La Couronne de Cuivre

" Puisque nous avons l'intention d'entrer dans le bois au moment opportun, autant ne pas lui consacrer le moindre intérêt aujourd'hui." dit Caenlin en les entraînant vers l'est.
Il lui fallut une petite demi-heure avant qu'il ne déniche un coin à son goût, dans un verger en fleurs et non loin d'un ruisseau agité. Ils avaient emporté de quoi se nourrir mais l'eau était une denrée cruciale en toute occasion.
" J'espère qu'on peut y puiser, dit Dothiel, un peu acide. Je dois dire que j'ai du mal à comprendre comment on peut estimer que les fruits de la nature sont la propriété de quelqu'un."

-Cela ne concerne que ceux plantés et entretenus par les fermiers, répondit-il.
Et de s'en vouloir aussitôt : si cela les menait dans un nouveau débat, il regretterait de n'avoir pas su tenir sa langue.
-Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun problème pour puiser de l'eau.

Dothiel semblait prête à en découdre, mais un regard de son frère l'en dissuada et elle s'attela à la préparation de leur bivouac sous les étoiles. Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour monter la tente, allumer un feu et lancer leur repas : ils en avaient pris l'habitude pendant leur périple depuis la chênaie de Wilmarin jusqu'à la Vallée. La nuit promettait d'être belle, sans doute pleuvrait-il un rien, comme toujours, mais pour l'heure, c'était le silence, la brise, et le murmure du ruisseau. Il n'y avait même pas de moustiques pour perturber leur souper au coin des flammes.

Taliesin continua à jouer son rôle. Comme lui et ses compagnons étaient privés de leurs sens elfiques, ils auraient bien du mal à repérer un éventuel observateur, sans compter que si des clercs étaient impliqués, ils avaient à leur disposition toute une ribambelle de sorts pour les espionner à loisir. Bref : à son humble avis, mieux valait ne pas baisser sa garde.
Il finit cependant par suggérer à mi-voix aux jumaux de monter une garde discrète au cours de la nuit, sans en avoir l'air et à tour de rôle. Histoire de ne pas être totalement pris au dépourvus en cas de grabuge...

Une fois encore, les deux elfes se fièrent au barde : c'était lui l'expert des lieux et ils lui faisaient confiance quant aux mesures à prendre. Ils se distribuèrent donc la nuit, de manière à ce que chacun puisse se reposer à son tour. Caenlin prit la tranche du milieu : il était jeune et plein d'énergie, une nuit hachée ne lui faisait pas peur.
Rien ne vint troubler leur nuit : ni animal, ni humain, ni pluie diluvienne. Au petit matin, le soleil sécha la toile couverte de rosée de leur tente. Le ciel était limpide, la journée serait belle.

Durant leur rapide petit déjeuner, Taliesin proposa à ses compagnons de prendre sans tarder la direction de l'endroit où s'était produit l'embuscade : il était encore tôt, il y aurait donc peu de gens dans les champs pour les observer. Et puis, comme il ne connaissait pas le lieu exact, comme il faudrait donc le chercher, mieux valait s'y mettre le plus tôt possible.

Ils se mirent donc en route à travers le verger, puis le potager qui le jouxtait, déjà couvert d'impressionnantes tomates et de courges aux formes généreuses, enfin dans un champ de jeune maïs qui leur offrait une certaine protection au regard. Car les paysans étaient matinaux et ils en croisèrent plusieurs à l'ouvrage, les saluant comme ils passaient. Caenlin et Dothiel calquaient leur comportement sur celui de Taliesin, désireux de ne pas se montrer étranges. Mais s'ils gardaient leurs distances, les habitants de la Vallée en faisaient de même : personne ne tenta de leur tirer les vers du nez quant au but de leur balade.
Au bout de trois bonnes heures de marche, ils atteignirent enfin l'orée de la Lorien. Il y avait là une zone d'environ vingt toises qui servait de tampon entre les bois et les champs...

Ne pouvant fournir aux jumeaux d'informations quant à la localisation précise du lieu où la princesse avait été enlevée, Taliesin ne put que fournir à ses compagnons des indications qui permettraient, peut-être, de le trouver plus facilement : des piétons, un chariot puis des cavaliers s'y étaient rendus, tandis que la scène de crime elle-même avait dû être arpentée en long et en large. Par conséquent, même si plusieurs jours s'étaient écoulés, même s'il avait plu depuis, certaines de ces traces devaient encore être visibles...

" Le mieux serait sans doute de se séparer... Nous pouvons prétendre que nous cherchons des champignons, quelque chose comme ça... proposa Caenlin. Sinon, on en a pour toute la journée. L'orée des bois est rudement étendue, et si j'ai bien compris, nous ne sommes pas certains de la direction à suivre."
Dothiel haussa les épaules.
" Moi ça me va, mais il faut définir des modalités."

-L'idée de se séparer ne me plait guère : vu ce qui rôde dans cette vallée, ce serait risqué, sans compter que nous n'avons aucun moyen de garder contact et qu'il nous faudrait donc convenir de rendez-vous réguliers, ce qui nous ferait perdre du temps. Par ailleurs, nous n'avons rien d'urgent à faire... Je serais donc plutôt d'avis de demeurer groupés et de partir dans cette direction : c'est celle de Vauxgrisants, le village à proximité relative duquel les faits se sont déroulés. Toutefois, si vous tenez vraiment à ce que nous nous séparions, je ne m'y oppose pas.

Les deux elfes se regardèrent, puis haussèrent les épaules.
" C'est toi qui vois." dit Caenlin.
Ils se mirent donc en route vers le sud, longeant l'orée des bois. Dothiel se mit à ramasser quelques champignons, histoire que leur couverture tienne debout, mais elle n'était pas certaine que les humains et les elfes puissent manger les mêmes espèces. Taliesin dut lui prêter main forte pour faire son tri : il y avait manifestement des variétés qui empoisonnaient les uns mais pas les autres. Ils marchèrent ainsi, se promenant autant qu'ils scrutaient les environs, pendant plus d'une heure avant qu'ils ne croisent quelqu'un. Le barde l'identifia avant qu'ils ne soient à sa hauteur : la silhouette qui venait dans leur direction était entourée d'une vingtaine de cochons...

Yann.
Un hasard malheureux, encore.
Enfin, pas tant un hasard que ça. Une rencontre logique que, cependant, il aurait préféré éviter.
Enfin, il savait jouer la comédie : il ferait donc comme si de rien n'était, saluerait le jeune homme comme il avait salué les autres habitants de la vallée et passerait son chemin. Si, d'aventure, une conversation se nouait, il tiendrait son rôle.
Mais avec un peu de chance, il n'y aurait pas de conversation.

Lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, les cochons vinrent à leur rencontre, grognant et reniflant, fouissant le sol de leurs défenses. Le jeune homme eut beau faire, ses animaux refusèrent de lui obéir, le laissant écarlate, et les trois elfes encerclés. Les champignons de Dothiel semblaient particulièrement les intéresser.
" Désolé, grommela-t-il. On croise pas beaucoup de monde, par ici. Vous devriez faire attention, d'ailleurs. Les bois sont pas toujours sûrs."

Il était décidément maudit, ça n'était pas possible autrement.
Certes, la réaction des cochons n'était pas totalement illogique mais... Quand même, est-ce que rien, absolument rien ne voulait se dérouler simplement et sans complication, dans cette contrée de malheur ?
-Oui, on nous a prévenus de ne pas trop nous y enfoncer, répondit-il avec affabilité tout en songeant que Yann était bien la seule personne à leur conseiller d'être prudents. Nous ne comptons pas nous y attarder, d'ailleurs. Mais nous n'avons pu résister à l'envie de frôler l'orée des bois. La Lorien, ça n'est pas rien !
Il se tourna vers Dothiel.
-Pour faciliter la tâche à messire, peut-être devrions-nous abandonner notre récolte à ses animaux. Nous pourrons poursuivre la cueillette plus loin : ce ne sont pas les champignons qui manquent.

Dothiel hocha la tête et balança sa récolte le plus loin possible, ce qui créa une cohue parmi les pourceaux. Caenlin manqua être renversé, mais il avait gardé une certaine adresse en dépit de sa nouvelle carcasse. Yann regarda ses bêtes se disputer les champignons, la mine un peu désabusée, puis refit face aux promeneurs.
" Tant que vous êtes dans les limites de la Vallée, vous êtes tranquilles, mais dans les bois, il n'y a qu'une tolérance de quelques toises, alors restez quand même en terrain découvert. Une flèche perdue, ça ne pardonne pas."

Alors même lui se mettait à raconter ces fadaises sûr la sécurité de la vallée ? Malgré les enlèvements de Cordélia et de la princesse, l'assaut contre le camp centaure et... sa propre disparition ? A sa place, il aurait conseillé aux promeneurs de quitter la région au plus vite. Mais non, rien de tel, ici... Fallait-il en déduire que jusqu'au dernier habitant des lieux trempait dans un vaste complot ?
-Ne vous en faites pas : nous avons été dument prévenus et nous ne comptons pas prendre le moindre risque, répondit-il toutefois, souriant.
Puis il lui souhaita une bonne journée, le salua et fit mine de poursuivre son chemin.

Le jeune porcher les salua également puis rassembla sa petite troupe — qui en avait fini avec les champignons de Dothiel — et poursuivit sa route. Les elfes, de leur côté, reprirent leur scrutation des bois tout en continuant à descendre vers le sud. Il leur fallut encore une bonne heure de marche avant d'atteindre une zone qui paraissait piétinée. Il y avait des traces de roues, de sabots, et de bottes. Il avait plu, bien sûr, et tout était particulièrement boueux, mais il y avait moyen de se déplacer en y prenant garde. Le chariot s'était arrêté en bordure de la forêt mais les bottes y pénétraient. Pas très loin cependant : un passage relativement large s'ouvrait entre les buissons, une voie d'entrée dans la Lorien, et c'était dans cette direction que les pas menaient. A trois toises de l'orée, on devinait qu'il s'était produit quelque chose : les branches basses étaient brisées, les fourrés éventrés, et l'écorce des arbres béait ça et là...

-Au moins aurons-nous réussi à trouver la scène de crime, commenta-t-il, histoire de positiver.
Il doutait qu'après tant de temps et le passage de tant de personnes, il reste un quelconque indice concret ici. Surtout si les gens de la Vallée, leurs autorités en tête, étaient dans le coup et avaient pris soin d'escamoter des éléments potentiellement gênants. Néanmoins, ils se devaient de suivre jusqu'au bout cette ultime piste.
-Je vous laisse passer devant : vous avez sans doute plus d'expérience que moi pour relever des choses intéressantes dans un sous-bois...

Dothiel et Caenlin marchèrent un moment dans le sous-bois, puis le premier poussa un juron retentissant.
" Ras le bol de cette carcasse humaine pourrie ! On n'y voit rien ! Je crois que je vais reprendre ma forme originelle. Vous n'aurez qu'à dire que j'ai décidé de poursuivre mon voyage. Et je me ferai passer pour un nouveau venu quand je regagnerai la ville, si c'est nécessaire.."

-Mauvaise idée, soupira-t-il. Je comprends ta frustration mais la solution que tu proposes attirerait trop l'attention sur nous. Pourquoi un membre d'une famille ayant jusqu'ici voyagé de concert la quitterait-il subitement ? Pourquoi ladite famille, venue de très loin, se lierait tout à coup à un nouveau venu qu'elle ne connaît nullement ? Sérieusement, je pense que ça intriguerait, qu'on commencerait à se poser des questions nous concernant. Par conséquent, si vraiment nous ne trouvons rien sous nos formes actuelles et si vraiment nous pensons ne plus rien avoir à chercher en ville, le mieux sera sans doute de mettre en scène notre départ puis d'abandonner nos couvertures pour œuvrer en catimini sous nos formes réelles.

Caenlin continua à grommeler, mais les arguments de Taliesin avaient porté — pour l'heure. Il continua à déambuler avec sa soeur dans les fourrés, le nez au sol, pestant sur la vue lamentable de sa forme actuelle. Il revint ensuite vers le barde.
" Combien de cadavres, déjà ? Hommes, femmes ? Est-ce que le capitaine de la princesse était parmi eux ? Aegon ?"

Il soupira à nouveau.
-Je n'ai pas vu les corps et je ne dispose d'aucune information les concernant. Tout ce que je sais, c'est qu'ils étaient six. Du moins à en croire le paysan venu emprunter la charrette de la personne qui me logeait afin de les ramener à Vauxgrisants.

" Ils étaient probablement onze. Six morts, il en reste cinq. Soit ils ont survécu et ils doivent être en route pour les Tombes, soit ils sont morts ou prisonniers, dit Dothiel en scrutant les profondeurs du bois. Le souci, c'est que sous cette forme, nous risquons d'être pris à partis à nouveau... La forêt est interdite aux humains et notre peuple a bien des espions pour le prévenir d'incursions malvenues... Si quelqu'un a réussi à s'enfuir, il se sera fatalement enfoncé dans la Lorien... où même le plus imbécile des gens de cette vallée ne l'aura pas poursuivi... "
Elle désigna une direction.
" Mon impression est qu'il y a un semblant de piste par là... Des branches cassées... des champignons piétinés... mais je peux me tromper. C'est peut-être un animal curieux qui est venu sur les lieux du massacre."

Taliesin prit le temps de la réflexion.
-Consacrons encore quelques minutes à fouiller les lieux, proposa-t-il. Si nous ne découvrons rien d'autre, nous n'aurons qu'à suivre cette piste. Et si elle s'enfonce trop dans la forêt... nous aviserons. Mais si tel est le cas, il y a fort à parier que vos guetteurs auront depuis longtemps repéré et secouru les survivants.

" Espérons-le, dit Caenlin, mais je crains que ça ne fonctionne pas comme ça. Un elfe est un elfe. Sa présence n'alerte personne."
Dothiel poussa un bref soupir.
" Mais nous ne tirons pas non plus les humains comme des lapins, contrairement à ce qu'ils craignent. Au pire, nous devrons sans doute à nouveau prouver notre bonne foi au clan voisin. Nous ne sommes pas sur les terres des Tombes."

Il acquiesça.
-J'imagine que vous disposez de signes de reconnaissance ou de mots de passe qui les convaincront de notre identité réelle sans qu'il soit besoin d'abandonner notre apparence humaine. Et si jamais l'un d'entre nous devait le faire malgré tout... Et bien, nous nous adapterions.

" Bon, mais allons-y franchement, dans ce cas, dit Dothiel. Si nous cherchons à être discrets, nous serons suspects à d'éventuels yeux."
Son frère acquiesça et ils se mirent en route au travers des taillis. Il y avait effectivement un passage relativement large, ouvert par quelque chose qui pouvait être un sanglier, un cerf ou un elfe. Ou tout autre chose.
La forêt était touffue, sombre et bruyante. Leurs sens humains y percevaient peu de choses et leur pied était plus maladroit que d'ordinaire. La jeune femme s'immobilisa près d'un arbre sur lequel tombait un rai de lumière. Une tache sombre était incrustée dans l'écorce. Du sang séché depuis plusieurs jours. Même les insectes n'en profitaient plus.
Ils trouvèrent le corps quelques minutes plus tard, au bas d'une pente, à moitié dissimulé dans un imposant buisson d'églantier hérissé de picots. Le feuillage n'en dévoilait qu'une botte à moitié dévorée et une cheville dont l'os était à nu. Le reste était caché par le feuillage. C'était un elfe, en tout cas, à en croire les arabesques brodées dans le cuir.

Décidément, l'enquête menée par les gens de la Vallée n'avait pas été très sérieuse : si Dothiel était parvenue à repérer la piste alors même qu'elle n'était pas habituée à ses sens d'emprunt, eux, qui avaient toujours vécu avec, auraient pu faire de même s'ils y avaient mis un minimum d'application. Et ils n'auraient pas manqué, dès lors, de trouver également le corps...
Enfin, mieux valait ne pas y songer et se concentrer, plutôt, sur l'instant présent.
-Voulez-vous que je l'examine en premier ? demanda-t-il, prévenant.
Sans doute connaissaient-ils le trépassé. Peut-être même avaient-ils eu, avec lui, des liens d'amitié.

Caenlin avait dégainé sa dague.
" On ne sera pas trop de deux pour le tirer de là, dit-il. Il a essayé de se mettre à l'abri... C'est Rumil, je reconnais ses bottes."
Dothiel se contenta d'acquiescer.
" On ferait mieux de commencer par élaguer l'églantier, sinon on va récupérer de la charpie."

-D'accord.
Et il se mit au travail sans tarder.
Au moins, il était certain de pouvoir mener cette tâche à son terme. Et ensuite, sans doute l'examen de la dépouille leur apporterait-il des indices concrets quant à l'identité des assassins.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile