La Couronne de Cuivre

Ils avaient donc gagné le Troll qui Dort. D'où cet auberge tirait-elle son non ? S'agissait-il d'une référence à quelque légende locale ? Voulait-on signifier au client qu'il trouverait là un profond repos, grâce au calme, grâce également aux bons repas qu'on lui servirait ? Impossible à dire, pour l'heure !
Le barde mit pied à terre et récupéra son sac. Du regard, il chercha un palefrenier et les écuries, au cas où aucun employé ne se présenterait.

Il dut finalement envoyer un de ces assistants — ceux tirèrent à pile ou face, car ils étaient tous les deux très motivés à l'idée d'être des serviteurs zélés, et c'est Victor qui l'emporta — pour quérir le palefrenier. Celui-ci parut, en même temps que le tenancier, un être humain d'une laideur inouïe, avec un crâne chauve, des oreilles en chou-fleur garnies de touffes de poil, un nez protubérant et pustuleux, des exorbités, de couleur différente. Tandis que le serviteur prenait les chevaux en charge, le patron de l'auberge se présenta. Il s'appelait Wilbur Von Strünck, et c'était à son faciès disgracieux que l'auberge devait son nom. Il était ravi, ravi, ravi de les accueillir en ses murs, et leur avait réservé une chambre douillette au deuxième étage, avec une pièce pour le très vénérable Aranel de Luménis, et une autre pour ses petits serviteurs charmants. Baptiste semblait stupéfait de l'allure de leur hôte, tandis que Victor était joyeusement hilare.
Il les invita à l'intérieur et ils découvrirent une salle d'auberge bien tenue, chaleureuse, et peuplée, déjà, pour le repas de midi.

N'ayant pas pour habitude de juger les gens sur leur apparence, trouvant déjà le tenancier sympathique - il fallait du courage pour faire d'une faiblesse une force en la mettant en avant dans le nom de son établissement -, Taliesin fut des plus courtois avec son hôte. Il annonça que ses assistants et lui-même iraient brièvement visiter leurs quartiers, ne serait-ce que pour y déposer leurs bagages, puis qu'ils redescendraient manger. Prendre son repas dans sa chambre ne le tentait nullement : il aimait les salles d'auberge qui lui rappelaient le temps où il était barde itinérant.

Leur chambre était au dernier étage, sous le toit. La première pièce contenait un petit salon et un âtre froid pour l'heure, une table et quatre chaises, une petite étagère vide. Une belle lumière perlait au travers des rideaux. La pièce à droite contenait un grand lit confortable, celle à gauche deux lits modestes mais non moins douillets. Les draps étaient frais, fleuris, l'hostellerie était plus fastueuse qu'elle n'en avait l'air de prime abord. Les deux garçons prirent immédiatement possession de leur chambre, Victor s'étendant de tout son long sur son lit sans se soucier de la poussière du voyage tandis que Baptiste, plus circonspect, entreprenait d'abord de se débarbouiller au broc d'eau fraîche qu'on leur avait laissé.

N'oubliant nullement qu'il n'était pas Taliesin mais le distingué sieur Aranel, l'elfe se débarbouilla également et se changea, optant pour une tenue qui n'avait en rien souffert des avanies du trajet.
-Prêts à redescendre ? demanda-t-il aux enfants lorsqu'il en eut terminé. Je ne sais pas vous mais moi, notre petite chevauchée m'a ouvert l'appétit !

Les deux gamins redescendirent joyeusement les escaliers, se contrôlant à grand peine pour ne pas les dévaler en poussant des cris de sauvages. Ils furent accueillis au bas des marches par l'un des garçons de salle, qui les conduisit à une table déjà dressée. Apparemment, on s'était attendu à ce qu'ils aient faim.
La carte était prodigue en produits de la mer toute proche, en gibiers locaux ou en délicatesses des fermes alentours. Vallonsec semblait être un haut lieu de la gastronomie, même si les garçons optèrent pour des omelettes au jambon et au fromage, sans se soucier du sourire un peu interdit de leur serveur.

Pour ne pas faire insulte à la maison mais, surtout, parce qu'il en avait envie, le barde se concocta un menu autrement plus gastronomique qu'il agrémenta d'un verre de bon vin. Il veilla cependant à ne pas s'embarquer dans un repas trop copieux : les gosses semblaient déborder d'énergie et il aurait été cruel de les obliger à rester trop longtemps à table. Sitôt servi, il entreprit de donner satisfaction à son estomac et constata sans surprise que la cuisine du lieu était aussi bonne qu'il l'avait supposé.

Beaucoup de locaux vinrent saluer le barde, le remerciant beaucoup d'avoir entrepris le voyage depuis Luménis pour leur rendre service. Personne ne lui dit rien, cependant, de la tâche qu'il aurait à accomplir. Les deux garçons rattrapèrent leur timidité culinaire au moment du dessert, quand ils commandèrent des gâteaux - deux chacun — qu'ils se partagèrent ensuite "pour goûter un peu de tout". Ensuite, repus, ils détalèrent entre les tables pour aller à la rencontre des gamins du cru, espérant que ces derniers leur indiqueraient le meilleur moyen d'atteindre la mer.

Vu leurs intentions, le programme de l'après-midi semblait déjà tout tracé : ce serait expédition à la plage. A moins, bien sûr, que tout entiers à leurs nouvelles rencontres, Baptiste et Victor ne reparaissent pas avant des heures. Si ce devait être le cas, cela ne lui poserait aucun problème : il était heureux de les voir si enthousiastes et entendait bien les laisser profiter au maximum de cette excursion hors de la ferme. Pour sa part, il termina de manger sans se presser, répondant amicalement à tous ceux qui venaient le trouver. Ensuite, il irait probablement fumer la pipe à l'extérieur, pour profiter du beau temps.

C'est là que les garçons le retrouvèrent et ils l'entraînèrent aussitôt vers les dunes. On leur avait indiqué une petite sente dans les hautes herbes, il fallait marcher dans le sable, c'était fatiguant mais la récompense serait de taille. Ils se lancèrent donc dans l'escalade de la colline jaune-gris, qui s'effondrait sous leurs pas, activité d'abord drôle, puis un peu fatigante. Au début, Baptiste et Victor faisaient la course, au final, ils arrivèrent ensemble au sommet, éreintés, et se laissèrent tomber sur la crête. Le vent y était bien sûr plus fort et devant eux, magnifique panorama, l'océan. Une fois qu'ils eurent repris leur souffle, ils s'assirent pour regarder les bateaux qui croisaient au loin. Partout autour d'eux, on voyait le delta verdoyant de la Lézarde — ils étaient entre les deux bras principaux — et la plage de Vallonsec faisait figure d'exception dans le paysage marécageux.

Le barde prit le temps d'admirer le paysage et de respirer l'air pur à pleins poumons.
Ah, que c'était bon, la liberté...
Et ce serait encore mieux après le procès.
Esquissant un sourire, il baissa les yeux sur les deux gamins.
[color=#FFFF666]-Alors, cette ascension ne vous a-t-elle pas donné envie de bâtir, plutôt qu'un château, une dune au moins aussi grande que celle-ci ?[/color]

" C'est notre dune, dit Victor. Plus besoin de la bâtir. Elle nous appartient."
Baptiste regardait vers la mer.
" On aurait dû prendre des serviettes. Le fond de l'air est frais. On va attraper la grippe en sortant de l'eau.
— Moi je redescends pas les chercher. Non non non."

Il fronça les sourcils.
-Mais qui a dit que baignade il y aurait ? Il était question d'une excursion sur la plage, pas dans la mer ! Et puis, il ne fait pas si chaud que ça...
En réalité, et même s'il n'avait aucune intention d'aller leur chercher des serviettes, il ne les empêcherait pas de faire un plongeon dans les vagues s'ils y tenaient absolument : c'était les vacances ! Ensuite, ils n'auraient qu'à courir pour se réchauffer. Au pire du pire, il y aurait peut-être moyen de faire un feu ou de recourir à un sortilège.

" Ça c'est bien les adultes : c'est frileux. Les adultes sont toujours frileux. Ils perdent leur graisse de phoque en vieillissant." dit Victor en s'engageant nonchalamment dans la descente.
Baptiste le suivit.
" Mais peut-être que les elfes sont encore plus frileux que les humains...
— Non, les elfes, ils ont une sorte de feu intérieur. Ça les rend plus résistants...
— Je croyais qu'ils étaient plus fragiles.
— A l'orage, seulement, pas au froid."

Il leva les yeux au ciel avait de les rebaisser promptement - le sol était traître et ce n'était pas le moment de s'étaler de tout son long, voire de rouler au bas de la pente.
-Il faudra vraiment que je vous donne des cours sur les elfes, dit-il, faussement sérieux. Ainsi, vous saurez ce qu'il en est réellement de nous : notre immunité à tous les éléments, notre force et notre intelligence dépassant celles de tous les autres êtres de la création, notre modestie légendaire...

" T'inquiète pas, on n'a pas besoin de cours théoriques.
— Je veux dire, on admire ta magnificence chaque jour, après tout.
— On est très conscients de toute ce que tu viens de dire. Très très conscients. Ô grand elfe formidable !
— Le dernier à la mer est un gros sanglier !"
Et ils dévalèrent la pente à toute vitesse, lui laissant peu de chance de les rattraper.

Il n'avait pas vraiment l'intention d'essayer, meme s'il accéléra malgré tout le pas.
-Si vous voulez vraiment vous baigner, rassemblez donc du bois flotté ! leur lança-t-il, assez fort pour être entendu.
Un feu serait moins hasardeux qu'une séance de course et moins... extrême que le recours à un élémentaire.
Restait à savoir s'ils l'écouteraient.

S'ils ne l'écoutèrent pas — mais peut-être ne l'entendirent-ils pas, plutôt, car le vent sifflait*— ils prirent quand même la précaution d'enlever leurs vêtements avant de sauter à l'eau. Nus comme des vers, semblant ne pas percevoir la brise printanière, ils traversèrent les premières vagues, bondirent au-dessus des suivantes, puis se précipitèrent les dernières en poussant des cris aigus. L'eau était froide. Mais quelques secondes plus tard, ils nageaient comme deux jeunes dauphins à la fête. La corvée de bois flotté était pour leur maître Aranel.

S'il ne songea pas un instant à les blâmer - il trouvait au contraire qu'ils avaient bien raison d'en profiter -, Taliesin s'attela promptement à sa récolte : il ne fallait pas que le séjour soit gâché par des ennuis de santé et, aussi résistants soient-ils, les gosses ressortiraient frigorifiés de leur baignade. Heureusement, le delta avait été généreux et, assez rapidement, c'est un bon petit tas de bois que l'elfe eut rassemblé. Restait à présent à l'allumer : c'était une chance qu'il ait emporté sa pipe et donc son briquet !

Les gamins jouèrent un moment avant de rappliquer, gelés, près du feu que Taliesin avait bricolé. Ils se réchauffèrent un moment, leurs lèvres bleuies retrouvant un semblant de naturel, avant qu'ils n'y retournent, sans avoir communiqué verbalement, comme s'ils avaient perçu, l'un et l'autre, corporellement, qu'il était l'heure de prendre sa revanche contre les vagues. Cette seconde baignade fut un peu plus courte, mais Taliesin dut faire une seconde récolte pour subvenir à leurs besoins. Enfin, ravis, ils s'éclatèrent dans le sable, et se laissèrent dorer par les flammes. Ils en profitèrent pour entamer leurs plans de forteresse des sables, encore purement imaginaire à ce stade.

Après avoir jeté une dernière brassée de bois dans le feu, il tira sa pipe de sa poche, la bourra de tabac et, tout en écoutant d'une oreille discrète la conversation des enfants, se mit à fumer, paisible.
Il se sentait bien. Il éprouvait, aussi, un étrange sentiment d'irréalité. Si on lui avait dit, quelques jours plus tôt, qu'il allait se retrouver au bord de la mer avec Victor et Baptiste, au cours d'une excursion au cours de laquelle il devrait accomplir une petite mission pour Kerun, le tout avec l'aval des autorités... Il ne l'aurait pas cru.
Et pourtant...
C'était l'autorisation des conseillers qui le marquait le plus. S'il y avait eu des doutes quant à l'issue du procès, s'il y avait eu la moindre chance qu'il soit ensuite incarcéré, ou banni, ou condamné à quelque peine infamante, ils ne l'auraient jamais donné.
Non, ce qu'on lui donnait, c'était un avant-goût du futur.
De quoi trouver la force d'affronter ce qui l'attendait.
Ce qui ne serait qu'une parenthèse éprouvante dans une existence devenue plus lumineuse qu'elle ne l'avait jamais été.

Dès qu'ils furent plus ou moins secs, et rhabillés, les deux enfants se mirent en quête de morceaux de bois ayant des formes acceptables de pelles. Ils se choisirent ensuite un site approprié pour entamer leur construction... La mer montait, ils avaient bien l'intention d'affronter les flots... Il fallait donc choisir le lieu pour qu'ils aient le temps de bâtir quelque chose, mais aussi s'assurer que la mer l'atteindrait. Ils se mirent à creuser puis vinrent se planter devant Taliesin, qui mijotait toujours dans sa félicité.
" Au boulot, maître barde !
— Six bras valent mieux que quatre !"

Pour l'heure, ses deux bras, il les croisa.
-Et comment croyez-vous, jeune gens, que le distingué sieur Aranel pourrait rester crédible si, d'aventure, on le voyait se livrant en votre compagnie à l'édification d'un château de sable ?
En réalité, il comptait bien les aider. Néanmoins, vu leur tentative de recrutement forcé, il avait bien le droit de les faire un peu bisquer.

" Sire Aranel... a le droit de se détendre après des mois et des mois enfermé dans sa bibliothèque poussiéreuse !
— Et puis Sire Aranel est originaire d'Antelucas. Il a grandi sur la plage. Cela lui rappelle son enfance.
— Ou alors Sire Aranel a perdu quelque chose dans le sable, raison pour laquelle il creuse.
— Ou il veut tester une formule mathématique complexe qui nécessite la construction d'une sorte de... maquette..."

L'elfe sourit largement.
-Pas mal, vos explications. Pas mal du tout. Vous ne manquez ni de logique, ni d'imagination...
L'instant suivant, il bondissait sur ses pieds.
-Qu'est-ce que vous faites encore plantés là ? La marée ne nous attendra pas !

Les deux gamins bondirent sur leurs pieds et se mirent à l'ouvrage. Chacun avait ses desiderata, mais la plage était grande, et le sable en quantité, aussi la forteresse se métamorphosa-t-elle rapidement en cité tortueuse. Victor pensait fortifications et décorations, Baptiste pensait tunnels, chemins de traverse et tentatives audacieuses de ponts suspendus. Le premier décida de sculpter des petits soldats à placer sur les remparts. Le second réfléchit à des moyens de dérouter l'eau pour qu'elle ne puisse saper leurs fondations. Ils utilisèrent tout ce qu'ils trouvèrent à proximité, bois flotté, algues, grandes herbes sèches, coquillages, carapaces de crabes et os de seiche. Malgré la profusion de trésors sur la plage, ils demeurèrent concentrés sur leur objectif. Des pêcheurs de crevette passèrent et les saluèrent de loin. Une famille armée d'une charrette vint ramasser du bois flotté à proximité, mais sans jamais vraiment s'approcher. Peu à peu, leur somptueux château prenait forme...

Taliesin se contenta de jouer les petites mains ou d'exécuter l'ennuyeux gros œuvre, laissant aux garçons le rôle d'architectes. Il prenait plaisir à les voir bâtir, imaginer, créer, à noter les différences dans leur approche, leurs méthodes, leurs centres d'intérêt. Il n'avait beau être question que d'un château de sable, son édification en disait long sur leur personnalité, leurs goûts, lesquels se complétaient pour donner naissance à une construction riche et originale... Et puis, simplement, c'était agréable de les voir jouer ensemble : là encore, quelques mois plus tôt, il n'aurait jamais pensé être un jour témoin d'une semblable scène.

La mer montait, lentement, patiemment, rampant petit à petit sur la plage, vers la forteresse de sable. Les enfants la repérèrent, mirent les dernières touches à leur oeuvre, puis allèrent la défier en criant à pleins poumons dans le vent, rivalisant d'imagination en matière d'insultes et de provocations.
Elle n'en eut cure et une première vague vint s'engouffrer, encore timidement, dans leurs douves. Ils poussèrent des cris, lancèrent des bâtons et des poignées de sable dans l'eau, puis battirent en retraite derrière la barrière de sable. Une seconde vague vint, puis une troisième. Les enfants affrontèrent la destruction avec énergie, enthousiasme, bonheur, hurlements, danses endiablées... et finirent par se tremper intégralement, tout habillés cette fois, tandis que la mer dévorait leur construction...

Diantre, ils devaient avoir beaucoup de tension à évacuer, pour se déchaîner ainsi. A moins qu'ils ne soient heureux, tout simplement ? Quoi qu'il en soit, à la fois surpris et amusé, Taliesin ne sut anticiper la catastrophe et, quand elle se fut produite, il ne lui resta plus qu'à réfléchir à une solution pour limiter les dégâts. Or, comme rentrer immédiatement à l'auberge était inenvisageable - les gosses rechigneraient, sans compter qu'ils auraient attrapé froid avant d'y arriver -, c'est sur place qu'il faudrait la trouver.
-Baptiste, Victor, déshabillez-vous, que je voie si je peux faire sécher vos frusques, leur lança-t-il.
Restait à savoir s'il y aurait assez de bois flotté pour allumer un nouveau feu.

Il lui fallut s'aventurer un peu plus loin, mais il rassembla aisément le nécessaire : il y avait quelques belles planches abandonnées, sans doute des vestiges de barques ou de cargaisons perdues. Pendant ce temps, les garçons, assis près du feu, observaient les ravages de la mer sur leur forteresse, sa disparition progressive, jusqu'à ce qu'il ne reste que quelques monticules aux formes arrondies, ultimes ruines de leur labeur. Ils paraissaient parfaitement satisfaits du résultat, même s'ils avaient désormais le contrecoup de l'énergie dépensée.
" J'ai faim, remarqua Victor.
— Moi aussi, j'ai faim. Et j'ai soif."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins