Comment on va procéder ? Je crois qu'on doit tout noter, peut-être même faire un dessin, avant de toucher à quoi que ce soit. Je dessine pas trop mal. Ancolie est sûrement meilleure, mais elle va tourner de l'oeil si on lui demande."

-Si vous vous en sentez le courage, faire un dessein est effectivement une obnne idée. De mon côté, je pourrai prendre des notes. J'imagine qu'il y aura tout le nécessaire dans le bureau...
Bigre. Dire que moins d'une heure plus tôt, il se demandait si le sieur d'Averlande serait compréhensif quant à leur volonté de garder contact avec Baptiste. Et voilà qu'à présent, il s'apprêtait à dresser un rapport concernant son assassinat... C'était aussi horrible que déconcertant.

Miranda fit un pas en avant mais Meg la doubla en se dirigeant d'autorité vers le fauteuil.
" Hé ! Vous devez attendre qu'on ait observé tout ! Vous ne pouvez pas le toucher !
— Qu'est-ce que tu t'attends à trouver, ma fille ? Du soufre ? De l'ail ? Des cheveux de jeune fille ? Y'a pas besoin de chercher. C'est le Gurthal qui l'a pris.
— Le Gurthal ? Mais c'est une superstition !
— Tu crois ça ? On voit que t'as quinze ans."

Alors c'était ça, son explication ? Non qu'elle soit totalement impossible mais... lui-même aurait plutôt penché pour des ennemis, pour des gens ayant voulu empêcher le sieur d'Averlande de dire ou de faire quelque chose.
-Je suis tout prêt à vous croire, madame, intervint-il. Cependant, il risque de ne pas en aller de même des autorités qui pourraient bien chercher un coupable plus prosaïque, et le chercher parmi nous : dès lors, il vaut mieux commencer par relever tous les détails possibles, afin qu'elles ne puissent nous accuser d'avoir délibérément tenté de faire disparaître des preuves.

La cuisinière grogna de dépit, révélant tout le bien qu'elle pensait de ces autorités.
" Le manoir est maudit, m'sire. C'est ainsi. Ça devait arriver tôt ou tard."
Miranda haussa les sourcils.
" Et c'est comme par hasard arrivé aujourd'hui." dit-elle, avec au moins autant de mépris.
Meg ne releva pas, peut-être hermétique à ce genre de ton.
" Mais c'est vous qui dites. Moi j'voudrais pas qu'on m'accuse d'avoir pas fait comme y faut."

-Très bien : procédons donc comme nous l'avions prévu. Mais je vous promets qu'ensuite, nous nous occupersons de messire d'Averlande avec tout le soin et tout le respect qu'il mérite.
Ce qu'ils s'apprêtaient à faire serait éprouvant et il avait hâte d'en avoir terminé. Pour autant, il entendait accomplir sa tâche avec le plus possible de méticulosité : s'il y avait des indices, des signes probants, il était impératif de les relever.

" Comment on devrait commencer ? demanda Miranda, toujours arrêtée en début de pièce. Par les odeurs ?"
Elle grimaça.
" En fait, on devrait recruter quelqu'un de la maison... Moi je ne suis jamais venue dans cette pièce : comment je saurai si certaines choses ont bougé ou ont disparu ? Si Cormack est pas en état, on devrait convaincre Ginevra... ou alors le valet de chambre, comment il s'appelle ?
— Arzhel. J'sais pas où il est, ce bon à rien."

-Je propose que nous nous concentrions sur messire d'Averlande : quand nous en aurons terminé, nous le déplacerons sans toucher à rien d'autre et il sera alors toujours temps d'aller chercher un meilleur connaisseur des lieux.
Il ne pouvait pas se permettre de se lancer dans de longues recherches et d'être absent trop longtemps : Baptiste avait besoin de lui, il ne l'oubliait pas et en tiendrait compte.
Cependant, une idée lui traversa l'esprit et il se hâta d'ajouter :
-Oh, par contre, soyons très attentifs au sol : Cormack et moi avons déjà marché ici mais il reste peut-être des traces de l'assassin que nous risquerions d'effacer si nous les piétinons.
-

Il y avait des empreintes sur le sol, à peine visibles, mais Taliesin reconnut les siennes, et l'humidité qu'il avait apporté du dehors en arrivant le matin. Il n'y avait rien d'autre de visible entre le couloir et le fauteuil où gisait toujours le corps décapité. Ni Meg, ni Miranda ne parurent très impressionnées par le cadavre. La première pinça les lèvres et croisa les bras, la seconde se contenta de le regarder attentivement.
" Bon, je vais prendre du papier sur le bureau... J'espère que ça ne dérangera pas trop la scène de crime. Je le fais devant vous, comme ça vous êtes témoins."
Le corps n'avait pas bougé depuis que Taliesin l'avait aperçu plus tôt. Les mains paraissaient plus pales, peut-être, mais c'était difficile à dire. Peut-être la lumière du dehors avait-elle changé : le soleil devait briller quelque part derrière le brouillard.

-Je vais prendre de quoi écrire. Devant vous, évidemment. Et je ne manquerai pas de le signaler dans le rapport.
Pour le reste, il consignerait tous les détails possibles : position du corps, répartition du sang sur celui-ci ainsi que sur le fauteuil et le sol, allure de la blessure, couleur de la peau... Il mentionnerait même l'odeur, tant qu'il y était. N'ayant rien d'un enquêteur, il ne savait ce qui serait utile ou non et préférait donc se montrer exhaustif : mieux valeit en dire trop que pas assez, les personnes compétentes étant à mêmes de faire le tri.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Domaine d'Averlande