La Couronne de Cuivre

Le silence se prolongea. La magistrate, parfaitement au courant de la manière dont fonctionnait le sortilège, devait soigneusement chercher et choisir ses mots. Et à cela, bien sûr, il fallait ajouter le choc de l'horrible nouvelle.
Non. Vivres insuffisants, Paludiers pas forcément d'accord et... en vue de Clairétoile demain soir.
De fait, s'ils étaient si proches, ils n'avaient pas forcément les moyens de partir pour la côte, sachant qu'ils avaient déjà été immobilisés plusieurs jours à cause de la tempête...

Au moins, ils ne tomberaient pas aux mains des Ithiliens, c'était déjà une victoire formidable. Et Marthe ferait son grand retour au conseil à un moment crucial, où elle était plus que nécessaire.
Attendez contact demain. Je vous guiderai.
Il ne pouvait en dire davantage mais il espérait qu'elle savait combien il était heureux qu'elle soit en vie et protégée de leurs ennemis.

Nouvelle pause.
Très bien. Courage. A demain.
Le silence s'installa. Définitif, cette fois.

Albérich émergea de sa communication un peu sonné puis se dépêcha de franchir les portes et de regagner le couloir protégé de leur refuge. Devant les mines interrogatives de ses compagnons, il se permit un sourire.
" J'avais essayé de contacter Marthe plus tôt dans la journée, mais ce palais se défie manifestement de la magie... A présent, j'ai pu la joindre et la prévenir de la situation. Ils arriveront à Clairétoile demain ou après-demain."

-Bonne nouvelle, fit Thibault. Je regrette juste que tu n'aies pas songé plus tôt que le palais pouvait être hermétique à ce genre de sortilège. Ça nous aurait évité et de nous inquiéter suite à l'échec de mes tentatives pour te contacter, et de poireauter des heures devant une porte close.
Il eut un sourire mi-joyeux, mi-amer.
-Mais du coup, si ça ne vous dérange pas... Pourrions-nous enfin quitter le lugubre ventre de la terre pour gagner des parages plus riants ?

" Bien sûr." dit le Luménien, un peu confus.
Il pouvait comprendre la colère de Thibault mais dans le même temps... il la trouvait un peu déplacée. Peut-être était-ce sa manière d'exprimer sa tension... A moins que simplement, tous leurs rapports soient désormais voués à se dérouler de la sorte.
" Comment s'est passée votre expédition ?" demanda alors Hubert, tout en les guidant vers la troisième porte puis la surface.

-Bien. Nous avons passé plusieurs heures à la bibliothèque et nous nous sommes accordés une rallonge après l'échec de ma première tentative de contact. Mais lorsque la deuxième a également échoué, Gaspard a insisté pour que nous nous replions. Et il a eu bien raison, car alors que nous nous éliognions dans les tunnels, il nous a semblé entendre les Ithiliens.
Il sourit.
-S'ils savaient tout ce qui leur est passé juste sous le nez, ils feraient une attaque, c'est sûr.

" Excellente nouvelle." dit le paladin sobrement tandis qu'il remontait le couloir vers les escaliers qui mèneraient au rez de chaussée.
Albérich n'osait plus rien dire. De toute façon, ça n'était pas le moment : ils allaient incessamment déboucher dans la première pièce du palais et il était curieux de voir comment Thibault réagirait, et si cela suffirait à lever sa mauvaise humeur.

Si cela suffit à lever sa mauvaise humeur ? Oui. Du moins... en partie.
-Je comprends mieux que tu n'aies pas eu la tête à t'interroger sur le pourquoi de l'échec du sortilège... souffla-t-il après quelques instants passés à contempler, ébahi, la splendeur des lieux. Cet endroit est tout bonnement merveilleux !
Et de s'élancer pour bientôt disparaître dans un couloir, laissant les deux chefs de la Communauté en compagnie du reste de son équipe.

Hubert avait regardé Thibault filer, la mine légèrement courroucée, mais quand il se tourna vers Albérich, il se para d'un masque d'indifférence. Le Luménien n'était pourtant pas dupe, et devinait la cause de cet agacement : le Sunite était incontrôlable, agissait à sa guise, sans s'enquérir de rien. Mais le paladin ne dit rien et sourit à Gaspard, Edgar et le reste du groupe.
" Venez, vous devez avoir faim. Nous allons vous trouver un endroit pour vous poser un moment."
Albérich acquiesça et leur emboîta le pas, renonçant à poursuivre l'Eredhin. Il reparaîtrait tôt ou tard, et vu son humeur, il n'avait pas particulièrement envie de s'y frotter. Il soupira en se glissant dans le sillage des militaires. La nuit tombait et avec elle viendraient les réminiscences de leur fuite de la veille. Il avait besoin de sérénité, pas de troubles, et il ne pouvait compter que sur lui-même pour la trouver.

Sur le trajet, les nouveaux venus ne manquèrent pas d'admirer les splendeurs qui s'étendaient sous leurs yeux. Même s'ils avaient pu observer à loisir celles de la bibliothèque, déjà fort grandes, cela ne parut rien enlever à leur surprise, à leur émerveillement.
Après un crochet par les cuisines, où l'on commençait tant bien que mal à préparer le repas - froid, de nouveau, puisque le combustible faisait défaut -, l'on regagna la vaste salle où s'était installé ce qu'il restait de la Communauté. Ses membres, sans doute autant assommés qu'attentifs aux consignes, ne paraissaient pas désireux de courir en tous sens pour explorer les lieux...

Le problème du combustible semblait chagriner Albérich et Hubert le vit aborder Clovis l'intendant, qui faisait partie des réfugiés, sans doute pour essayer de solutionner cette pénurie. De son côté, il fallait qu'il songe à rejoindre les explorateurs des hauteurs, mais il prit d'abord Gaspard à l'écart.
" Je sais que vous avez eu une rude journée mais... si tu as encore de l'énergie... J'aurais voulu te parler un moment."

-En toute honnêteté, la journée n'a pas été particulièrement rude : ni la fouille de la bibliothèque ni le trajet dans les souterrains n'étaient particulièrement fatigants et j'ai même largement eu le temps de souffler.
Le jeune homme sourit.
-Je suis donc à votre entière disposition.

Hubert entraîna le jeune chevalier hors de la pièce, puis dans un couloir, se dirigeant sans vraiment y réfléchir vers l'une des cours intérieures. La nuit était pourtant en train de tomber, il n'y trouverait nulle lumière, mais il avait besoin d'un peu d'espace pour formuler ses pensées.
" J'aurais voulu... aborder une question que tu trouveras peut-être personnelle, mais... Hum. Tu peux toujours refuser d'y répondre. J'aurais voulu savoir... comment tu en étais venu à connaître Etienne. Et Louis. Depuis combien de temps... vous connaissez-vous... et comment vous avez décidé de suivre Etienne dans son projet..."

-Oh...
La question ne paraissait nullement l'embarrasser.
-A la base, je ne fais pas partie de leurs intimes, ni même de leurs fréquentations régulières. Simplement, nous évoluions dans les mêmes cercles, à Antelucas, nous nous crosions lors des mondanités et il m'est même arrivée en une ou deux occasion de participer à leurs chevaleresques sorties hors les murs : je n'étais pas le seul. Mais donc, nous n'étions somme toute que des connaissances, disons. Cependant, le projet d’Étienne a fait grand bruit en ville : pendant quelques temps, c'était le principal sujet de conversations. Et comme l'idée me plaisait assez... Je suis allé le trouver.

Hubert acquiesça.
" Et Louis ? Tu sais comment il l'a rencontré ? Depuis combien de temps il le connaissait ?"
Il n'osa pas aller plus loin, ignorant ce que Gaspard savait de leur relation.

Cette fois, il parut quelque peu gêné.
-Ils se sont rencontrés alors qu'ils servaient tous deux comme écuyers au sein de la même maison noble. Depuis, ils sont devenus inséparables, à tel point que je n'ai pas souvenir d'avoir vu l'un sans l'autre en quelque occasion que ce soit. Du moins, avant que le projet ne soit lancé et qu'ils ne soient parfois séparés par leurs responsabilités respectives.
Il marqua une hésitation.
-Puis-je demander... pourquoi vous m'interrogez à leur sujet ? fit-il, sans animosité aucune.

Hubert soupira, songeur.
" Je te le dirai dans un instant mais je voudrais te poser une dernière question avant de le faire... Je comprends que tu n'étais pas leur intime... Enfin, que tu ne partageais pas leur lien mais... est-ce que Louis t'a jamais donné l'impression de... regretter cette aventure ? L'as-tu jamais vu tenter d'infléchir les projets d'Etienne ? De n'importe quelle manière ?"

Le chevalier parut décontenancé.
-Non, répondit-il spontanément.
Puis il se concentra, fouillant sans doute dans sa mémoire.
-Louis taquinait parfois Etienne en le traitant de doux rêveur, d'idéaliste, en soulignat qu'il était heureux pour la Communauté de compter dans ses rangs des personnes plus terre-à-terre. Mais comme je le disais, c'était du domaine de la taquinerie entre gens très proches. Pour le reste, il n'a pas ménagé ses efforts pour nous aider, à aucun moment. Il était envoyé comme ambassadeur dans les cités auprès desquelles nous étions amenés à passer et s'en est toujours très bien tiré, nous évitant bien des tracas, nous offrant bien des facilités.

Hubert hocha à nouveau la tête.
" Hier soir, quand je suis retourné au portail pour prêter main forte aux derniers combattants... Les Ithiliens avaient déjà pris les remparts."
Il se détourna un moment, observa la verrière au-dessus d'eux.
" C'était stupide de ma part, bien sûr, de retourner en arrière alors que la forteresse était perdue, mais... J'ai vu Louis avec un de leurs officiers. Il m'a identifié pour leurs tireurs."
Il eut un sourire amer.
" J'essaie de faire sens de cette... aide qu'il leur a apportée. Je sais qu'il peut y avoir mille raisons, mais voilà... J'ai besoin de comprendre."

Le silence s'installa. Se prolongea.
-Je ne puis malheureusement vous aider, souffla Gaspard d'une voix altérée. Car je n'arrive même pas à concevoir une telle chose.
Il poussa un profond soupir.
-Louis a dû... être capturé, menacé, contraint à collaborer. Je ne vois pas d'autre explication. Qu'il ait pu sciemment nous trahir, ruiner le projet d'Etienne... C'est impossible. Ils sont...
Le chevalier se racla la gorge.
-Disons qu'il est difficile d'être plus proches qu'ils ne le sont et je ne puis un seul instant croire que l'un nuise à l'autre de son plein gré.

" J'imagine que tu as raison. Je me disais... que leur attachement était peut-être feint... mais ce que tu m'en racontes rend cette possibilité peut probable. Je suppose que les Ithiliens ont pu faire pression sur Louis, oui. C'est l'explication la plus logique."
Il pinça les lèvres. Peut-être même avaient-ils promis d'épargner Etienne en échange de sa collaboration, quelque chose comme ça...
" Je vais quand même devoir m'assurer... pour notre survie... que ses anciens soldats n'étaient pas au courant d'un quelconque projet... Louis m'a toujours eu l'air... assez attaché à ses privilèges de noble... Qu'il n'ait pas été complètement conquis par le projet d'Etienne ne me semble malheureusement pas impossible. Je ne suis pas très heureux de devoir en arriver là, mais je ne peux pas me permettre de faire de l'angélisme, vu les circonstances."

Gaspard soupira derechef.
-Si vous étiez arrivé plus tôt parmi nous, que Louis ait pu trahir sciemment vous semblerait aussi inconcevable qu'à moi-même. Mais je conçois que nous ne puissions nous permettre de négliger la moindre piste. Par ailleurs, votre regard plus neuf et donc plus objectif a déjà montré toute son utilité en une autre affaire de trahison...
Nulle ironie, nul reproche : le chevalier semblait juste terriblement affecté.
-Lorsque vous aurez pris ces précautions dont, les dieux m'en soient témoins, j'espère qu'elles s'avéreront vaines... Nous pourrons réfléchir à la suite, à la manière dont nous obligerons ces gens à répondre de leurs crimes.

" Oui." dit simplement le paladin.
Il refit face au jeune chevalier.
" Je suis désolé d'avoir eu à t'annoncer pareille nouvelle. Elle nous ébranle tous, mais... je comprends bien que c'est encore autre chose pour toi. Nous finirons par tirer les choses au clair, cependant, et j'espère que nous découvrirons que les apparences sont trompeuses."
Pourtant, quelle que soit la pression à laquelle Louis avait été soumis, il avait trahi cinq cent personnes. Rien ne valait pareil sacrifice, pas même, Hubert le savait bien, l'amour de sa vie.
" Je vais rejoindre le groupe qui explore l'étage. Si certains hommes de ton équipe s'en sentent l'envie... Leur aide sera bienvenue."

Il acquiesça.
-Très bien, je vais leur transmettre le message. Je pense que vous ne manquerez pas de volontaires.
Lui même s'en fut sans proposer son aide. Voilà qui montrait, si besoin en était, à quel point la nouvelle l'avait affecté... Pour autant, alors qu'il s'éloignait, Hubert le vit maîtriser son attitude et son expression.
La Communauté n'avait pas besoin qu'on grève encore son moral et Gaspard en avait manifestement conscience.

Hubert aurait voulu pouvoir soutenir le jeune homme, mais il se sentait passablement déboussolé, et ils n'étaient pas proches. Donner le change était la meilleure chose à faire, en espérant que l'esprit finisse par se plier à l'aplomb du corps. Il se dirigea donc vers les escaliers et les gravit, prêt à repousser ses inquiétudes dans le travail.

Dresser le plan de l'étage promettait d'être ardu. Plus ardu, même, que pour le rez-de-chaussée. Car si l'on y trouvait également de vastes pièces - dont des salles d'exposition et de réunion, encore -, celles de dimensions plus modestes dominaient : salons, boudoirs, bureaux... et maintes chambres. Le superbe mobilier de bois, malgré quelques dégradations, avait incroyablement bien enduré le passage du temps et révélait encore tout le savoir-faire de ses ébénistes. Même les lits avaient fière allure, quoique matelas et couvertures aient pour leur part entièrement disparu.

Hubert se résolut à ouvrir tous les coffres qu'il trouvait, dans l'espoir que l'un d'entre eux renferme du textile plutôt que du métal ou du papier. Il avait l'impression que vu les événements de la nuit, les gens préféreraient rester groupés plutôt que de disséminer dans des chambres individuelles, mais il pouvait se tromper. Sans doute faudrait-il aborder la question en assemblée, à nouveau, et voir ce qu'en pensaient les colons... Une autre idée serait de dormir dans le jardin... Le sol était sûrement sec et nettement plus confortable que la pierre des pièces ordinaires.

***

De son côté, Albérich réfléchissait toujours à la question du combustible... et il était de plus en plus en train d'imaginer brûler certains des meubles qui avaient survécu au temps. C'était sans doute sacrilège pour des gens comme Giovanni ou Thibault, mais si la survie des membres de la communauté en dépendait, le clerc n'hésiterait pas une seconde à débiter armoires et fauteuils, tables et bibliothèques, et les livres en prime. Mais ils pouvaient manger froid pour l'heure. C'était une décision difficile à prendre.
Il retourna cependant vers les instituteurs, avec une autre idée en tête.

Les instituteurs, l'air épuisés et les traits marqués quoiqu'ils essayassent de faire bonne figure, étaient regroupés dans un coin de la salle et prenaient des notes en écoutant un trio de colons. Lorsque ceux-ci s'en furent, ils remarquèrent la présence d'Albérich et s'efforcèrent de sourire sans grande conviction.
-Comme demandé, on rassemble des informations sur... ceux qui manquent, expliqua Rebecca.

Albérich acquiesça et s'assit auprès d'eux.
" Je suis désolé de vous avoir confié pareille tâche. Si vous le désirez, je peux trouver quelqu'un d'autre pour prendre le relais. Ça me paraissait important de le faire au plus vite, tant que les souvenirs sont encore frais... et vu votre aisance d'écriture... Mais je ne veux pas... que vous perdiez toute force. Vous avez déjà beaucoup donné aujourd'hui..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue