La Couronne de Cuivre

Elle grimaça.
" On va repartir par les marécages, souffla-t-elle. Je les connais bien, eux non. Ils ne pourront pas nous pister longtemps... "
Elle lui fit signe de la suivre, obliquant sans hésiter vers la gauche, là où les roseaux étaient les moins denses.
" Ici, on va forcément laisser des traces... donc on fonce aussi vite que possible. Suivez-moi, faites juste attention à bien rester sur mes pas."
Elle avait raison : compte tenu de la densité de végétation, passer sans casser la moindre brindille aurait nécessité mille précautions, qu'ils n'avaient pas le temps de prendre.
Elle l'entraîna à sa suite à bonne allure, sans se préoccuper d'être discrète. Elle obliqua peu après vers la gauche, puis vers la droite, vers la gauche encore, droit vers le coeur des marécages. Pour le moment, ils n'entendaient pas de bruit de poursuite.

Derrière Anita, Gabriel s’enfonça dans le labyrinthe aquatique. Il n’était pas l’aise, malgré le calme apparent des marais. Il brisa le silence en s’adressa à la jeune rôdeuse.
« Noah m’a permis de vous suivre en retenant trois Ithilliens dans des ronces. Nuage était avec lui et m’a sauvé la vie… Mais en voulant arrêter vos ravisseurs, il a été blessé. Je suis alors parti pour vous libérer… Je ne sais pas s’ils en sont sortis vivants… Je suis incapable de les situer dans ces marécages ».
Impuissant, Gabriel sentit l’inquiétude le saisir.

" Oh..."
Anita avait ralenti et s'était tournée vers lui, subitement inquiète.
" Mais... J'ai entendu les autres revenir vers nous. Cela signifie..."
Elle ne termina pas sa phrase. Quelqu'un avait poussé un juron, quelque part derrière eux, pas suffisamment loin pour qu'ils puissent se croire en sécurité.
" On est déjà trop loin... et c'est après nous qu'ils en ont, là. Il faut qu'on file. Noah n'est pas suicidaire, il a dû se carapater s'il n'avait pas le dessus. Enfin... J'espère. Dans ce cas, on lui rend peut-être service en les attirant sur nos traces... Je ne sais pas.".
Gabriel la devina trop bouleversée pour réussir à réfléchir efficacement.

Gabriel voyant Anita bouleversée, il voulut la rassurer en rajoutant :
« Noah m’a ordonné de vous libérer, il savait ce qu’il faisait. Vous avez raison, nous lui rendons service en entrainant ces asservisseurs dans les pièges des marais. Il a confiance en nous, ensemble nous pouvons les vaincre… Ecoutez, ils peinent à nous suivre… ».

Anita s'était raidie, anxieuse, indécise.
" Vous avez peut-être raison... C'est peut-être la meilleure solution... De toute façon, on ne peut pas grand-chose d'autre."
Derrière eux, ils entendaient le bruit des roseaux que l'on traverse, des tiges se couchant et se redressant. Et ce bruit se rapprochait dangereusement.
" Avançons. Il faut qu'on ait suffisamment d'avance..."
Et elle l'entraîna à nouveau, d'un pas rapide, se faufilant entre les roseaux, obliquant parfois vers la droite ou la gauche, mais l'entraînant toujours plus loin vers le nord.
Et soudain, il n'y eut plus de roseaux. Juste une vaste étendue plane, sans rien pour se dissimuler. Ils étaient en plein coeur du marais. Le sol était en grande partie recouvert d'eau, et les rares parties émergées avaient une couleur sombre fort peu engageante.

« Anita… nous sommes au cœur du marais… J’entends aussi leur arrivée. Coupons des roseaux assez larges et immergeons-nous en respirant à travers leur tige ».
Gabriel coupa deux plantes ligneuses et tendit l’une d’elles à Anita. « Prenez-la et plongez ! Nous pourrons respirer cachés sous l’eau ». Gabriel ressentait l’émotion de la jeune femme, et il ordonnait les actions avec autorité pour l’aider à agir sans qu’elle en soit envahie et entravée.

Anita paraissait en effet avoir quelques difficultés à se décider. Elle avait pris le roseau mais l'observait d'un air dubitatif. Puis elle secoua la tête.
" Il va falloir s'éloigner un peu plus... Là, il y a trop peu d'eau, ils vont nous voir. Venez..."
Elle prit pied, d'un pas léger, sur l'une des bandes de terre noirâtre. Le sol ne céda pas sous ses pas, ni sous ceux de Gabriel. Ils s'avancèrent d'une dizaine de toises à peine avant qu'elle ne s'arrête.
" Là, je pense que c'est plus profond... Vérifiez avec votre épée ?"
L'épée s'enfonça jusqu'à la garde sans rencontrer de résistance, autre que celle d'algues et de végétaux apparemment nombreux.
Sans hésiter, et sans un bruit, Anita s'allongea dans l'eau, son tube en roseau à la bouche.

Gabriel s’étendit à côté d’Anita et respira à travers la tige.

L'eau était sombre, envahie d'algues, de vase, de particules diverses qui lui bouchaient la vue. Il n'y avait aucune source de lumière : il faisait nuit à l'extérieur et des nuages avaient peu à peu envahi le ciel, dissimulant la clarté de la lune et une partie des étoiles. Les humains qui les suivaient n'avaient pas allumé de torche : ils devaient disposer de moyens magiques de voir à travers l'obscurité.
L'eau atténuait les bruits, et ils avaient trop avancé pour qu'il puisse distinguer autre chose que des éclats de voix indistincts. Il entendit néanmoins qu'ils se rapprochaient, suivant peut-être leurs traces sur la bande de terre.
Anita lui saisit le bras et lui fit signe, à travers la vase, de la suivre.

Allongé comme un gisant, Gabriel n’était pas à l’aise dans l’eau stagnante et épaisse du marais. Il sentit la main d’Anita sur son bras et il comprit qu’il devait la suivre. Il le fit sans aucune hésitation.

Il n'y avait pas suffisamment de profondeur pour pouvoir prendre le risque de se redresser : on les aurait repérés. Et ils ne pouvaient pas se retourner : leur paille de roseau devait rester à la surface. Il leur fallait donc progresser sur le dos, au milieu des algues et de la végétation luxuriante qui poussait dans les marécages. Par chance, cette végétation ressortait hors de l'eau, dissimulant leurs petites pailles... mais trahissant peut-être leurs déplacements.
Les voix, derrière eux, devenaient plus nettes : il comprenait quelques mots.
" .... disparaitre !
- Ils sont .......
- Regarde ! ...."
Anita continuait à l'entraîner au loin, et n'entendit plus rien. Il était possible qu'on les aie repérés et qu'on tente de les suivre, cependant. L'eau devenait plus claire, moins chargée en végétaux. Plus profonde aussi : ils ne pouvaient plus se contenter de se laisser glisser sur le fond, leur paille risquait d'être submergée.

Maintenir son corps horizontalement avec une armure tout en respirant grâce à une tige, devenait de plus en plus difficile. Gabriel essaya de faire comprendre à Anita en tirant son bras par des petites secousses vers le haut qu’il ne pouvait plus tenir la position.

Anita, plus petite que lui, ne touchait déjà plus le fond, et se déplaçait par une sorte de nage fluide. Elle tourna la tête vers lui et comprit son problème. Il la vit hésiter... Et se tourner soudain vers l'arrière. Il devina des bruits de voix, et surtout, d'éclaboussures. On marchait dans l'eau.
Elle lui fit signe de la suivre, à nouveau. Il la vit prendre une grande inspiration par le roseau, et s'en débarrasser aussitôt pour nager droit devant elle, à grandes brasses vigoureuses, rasant le fond de l'étang.

Gabriel tira sur la tige creuse du roseau comme il aurait fait avec une pipe et se laissa couler jusqu’à toucher le fond. D’un seul mouvement des jambes et des bras, il se propulsa derrière Anita.

Anita avançait sans la moindre hésitation, à larges brasses. Gabriel, avec son armure, avait plus de mal à avancer efficacement. Mais il lui suffisait de rester plaqué au fond, et il put s'aider des mains et des pieds pour progresser.
Le sol se mit soudain à descendre en pente raide, et Anita plongea sans hésitation, rasant le fond. L'eau était ici beaucoup plus claire, évoquant un lac plutôt qu'un marécage. Droit devant, il devinait la forme sombre d'une île. Il fallait juste tenir jusque-là, ce qui lui semblait parfaitement faisable... Mais c'était sans compter avec les créatures du lac : quelque chose s'enroula autour de sa cheville, stoppant son avance.

Gabriel avançait en rasant le sol, ressemblant plus à un gastéropode qu’à une sirène. Quand il ne sut quoi le retint par le pied. Il tira mais en vain. Il se souvint d’avoir garder le petit couteau d’Anita. Il le sortit d’une poche secrète de la manche de son gambison et se retourna pour couper la liane végétale ou animale.

Il se retrouva face à une forme sombre, plus ou moins sphérique, munie de deux paires d'eaux jaunes qui brillaient dans l'obscurité des profondeurs. Ce qui lui avait
saisi la cheville était l'un de ses tentacules. Il parvint à le frapper de son couteau, mais blessa à peine la peau épaisse qui les recouvrait. Un autre tentacule vint s'enrouler autour de son poignet droit.
Il vit Anita faire demi-tour pour lui venir en aide...

Surpris, lorsque la créature entrava son poignet, Gabriel manqua avaler de l’eau involontairement. Heureusement, Anita venait à son secours et il reprit la force d'entreprendre.
Entre-temps, au lieu de résister contre les tentacules, il utilisa leur force pour se diriger droit comme une lance vers l’œil droit de l’octopode avec l’intention de le crever.

Mais la créature était moins stupide qu'elle n'en avait l'air, et ses tentacules beaucoup trop longs. L'animal se contenta de le maintenir à distance, un tentacule autour de chaque membre -car deux autres tentacules venaient de s'enrouler autour de son second poignet et de son autre jambe.
Il sembla contempler quelques instants ses efforts désespérés pour se libérer, observant ses contorsions inutiles avec une sorte d'amusement dans le regard -Gabriel aurait juré qu'il se moquait, peut-être même qu'il se délectait de sa noyade prochaine.
Puis il se propulsa brusquement en avant, l'entraînant avec lui.

Gabriel vit que l’animal avait une conscience et jouait avec lui. Mais le jeune guerrier manquait d’air et il risquait de mourir. Il fit le mort comme une poupée inanimée entre les tentacules du poulpe en espérant un éventuel relâchement de la créature et l’intervention de la jeune rôdeuse.

Mais la créature ne relâcha pas sa prise, bien au contraire. Il sentit un autre tentacule s'enrouler autour de son torse, en une prise ferme et implacable contre laquelle il lui était impossible de lutter. Il eut la sensation d'avancer de plus en plus vite. Ses poumons asphyxiés réclamaient de l'air, impérativement, désespérément... Mais ce fût l'eau trouble du lac qui s'y engouffra.
Puis tout devint noir. Il perdit conscience.

Il reprit vie en toussant et crachant l'eau de ses poumons, une sensation de douce chaleur et un goût inconnu sur ses lèvres. Il ouvrit les yeux pour découvrir Anita penchée au-dessus de lui dans l'obscurité, une expression d'intense soulagement dans les yeux.

Gabriel Allongé sur le sol, eut l’impression de rejouer une expérience première d’une bienheureuse illusion de complétude, comme celle d’une naissance. Il sourit à Anita attentif à son regard.
Puis il se souvint de la noyade mais sans pouvoir faire de lien avec le moment présent. Il interrogea la jeune femme avec le sentiment d'avoir perdu quelque chose.
« Où sommes-nous ? Le monstre m’entrainait au fond du lac,... je me souviens que je me noyais… »

Inattendu, un jet d'eau fraiche en plein visage accueillit sa question.
" Hum... Il est... là...", répondit Anita, un rien embarrassée, en désignant quelque chose sur sa gauche, là d'où provenait le jet d'eau.
Gabriel, en se redressant, réalisa qu'ils se trouvaient dans une grotte aux dimensions impressionnantes. A quelques mètres de lui, sur sa gauche, se trouvait un lac souterrain, d'où émergeaient une demi-douzaine de tentacules et le haut d'une tête sphérique munie de quatre yeux.

La claque d’eau ramena complètement Gabriel à la réalité. Il regarda vers la direction indiquée par Anita et vit l’espèce de dodekapodes monstrueux, mort. Ils étaient certainement dans son antre.
Il resta quelques secondes à considérer ce qu’il voyait.
« C’est vous qui l’avez tué ?... Mais comment avez-vous fait ? ... »

Une nouvelle projection d'eau l'atteignit en plein face, noyant à demi ses derniers mots. Il vit l'un des tentacules se déployer brusquement vers lui, tandis qu'une voix explosait à l'intérieur de son crâne, brutalement, presque douloureuse.
" MORT ? Comment oses-tu, misérable ! Tu crois qu'une vulgaire drow pourrait quoi que ce soit contre moi ?"
Indéniablement, le monstre était bien vivant, et son tentacule enserra la cheville de Gabriel, l'entraînant vers le lac.

Gabriel fut surpris d’entendre dans sa tête, la voix de la créature qu’il croyait morte. Il se souvint de son regard intelligent et amusé alors qu’elle l’entrainait dans son repaire. Il comprit qu’elle était une télépathe susceptible douée de conscience.
Alors qu’elle le tirait, il s’exprima à haute voix pour qu’Anita entende.
« Oh non, certainement pas ! En me réveillant, j’étais le premier surpris d’être encore en vie, je ne comprenais pas… Quand vous m’emmeniez au fond du lac, je pensais que votre intention était de me tuer. Vous êtes très impressionnant ! Mais... Je crois plutôt que vous m'avez sauvé la vie… »

La créature fut agitée de soubresauts, le secouant comme un pantin au bout du tentacule. Il devina qu'il s'agissait d'un éclat de rire.
" Te sauver la vie ? Moi ? Réfléchis donc un peu avant de parler ! Pourquoi devrais-je me préoccuper de la vie de deux intrus ?"
Le tentacule se déploya subitement à la verticale et il se retrouva suspendu, tête en bas, face aux deux paires d'yeux qui le scrutaient. On le balança de droite et de gauche, sans violence, comme un pendule, et il sentit la nausée l'envahir.
" Qu'est-ce que je vais bien faire de toi ?..."
Il entendit Anita parler, mais ses oreilles bourdonnaient et il ne comprit rien de ce qu'elle disait.

La tête en bas, secoué comme un battant de clochette Gabriel eut la sensation d’être sur le point de s’évanouir. Avant de perdre conscience, il pensa que sa crédulité amusait la créature "... Mais qui est-elle ? Un dieu..."

Le céphalopode géant finit par le lâcher, sur un dernier balancement, et il se retrouva projeté contre une paroi, à plusieurs mètres d'Anita. Il la vit s'avancer vers lui... et s'arrêter net. Il devina que la créature lui parlait dans son esprit.
" Nous ne faisions que passer..., répondit-elle à voix haute. Nous repartons tout de suite, on nous attend au bout des marais..."
La créature, à nouveau, fut secouée de soubresaut et émit un sifflement strident -un rire, sans doute. Anita sembla l'écouter encore quelques secondes. Puis, soudain, la créature plongea sous l'eau... et disparut.

Après le départ de la créature, Gabriel respira plusieurs fois profondément et se releva en grimaçant de douleur. Il palpa son corps de la tête aux pieds comme pour vérifier qu’il était bien en un seul morceau.
Il s’adressa à Anita : « Quel imbécile je suis… J’aurais dû me taire. Qui était-elle ?... Que vous a-t-elle dit ? »

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Quelque part au nord des Landes