La Couronne de Cuivre

" Si vous m'estimez digne de vous remplacer, pourquoi ne pas m'y envoyer à votre place ? Les Paludiers... ils n'ont pas besoin de savoir exactement qui est qui. J'ai des compétences dans ces domaines... Je connais moins bien la communauté mais... Marthe. Ce n'est pas sérieux. Non seulement, vous allez écarter deux membres du conseil du fort, mais de surcroît... Vous savez bien que vous êtes... fatiguée. Les conditions de voyage vont être épouvantables. Je ne comprends pas... Ces Paludiers ne vivent pas comme les Seigneurs de nos villes... Ils seront sensibles à la saison et à la nécessité de ne pas s'y exposer inutilement."

Elle secoua la tête.
-D'après Varamyr, si nous parvenons à conclure un accord avec eux, ce sera une alliance vouée à durer : nous ne pouvons pas commencer une telle relation en leur cachant qui nous leur envoyons réellement, ou en mentant à ce sujet. De surcroit, parce qu'ils vivent dans les Landes, parce qu'ils en connaissent les périls, ils ne seront que plus sensibles au fait que quelqu'un d'apparemment fragile soit venu jusqu'à eux : cela leur montrera de quelle trempe nous sommes.
Elle sourit.
-Je suis sûre que vous accompliriez très bien cette mission. Mais à franchement parler, je crois que vous pouvez être plus utile que moi ici. Sans compter que demeurer au fort sans avoir rien de crucial à faire, cela me tuera plus sûrement que les marais ou l'hiver.

" Marthe, vous pouvez faire n'importe quoi, ici, exactement comme moi ! Croyez-vous que j'y connaisse quelque chose en organisation de garde ? Ou en gestion d'enfants ? J'avais un intendant, au temple, j'étais la personne la moins portée sur les choses pratiques du monde ! Tout ce que je fais, vous pourriez le faire, avec au moins autant de brio."
Il se sentait vexé, en fait, qu'elle lui sorte un discours sur les activités cruciales, à lui ! Lui qui devait se contenter de jouer les petites mains depuis des jours et des jours, sans broncher. Qui venait de passer près d'un an d'inutilité crasse, avec un court intermède à Solarcis. Cette femme était cruelle et elle ne s'en rendait même pas compte.
Mais elle était butée et idéaliste, la pire des combinaisons en matière d'inconscience. Il parlait dans le vide. Ce n'était pas elle qu'il devait convaincre. Et il commençait à sentir la colère l'envahir, or il n'avait pas envie de se fâcher avec elle.
" Je vais voir Hubert." déclara-t-il de but en blanc et il fit volte-face.

-Et vous croyez qu'il va vous laisser partir ? lança-t-elle, derrière lui. Vous croyez qu'il va accepter que vous partiez pour un long périple à travers les si périlleuses Landes, là où il ne pourra plus rien faire pour vous protéger ? Non que vous ayez besoin de l'être, mais... lui a besoin de vous avoir à l’œil. Lui a besoin de vous. Ne l'avez-vous pas compris, depuis le temps ? Et quand bien même parviendriez-vous à le convaincre... Il passerait son temps à se ronger les sangs à votre sujet, au point, sans doute, de ne plus arriver à faire correctement son travail. Dès lors, la Communauté serait bien mal engagée...

Albérich s’immobilisa. Elle avait raison, bien sûr, il le savait. Mais c’était ridicule. Si Hubert avait peur pour lui, cela ne signifiait-il pas qu’il avait, de son côté, toutes les raisons d’avoir peur pour elle ? Il était plus jeune, meilleur combattant, il était mille fois moins affecté par la mort de Robert qu’elle ne l’était. Pourquoi était-elle aveugle aux risques ? Pourquoi fallait-il qu’elle joue les martyres ? Il devait y avoir une autre solution.
« Vous dites que la proposition devra être votée ? Vraiment ? Tous ses aspects ou seulement le principe général ?"
Peut-être existait-il un moyen — légal — d'empêcher Marthe de partir.

-La consultation portera d'une part sur l'envoi de missions diplomatiques auprès de Grand-Estuaire et des Paludiers, afin d'obtenir leur aide, d'autre part sur le nom des deux personnes désignées pour remplacer les Conseillers partis au loin. Alors certes, vous ne serez pas élu au sens propre du terme, mais votre nomination sera soumise à l'approbation de l'Assemblée ce qui vous conférera une légitimité non négligeable et, je l'espère, suffisante pour que, cette fois, vous accédiez à ma demande.

" Non, dit Albérich. Je ne vous remplacerai pas. Je ne suis pas d'accord avec ce projet et je refuse d'en être complice, d'une quelconque manière. Vous devrez trouver quelqu'un d'autre."
Une seconde, il ne sut pas quoi faire de lui-même, hésita à retourner dans le chariot, renonça et s'éloigna. Il fallait qu'il tempère ses émotions et surtout - surtout - qu'il ne tombe pas sur Hubert.

Cette fois, la magistrate ne fit rien pour le retenir : il l'entendit même s'éloigner à grands pas, sans doute aussi furieuse que lui. En revanche, aucun son ne provenait de la bibliothèque : puisque ni le Luménien ni son interlocutrice n'avaient fait d'effort pour baisser la voix, les enfants avaient dû entendre une bonne partie de la conversation et, à présents qu'ils se retrouvaient sans chaperon, se demander quoi faire. En même temps, on leur avait confiée une mission, elle était déjà bien avancée, ils pouvaient la mener à terme de leur mieux...
Albérich s'avança donc dans la cour... et, contrairement à ce qu'il avait espéré, ne tarda pas à repérer Hubert. Ce dernier paraissait réduit à l'oisiveté... et très mécontent de l'être.

Albérich hésita, bouillonnant de rage, prit la tangente, mais Hubert leva les yeux, croisa son regard et lui sourit, absolument aveugle à son trouble. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase et le Luménien le rejoignit.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’envoyer Marthe aux Dents Grises, en plein hiver, à travers le marais ? »
Le paladin le dévisagea, un peu interdit.
« Oh… Et bien, nous avons besoin de renforts.
— Il y a cinq cents personnes dans cette communauté. Était-il nécessaire d’aller chercher Marthe ?
— Elle est conseillère. Varamyr a pensé…
— C’est du suicide ! Marthe n’a rien d’une rôdeuse, as-tu vu le temps qu’il fait ? Tu vas l’envoyer combattre les zombies au creux du marais, alors qu’elle est fragilisée…
— Elle ne sera pas seule. Il y aura Varamyr et un autre éclaireur, ils seront discrets…
— Marthe a besoin de repos. Elle a besoin de digérer la mort de Robert. Elle n’est pas en état d’aller errer dans un marécage, loin de la communauté qui la soutient. L’as-tu entendue, hier ?
— Marthe a dit oui. Et Marthe a besoin de se rendre utile.
— Bien sûr. Et moi pas du tout.
— Qu’est-ce que ça vient faire ?
— Rien. Ou plutôt si. Ça vient faire qu’on a tous des besoins, et qu’on ne peut pas toujours les assouvir immédiatement. Ce n'est pas toujours le bon moment. C'est la vie.
— Ecoute, Albérich, je suis conscient que toi et Marthe, vous vous entendez bien, et que ce n’est pas forcément facile d’imaginer que vous allez être…
— Mais ça n’a rien à voir, bon sang ! s’insurgea le Luménien. Oui, je m’inquiète pour elle, et pour sa survie, c’est normal ! Et tu devrais t’inquiéter pour la réussite de la mission que tu lui confies !
— Tu n’as pas confiance en elle.
— Bien sûr que si ! Mais c’est l’hiver, bon sang ! Les Landes ! Tu ne peux pas envoyer quelqu’un d’un peu plus solide ?
— Varamyr veillera sur elle. Albérich, ça suffit. Cette décision est sensée.
— Non. Cette décision est stupide et risquée. Mais Marthe est suicidaire, elle a perdu Robert et tu te fais complice de son sacrifice. »
Hubert parut interdit.
« Tu es vraiment inquiet.
— Bien sûr que je suis vraiment inquiet. Qui ne le serait pas ? Je sais que nous sommes dans une situation critique, mais envoyer nos conseillers ?! Qui fait ce genre de choses ? Qui envoie son roi ou son seigneur parlementer ? On envoie des représentants. Des gages de bonne volonté. Ces Paludiers sont-ils à ce point rigides qu’ils nous refuseront leur aide si nous leur envoyons quelqu’un d’autre ?
— Varamyr pense que…
— Bien sûr. Varamyr pense que. Laisse tomber.
— Marthe voulait que tu la remplaces au conseil…
— Et bien moi je veux qu'elle reste. Chacun sa bouse. »

Sans attendre de réaction du paladin, le Luménien s’en fut chercher la paix quelque part. Il avait abandonné Ruth et Alban dans le chariot, mais tant pis, ça n’avait guère d’importance. Ils avaient déjà sorti un bon nombre de livres, les gosses n’étaient pas sans ressources, et de toute façon, ils ne se tireraient pas de ce guêpier à coups de rocher. Il faudrait attendre que les renforts se décident à arriver. Ces fichus renforts.
Il descendit dans les caves et chercha un endroit tranquille. Il avait besoin de silence et de solitude, de reprendre son souffle. Evidemment, les lieux étaient envahis de toute part. Il finit par dénicher une petite salle vide, sans doute un futur lieu de stockage, sur lequel Ignace n’avait pas encore mis la main. Il se glissa jusqu’au fond, dans la pénombre, et s’arrêta face au mur. Il était lui-même surpris de sa colère, mais en même temps, il en comprenait les racines.
Il avait peur pour Marthe, assurément, il avait raison d’avoir peur, personne ne pouvait nier qu’elle serait en danger, à l’extérieur, entre les morts-vivants, les cannibales, les feux follets et les autres abominations du marais. Elle était émotionnellement fragile. Qui la soutiendrait quand elle flancherait ? Varamyr ? Bien sûr, elle se croyait forte. Et les autres étaient trop aveugles pour mesurer les risques… La rage le fit grincer des dents malgré lui. Il ne pouvait rien faire. Si Marthe voulait se brûler, elle se brûlerait et il serait, comme de coutume, impuissant.
Mais il était aussi furieux de voir qu’une fois de plus, on le laissait derrière sans la moindre arrière-pensée. Albérich le remplaçant. La bonne âme qui va surveiller la maison en notre absence. Prendre soin des uns et des autres. Béranger l’avait fait à Solarcis, Hubert et Tobias l’avaient fait dans la grotte, Marthe le faisait aujourd’hui. Le suppléant éternel. Le brave garçon qui rendra la place au retour du seigneur légitime. Et bien qu’ils aillent se faire voir, tous autant qu’ils étaient ! Il avait donné, il avait retenu la leçon. Il n’était absolument pas question qu’il entre à ce stupide conseil.
Enfin, il ne pouvait nier que, comme n’importe qui, la mesure des événements le rattrapait et qu’il n’avait nul lieu de se réjouir. Des cannibales les assiègeaient, ils étaient prisonniers d’un fort sordide, le beau rêve — des autres — avait viré au cauchemar. Leurs chances de survie étaient maigres si Hubert, et le conseil derrière lui, avaient estimé qu’ils dépendaient d’une intervention extérieure. Cela leur promettait des jours et des jours d’attente et d’angoisse, en vase clos, une perspective dont personne n’aurait pu se féliciter. Albérich n’avait nulle honte d’avoir peur. Il était humain et le contraire aurait été inquiétant.
Il prit le temps de tempérer ses émotions, de museler sa colère, de comprendre et d’accepter que, quoi qu’il se passe, il devait se contenter des moyens à sa disposition. Ils étaient maigres mais ils étaient tout ce qu’il avait. Peu à peu, il retrouva son calme. Les jours à venir seraient difficiles, il ne l’ignorait pas, mais c’était de sa faute : il aurait mieux fait de demeurer à distance, et rien de tout cela ne serait aussi douloureux.
Il quitta sa cachette, remonta les couloirs sans prêter attention aux gens qui y traînaient, puis regagna la cour et se dirigea vers le chariot bibliothèque. Il fut surpris de constater qu’il pouvait se composer un visage de parfaite indifférence sans réelles difficultés et en écarta le pan.
« Où en est-on, ici ? »

Nul ne lui répondit, et pour cause : les lieux étaient déserts. Cela n'était guère étonnant, au fond : non seulement le travail avait déjà bien avancé quand Marthe était venue le voir mais, de surcroit, un bon moment s'était écoulé avant qu'il ne revienne. Bref, les gosses avaient eu tout loisir de terminer leur mission et de transporter les livres à l'endroit indiqué par Hubert - même s'il leur avait sans doute fallu effectuer au moins deux voyages. Il nota enfin que le duo avait pris soin de ranger la bibliothèque avant de s'esquiver, remettant les ouvrages dans les caisses et refermant soigneusement celles-ci.

Le Luménien entra dans le chariot et s'assit un moment sur une caisse, en compulsant la liste des livres, s'étonnant de leur diversité et de leur nombre. Les instituteurs avaient vraiment pris la chose au sérieux. Il était heureux pour eux que toute leur bibliothèque ait survécu à l'attaque des Paludiers. Tant de mots, tant de rêves, qu'ils pourraient partager avec les colons, plus tard, quand ils seraient en sécurité.
Mais il ne put s'absorber longtemps dans cette tâche. Son esprit dériva et il demeura un moment assommé, vide, à ne savoir que faire. A nouveau, il se retrouvait oisif et il ne lui restait plus qu'à aller quêter un menu travail auprès d'Ignace. La routine de l'enfermement. Il fallait qu'il s'y fasse, telle serait la couleur des jours prochains.
Il sortit du chariot et se dirigea vers l'intendance. Il ne doutait pas que son accrochage avec Marthe serait bientôt chose publique, mais il ne s'en souciait guère. Chacun était libre, dans cette communauté. Libre d'aller se faire tuer, et libre de trouver ça stupide.

Il n'était pas allé bien loin qu'une voix retentissait derrière lui.
-Messire, s'il vous plait !
Alban le rejoignit, ventre à terre.
-Je suis désolé, je voulais être là à votre retour pour vous dire qu'on avait terminé mais j'ai eu... un contretemps, disons.
Lequel contretemps n'avait pas dû être très agréable, à voir sa petite mine, ses yeux encore humides. De surcroit, il cachait quelque chose dans son dos.
-J'aurais... J'aurais un grand service à vous demander, ajouta-t-il, rougissant déjà.

Albérich regarda l'enfant avec circonspection puis lui sourit.
" Tu ne dois pas t'en faire. J'ai bien vu que vous aviez tout superbement rangé. Je suis désolé de vous avoir abandonnés de la sorte..."
Il n'alla pas plus loin. Le gamin avait l'air... affecté. Par quoi, il aurait eu bien du mal à le dire. Mais Alban avait mille raisons d'être bouleversé.
" En quoi puis-je t'être utile ?"

-Et bien... Je.. Hum...
Il se racla la gorge.
-Comme nous avions fini à la bibliothèque, comme messire Étienne était occupé et qu'il nous fallait donc attendre pour accomplir notre mission suivante, j'ai... J'ai repensé au testament de messire Robert, je suis allé voir dans ses affaires et...
Il ramena ses mains devant lui, dévoilant un petit volume à la couverture de cuir apparemment très ancienne.
-Est-ce... Est-ce que vous pourriez donner ça pour moi à Dame Marthe ? lâcha-t-il.
L'instant suivant, il devenait cramoisi, se mettait à lorgner les dalles de la cour. Puis les mots parurent se bousculer.
-Pas tout de suite, bien sûr, parce que je sais que vous vous êtes disputés. Mais voilà, je la connais mal et je crois que... que c'est dur pour elle de parler à des enfants. Et puis... Je vous demande pardon de me mêler de ce qui ne me regarde pas mais... Mais ça pourrait être... hum... l'occasion de vous réconcilier... Parce que... Hum... Si j'ai bien compris, elle va partir et c'est... Vaut mieux pas se séparer fâché. Sinon, s'il arrive un malheur, on s'en veut beaucoup et...

Albérich ne put s'empêcher de grimacer. Avait-il vraiment besoin qu'un gosse se mêle de ses affaires ? Bien sûr, cela partait d'un bon sentiment, d'une histoire vécue, le Luménien ne pouvait pas lui en vouloir. Il tendit la main pour prendre le livre.
" Je le lui donnerai." dit-il simplement.
Il pouvait le déposer sur son bureau et ressortir. Il n'en avait aucune envie, mais il ne pouvait pas refuser. Il se sentait piégé par sa réputation affable, à nouveau, mais il n'avait pas le coeur de bousculer l'écuyer.
" Est-ce que ça va aller, toi ?"

Alban ouvrit la bouche, la referma, secoua la tête avant de reprendre.
-C'est rude, messire. Mais messire Hubert me donne des choses à faire, ce qui m'évite de trop y penser. Et il y a son aura, aussi... Et quand il est occupé et que je n'ai pas de mission, et bien... Je sais que je ne suis pas tout seul et que si j'ai besoin...
Il se mordit la lèvre inférieure.
-Là, pour regarder dans les affaires de messire Robert... Je n'ai pas réfléchi. J'ai fait ça un peu... Comme si je retenais ma respiration avant de rester un moment sous l'eau. Et c'est allé vite. Mais je pense que j'aurai le contrecoup, à un moment. Et que ça sera vraiment difficile quand il faudra que je recommence pour trouver la gravure dont messire Hubert a hérité. Mais c'est... moins pressé.
Il regarda un instant le volume que tenait désormais Albérich, parut rougir encore davantage.
-Et pour le livre... Vous n'êtes pas obligé d'accepter, messire. C'était une idée comme ça, je n'y ai pas beaucoup réfléchi non plus. Peut-être était-elle très bête. En tout cas... Vous n'êtes pas obligé de me dire oui. Je peux m'en charger moi-même si vous préférez.

A cet instant, Albérich regretta de ne pas avoir d'aura pour apaiser le gosse. Sa déferlante de confessions était presque... inquiétante. Il songea à nouveau à ce qu'Hubert lui avait dit, que le gamin était peut-être possédé, mais décida que ce n'était pas un signe inquiétant. Une liche embusquée ne se déverserait pas de la sorte.
" Je le fais avec plaisir, Alban. Je pense que tu as déjà bien donné aujourd'hui. C'était très courageux de ta part, même si c'était seulement à moitié réfléchi."
Il lui sourit.
" Tu sais, tu peux aussi demander à quelqu'un d'autre d'être avec toi, quand tu t'occupes des affaires de Messire Robert. Si ça te permet d'être un peu moins... secoué... Personne ne t'oblige à affronter cette situation seul. Je sais que tu te sens garant de l'intimité de Messire Robert, mais ton compagnon pourrait fermer les yeux. Et tu as raison, aussi. Ce n'est pas pressé."
Il se demandait bien ce que c'était que cette histoire de gravure, mais dans le fond, ça ne le regardait pas.
" Tu as de quoi t'occuper, là maintenant ?"

-On doit attendre que messire Étienne ait un moment à nous consacrer. Là, Ruth le surveille discrètement... Je vais aller lui tenir compagnie, et éviter qu'elle craque avant qu'il soit disponible. La patience, ce n'est pas toujours son fort... Bon, d'un autre côté, elle sait être très persuasive, alors on aurait ce qu'il nous faut plus vite, mais...
Il eut une ébauche de sourire, recula d'un pas.
-Merci beaucoup, messire.
Puis il tourna les talons et s'en fut sans demander son reste.

Albérich le regarda détaler puis soupira et se dirigea vers le chariot où travaillait Marthe. Il ne se faisait pas d'illusions : elle y serait. Beshaba l'avait manifestement pris en grippe. Mais il ne s'attarderait pas. Il avait une commission à faire, ce n'était pas très compliqué. Expliquer les raisons de sa venue, déposer le livre, s'en aller. Bien sûr, elle serait émue par le cadeau du chevalier, et peut-être lui offrirait-il son épaule, par compassion. Mais cela n'irait pas au-delà. Il ne se laisserait pas tirer vers le fond.

Mais le chariot était désert. La magistrate n'y avait peut-être même pas remis les pieds depuis qu'il l'y avait trouvée, au petit matin : sur la table, livres, parchemins et jusqu'à ces quelques notes prises avant qu'elle ne s'endorme n'avaient pas bougé. Mais était-ce si étonnant, quand on y songeait ? Marthe n'avait guère eu le loisir de travailler à la constitution après le petit déjeuner et, suite à leur dispute, elle n'avait sans doute pas eu la tête à ça. Sans compter qu'elle devait songer à se trouver un remplaçant...

C'était parfait. Albérich se hissa dans le chariot et déposa le livre bien en vue sur la table de la juge. Il attrapa ensuite un morceau de parchemin, humecta une plume et traça rapidement les mots suivants.
" Voici le livre que vous a légué Robert."
Il ne signa pas, elle connaissait son écriture, de toute façon, et il avait la flemme de la masquer. C'était puéril, il n'était pas nécessaire qu'elle ignore qu'il l'avait apporté. Elle savait qu'il provenait d'Alban, de toute façon. Une fois le message posé sur le livre, il s'en fut, bien décidé, cette fois, à trouver Ignace et quelque chose d'utile pour occuper son temps.

***

De son côté, Hubert était resté stupéfait de la manière dont son échange avec Albérich s'était terminé. Le Luménien avait vraiment l'air démonté, comme si quelque chose d'épouvantable était sur le point de se produire et que personne n'était capable de s'en rendre compte. Le paladin avait pourtant l'impression que la décision d'envoyer la juge aux Dents Grises était raisonnable. En matière de survie, Varamyr était, Hubert l'avait vu, l'homme de la situation. Bien sûr, il était aussi susceptible d'égorger quelqu'un pour abréger ses souffrances, réelles ou imaginées. Mais il veillerait sur Marthe, et la juge était l'interlocuteur parfait pour convaincre les Paludiers. Bon... Peut-être aurait-elle été plus efficace encore à Grand Estuaire, parmi des gens qui partageaient sa culture et ses manières, qui respecteraient son rang, son histoire, son expérience. Adepte de la plume, elle paraîtrait sans doute un peu étrange à des gens dont la vie était manifestement davantage tournée vers la nature et toute sa matérialité que vers les textes et le blabla juridique. Mais Varamyr avait dit que...
Etait-il vraiment à ce point tributaire des déclarations de Varamyr ? Non. Et puis c'était sensé. Varamyr était, réellement, leur expert paludier. Le perdre pendant plusieurs veilles était d'ailleurs un coup dur, à bien y réfléchir. Il fallait qu'il puisse trouver le temps de le presser une ultime fois de toutes ses questions. Et pour ça, il fallait prendre le temps d'y réfléchir.
Mais la colère d'Albérich le hantait.
Personne n'avait soulevé son type d'arguments. Personne n'avait parlé de la fragilité de Marthe, de sa vulnérabilité après la mort de Robert. Ni Ignace, ni Etienne, qui la connaissaient bien mieux qu'Albérich. Il se trompait. Il était anxieux parce qu'il était attaché à elle, mais c'était absurde et démesuré en regard des risques réels. Evidemment, ce que ça voulait dire de leur relation... Il ne préférait pas y songer.
Il décida de monter sur les remparts pour examiner de lui-même les défenses qu'avaient prévues les Anciens, en construisant leur place forte. Mais rapidement, des pensées interférentes revinrent troubler sa réflexion...
Et si Albérich avait raison. Si, à son insu, il avait réellement envoyé Marthe au devant d'un péril mortel, juste... pour se débarrasser d'elle.
Il frissonna.
Non. Il n'aurait jamais fait une chose pareille. C'était une décision sensée. Elle avait été appuyée par tout le monde. Marthe était forte. Marthe négocierait et reviendrait avec une armée pour les sauver. Albérich ne pourrait rien lui reprocher, sinon quelques veilles tourmentées.

Alors qu'Albérich se voyait embauché pour superviser l'unique tâche en cours - l'installation de pans de toile sur les portes et les meurtrières, afin de limiter les courants d'air -, Hubert se voyait rejoint, sur le mur, par une Frida qu'il sentit vaguement préoccupée. Toutefois, lorsqu'elle s'exprima, ce fut avec son calme coutumier.
-Nous pourrons bientôt procéder à l'installation des nouveaux battants, annonça-t-elle simplement.

" Très bien, dit le paladin. Mobilisons ceux qui doivent l'être. Pouvez-vous vous charger d'avertir Guillermo ? Je vais chercher Gabriel. Il nous faut aussi Giovanni et ses hommes. Vider la cour des civils. Préparer un comité de réception au cas où... Dommage que je n'ai pas un code pour le branle-bas de combat. Mais ça avertirait les Paludiers, évidemment."
Il sourit.
" Ne soyez pas nerveuse, tout va bien se passer. Nous allons agir sans qu'ils s'y attendent et régler ça. Ensuite, nous serons tranquilles."

-Oh, je ne m'en fais guère pour ce qui, à mon avis, ne sera qu'une formalité : même s'ils ont envie d'en découdre, je vois mal les Paludiers nous charger en sachant pertinemment que nous avons de quoi les recevoir. Non, ce sont d'autres mesures qui apparaissent plus problématiques que prévu, et qui risquent d'être plus longues que nous ne l'avions imaginé. Mais nous aviserons en temps utile. D'abord, mettre en place nos nouvelles portes !
Et, sur un sourire, elle s'en fut trouver le capitaine mercenaire.

Hubert se demandait à quoi elle faisait référence et il pria pour qu’elle ne critique pas, elle aussi, le plan d’aller chercher des renforts. Il leur fallait encore trouver une manière de quitter le fort sans être vu, cela dit, chose qui n’était pas aisée. Si cela s’avérait impossible, il faudrait que Frida accepte d’envoyer son aigle et espérer que cela suffise.
Il repoussa ces pensées. Les portes. Il descendit dans la cour pour aller chercher Gabriel, lequel devait se trouver auprès des lanceurs de sorts. Giovanni y serait aussi. Et il attraperait le premier officier de passage pour transmettre le reste des instructions : tous les civils à l’intérieur, tous les soldats prêts. Lui-même se posterait sur les remparts, histoire d’observer la manœuvre. Il aurait volontiers chevauché avec Guillermo, mais il se doutait que la témérité serait mal reçue.

Quand ils repensèrent à cette opération, après coup, tous les membres de l'état-major durent se dire qu'ils s'étaient donné beaucoup de mal pour rien.
Le plan prévu fut exécuté sans anicroche : archers et lanceurs de sorts furent positionnés sur le mur ouest, tandis qu'une escouade de mercenaires sortait du fort pour s'installer en ligne devant ses portes ; ensuite, des hommes enlevèrent les anciens battants, placèrent les gonds fraichement forgés, consolidèrent leur fixation grâce à du mortier dont les clercs hâtèrent le séchage, puis les battants neufs furent mis en place avant d'être refermés sur les cavaliers de retour dans la cour.
Durant tout ce temps, pas une attaque, pas même une alerte.
C'est à peine si les guetteurs ennemis avaient semblé leur prêter attention.

Hubert demeura presque stupéfait devant la nonchalance de leurs assaillants. Ils n'avaient pas bronché. Il n'y avait eu aucun mouvement, aucun signe d'inquiétude, aucune tentative, rien. Il était heureux que le remplacement des portes se soit déroulé dans de bonnes conditions, bien sûr. Mais il avait la certitude que l'indifférence des Paludiers cachait quelque chose d'inquiétant. Sans doute étaient-ils sûrs de leur victoire, quoi qu'il advienne. Et peut-être avaient-ils déjà un plan.
Le paladin songea qu'il leur fallait trouver ces souterrains au plus vite. Il ne voulait pas imaginer la situation si brusquement, une escouade de sauvages débarquait dans le sous-sol pendant qu'ils dormaient. Ignace avait mis une équipe sur le coup, mais sans doute n'avait-elle rien trouvé jusqu'ici...
Il leva les mesures de sécurité, renvoya chacun à ses tâches usuelles, félicita les artisans qui avaient rendu possible cette superbe intervention et grâce à qui, désormais, ils étaient mieux protégés. Ensuite il chercha Frida. Ses paroles lui trottaient toujours dans la tête et il préférait aller au bout des choses, histoire de se libérer l'esprit.

Elle était debout sur le rempart sud, son aigle sur l'épaule, occupée à observer le camp ennemi.
-Je n'aime pas ça, dit-elle après avoir jeté un coup d’œil dans sa direction. Qu'ils ne nous aient pas attaqués, je comprends : le faire aurait été stupide de leur part. Mais ne pas même avoir cherché à savoir ce que nous fabriquions... Mouais. J'ai l'impression d'un gros chat qui fait mine de laisser s'enfuir une souris... pour mieux bondir sur elle et l'achever d'un adroit coup de patte.

Hubert sourit et regarda lui aussi vers le campement ennemi.
" J'ai le même sentiment que toi, dit-il. Soit ils savaient ce que nous préparions, soit ils sont extrêmement sûrs d'eux, soit ils ont déjà leur plan et se moquent de ce que nous pouvons inventer."
Il lâcha un bref soupir.
" J'aimerais avoir leur aplomb."
Il se tourna à nouveau vers la rôdeuse.
" Tu as parlé de mesures problématiques... de délais... J'aimerais en savoir davantage. Même si ce n'est qu'une impression..."

La rôdeuse fronça les sourcils.
-Personne ne vous a encore mis au courant ? D'un autre côté, c'est vrai qu'avec l'imminence de l'installation des nouvelles portes, cela ne s'y prêtait guère... Quoi qu'il en soit, Albérich n'a pas souhaité prendre la place de Marthe au Conseil, et elle va devoir chercher quelqu'un d'autre, ce qui ne sera pas évident, loin s'en faut. Tant que ce ne sera pas chose faite, il sera impossible de lancer la consultation et, par conséquent, ces deux fameuses expéditions diplomatiques, même si nous découvrons les souterrains rapidement. Je redoute donc que nous perdions un temps précieux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée