La Couronne de Cuivre

Elaguer l'églantier leur demanda temps, patience et... persévérance. Les épines de l'arbuste étaient nombreuses, acérées, et malgré leurs efforts, ils terminèrent avec plus d'un accroc à leurs vêtements et les mains passablement griffées. L'elfe reposait face contre terre, mais il était difficile de savoir si c'était dans cette position qu'il était mort : les charognards étaient passés par là et s'étaient servis sur sa dépouille sans grands égards pour lui. Sa tunique était en lambeaux et son corps dans un état épouvantable, colonisé par les insectes et montrant déjà des signes de pourriture. Ni Dothiel ni Caenlin ne bronchèrent, mais Taliesin entendit la jeune femme murmurer quelque chose en elfique, peut-être une rapide prière, peut-être une malédiction envers ceux qui l'avaient tué. Son frère aida Taliesin à extraire le cadavre de sa dernière demeure, dont il se détacha dans un bruit de succion répugnant. La tête brinquebala et ils réalisèrent qu'elle ne tenait plus au corps que par un lambeau de peau.
" Quel foutoir." dit Caenlin.
Il semblait désormais disposé à laisser Taliesin prendre les choses en main.

La quasi décapitation devait être imputable aux charognards : sinon, le malheureux aurait été incapable de se traîner jusqu'ici. Pour le reste, il allait falloir se livrer à un examen qui menacerait, il le savait, de le rendre malade : il avait déjà vu beaucoup de cadavres - beaucoup trop à son goût - mais il y avait une différence entre les voir et les observer dans les moindres détails.
-N'étant pas du tout un légiste expert, je ne serai en mesure que de voir les indices les plus flagrants. Si cela s'avère insuffisant, sans doute sera-t-il nécessaire de le conduire chez Wilmarin : lui doit disposer de bien des moyens pour obtenir davantage d'informations.
Sur ces mots, il se mit à l'ouvrage, essayant de se montrer à la fois efficace et respectueux.

Taliesin devait sans doute décider de ce qu'il voulait examiner en premier... Retourner le cadavre, lui retirer la fin de ses vêtements, examiner ceux-ci ou chercher d'autres indices à l'intérieur même du buisson... Il y avait plusieurs pistes possibles... et peut-être peu de temps, s'ils craignaient d'être interrompus par les habitants du bois.

Il ne s'inquiétait guère de cet aspect, cependant : vu l'état de Rumil, on ne pouvait les soupçonner d'être la cause de son trépas et si des elfes débarquaient, ils leur expliqueraient simplement la situation. Toutefois, comme il demeurait possible qu'il leur faille se replier rapidement avec le corps, c'est le buisson qu'il commença par examiner. Ensuite, il s'intéresserait au cadavre, en débutant par un examen superficiel.

Pour atteindre le coeur du buisson épineux, il lui faudrait se faufiler sous les branches qui avaient survécu à la coupe, ce qui était plus facile à dire qu'à faire. Peut-être auraient-ils pu abattre le petit arbre tout entier s'ils avaient eu les instruments appropriés, mais ils risquaient d'esquinter leurs lames pour un résultat médiocre. Taliesin aperçut une arme enfouie sous l'humus, une épée courte, de belle facture. Il pouvait tenter de s'introduire plus avant sous l'églantier s'il le désirait, mais il n'était pas évident qu'il trouverait beaucoup mieux et son manteau risquait d'en pâtir.

Toutefois, la lame pouvait revêtir un aspect symbolique qu'il valait mieux ne pas négliger...
-L'épée de Rumil se trouve sous l'églantier, annonça-t-il à ses compagnons. Souhaitez-vous que j'aille la récupérer ? Je me dis que des membres de sa famille ou des amis à lui apprécieraient peut-être qu'elle leur soit remise...

" Je vais m'en occuper, dit Dothiel en retirant sa veste. Charge-toi du corps."
Elle paraissait peu désireuse d'assister à l'autopsie de Rumil et se faufila aussitôt sous les branches. Caenlin se tourna vers Taliesin.
" Est-ce qu'on le retourne sur le ventre ?"

-Je ne sais pas ce qu'il convient de faire. Je n'ai pas souvent dû chercher des indices sur un corps...
Doux euphémisme.
-Plus nous le bougerons, plus nous risquons de détruire des indices. Je serais donc d'avis de l'examiner déjà dans sa position actuelle...

Il n'était pas évident de tirer des conclusions de l'examen superficiel d'un corps à moitié dévoré, aussi Taliesin dut-il y mettre les mains. Si la plupart des chairs paraissaient rongées, Taliesin détecta ce qui ressemblait à une plaie plus régulière, sur le flanc droit. L'incision paraissait trop rectiligne pour avoir été causée par les mandibules de quelque créature sylvestre. Le coup paraissait venir de devant, il en saurait peut être davantage en retournant le corps. Pour le reste, impossible de savoir dans quelle position était mort l'elfe. Sans doute pas celle dans laquelle ils venaient de le retrouver, cela dit...

Par acquis de conscience, il poursuivit son examen quelques minutes supplémentaires, se concentrant notamment sur les vestiges de vêtements portés par la dépouille : on ne savait jamais... Ensuite, il retournerait précautionneusement le corps avec l'aide de son comparse.
La tâche n'avait rien de ragoûtante, c'était peu de le dire. Toutefois, elle était nécessaire : il fallait donc qu'il prenne sur lui.

La face ventrale était dans un état aussi épouvantable que le reste, et la manoeuvre termina de détacher la tête, qui demeura face dans l'humus. Un nombre invraisemblable d'insectes s'enfuirent de sous la carcasse et un nombre tout aussi impressionnant demeura accroché, asticots voraces, petits scarabées, fourmis défendant leur pitance les pinces dressées. Cette fois, Caenlin eut un haut le coeur et s'éloigna d'un pas. Taliesin, de son côté, put constater qu'effectivement, l'homme avait été touché par quelque chose de tranchant, qui lui avait fendu le flanc droit juste sous les côtes puis vers l'arrière. C'était sans doute la blessure mortelle.

Serrent les dents, essayant de son mieux de lutter contre son propre malaise, le barde poursuivit son sinistre labeur : s'il pouvait le mener à bien en une seule fois et ne plus devoir y revenir ensuite, il ne s'en plaindrait pas. Pour autant, il n'allait nullement se précipiter, bâcler le travail : s'ils voulaient progresser dans leur enquête, ils avaient désespérément besoin d'indices et le corps du défunt Rumil était peut-être leur ultime chance d'en obtenir.
Quoi qu'il en soit, et même s'il faudrait qu'il demande confirmation aux jumeaux, car ils devaient connaître bien mieux que lui ces êtres, les centaures lui semblaient moins que jamais coupables de ce forfait. Sauf erreur de sa part, les centaures ne prisaient guère les lames. Or, quel autre type d'arme aurait pu laisser une telle blessure ?

Probablement une épée. Mais il était difficile de savoir si le coup était venu d'en haut ou d'en bas. Ce qui était clair, c'est qu'il avait été asséné avec une force considérable.
" Il aurait dû porter une armure, dit Caenlin sans se retourner. Pourquoi n'avait-il pas son armure ?"

-Je n'en sais rien. Peut-être ont-ils dû partir de manière précipitée ?
Mais, à l'heure actuelle, rien ne permettait d'étayer cette hypothèse.
-Le marchand elfe chez qui logeait la princesse en sait peut-être davantage. Mais il me paraît dangereux d'aller le trouver : d'une part, cela signifierait dévoiler nos identités réelles, et d'autre part, s'il y a un complot au sein de cette vallée, si les autorités y ont une part... il se peut tout à fait qu'il soit impliqué, lui aussi.

" Je ne crois pas, dit Caenlin. Il ne fait pas partie des autorités, c'est juste un intermédiaire qui s'est fixé en territoire humain. Cette vaste conspiration... Même si elle touche diverses personnes, ça ne veut pas dire qu'elle touche tout le monde. Et n'importe qui peut être convaincu de la boucler pour préserver la paix. Surtout quand on craint le voisin. Les elfes feraient la même chose : se serrer les coudes contre l'étranger. Même s'il n'y a qu'un seul coupable, le petit frère simplet qui a encore mis la mouise."

-Je suis bien d'accord. Toutefois, ça n'est pas parce que ce marchand est un elfe qu'il ne peut pas être compromis, lui aussi : les traîtres existent et ce, dans toutes les races. Et en admettant qu'on l'ait simplement convaincu de garder le silence, nous n'aurons pas les moyens de le contraindre à parler : à l'inverse, lui pourrait informer certaines personnes de notre démarche, lesquelles pourraient ensuite s'arranger pour nous faire taire.

" Honnêtement, Amrod est un bon gars. Il se sacrifie pour notre peuple, en restant là où il se trouve. Ce n'est certainement pas un traître, et il doit être le premier à harceler les autorités pour que la lumière soit faite sur la disparition de la princesse. Mais nous ne pouvons sans doute pas le fragiliser sans preuves qu'il se trame quelque chose. Et pour l'heure, nous en sommes toujours aux supputations. Même si un coup de lame pourrait éventuellement disculper les centaures, la possibilité de maraudeurs et de bandits, voire de criminels internes à la Vallée mais dont personne ne sait rien reste entière."

-Tout à fait. Mais comme nous ne pouvons pas davantage nous permettre de pénétrer dans le sanctuaire sans preuves réelles qu'il s'y trame quelque chose, je crains fort que nous venions d'exploiter notre dernière piste et que nous n'ayons désormais plus aucun moyen d'obtenir lesdites preuves.
Il soupira.
-Sauf, peut-être, si vous pensez que Wilmarin est en mesure de tirer d'autres informations du corps.

" Ce qui me gêne, dans ton histoire, c'est que je ne comprends pas ce que tu espères tirer de Rumil. Même si Wilmarin était capable d'interroger son fantôme... et il l'est, probablement, que pourrait-il nous apprendre ? Qu'ils ont été attaqués ? Par des humains ? Imaginerais-tu retourner à Champsdor avec cette unique information ? Qu'en tirerions-nous ? Que les centaures sont innocents ? Mais nous ne savons même pas si c'est leur prétendue culpabilité qui a mené à leur destruction. Le seul résultat de cela serait... de provoquer le conflit que nous semblions désireux d'éviter..."

-Comme je l'ai déjà expliqué, j'ai entendu parler certains des hommes qui ont mené l'assaut contre le camp des centaures : ils entendaient exhiber le cadavre de celui qu'ils avaient abattu pour faire, je cite, plaisir aux elfes. Quant à Rumil... il a pu entendre des choses importantes au cours de la bataille ou reconnaître des gens qu'il avait déjà rencontrés. Il pourrait, aussi, avoir relevé des détails physiques ou vestimentaires susceptibles de nous orienter. Oh, et il pourrait nous expliquer, aussi, pourquoi il ne portait pas son armure alors qu'il aurait dû.
Haussement d'épaules.
[color=#FFFFF66]-Si tu penses la démarche inutile, je n'insiste pas. Mais dans ce cas, et à moins que Dothiel et toi n'ayez de nouvelle idée, je crois que le moment est venu d'admettre que nous ne pourrons pas résoudre cette affaire.[/color]

" Non, tu as sans doute raison."
Dothiel émergea de son buisson, ramenant la lame, mais aussi la fameuse armure — perforée — ainsi qu'une botte. Elle se redressa rapidement, sans baisser les yeux.
" A mon avis, il est resté quelques jours. Blessé mais vivant. Il y avait des emballages de rations vides. Sans doute que ses blessures auront finalement eu raison de lui."

Il grimaça.
-Encore un drame imputable aux autorités de la Vallée. C'est un groupe important qui est venu soit-disant enquêter ici. Un groupe important comprenant des clercs dont le Semeur en personne : s'ils avaient vraiment cherché, s'ils avaient utilisé tous les moyens à leur disposition, notamment leurs pouvoirs, ils auraient forcément repéré la piste que nous avons suivie et donc retrouvé Rumil alors qu'il était encore en vie. J'aurais pu le retrouver moi-même, d'ailleurs, si on avait accepté que je participe à l'enquête. Mais non, on m'a éconduit en arguant qu'on pouvait déjà mobiliser un elfe capable de relever des traces et ayant le droit de pénétrer dans la forêt. Mais pourquoi, dès lors, s'est-on bien gardé de faire appel à lui ?

" Ça ne m'étonne pas. Leur souci devait fatalement être de protéger leurs arrières plus que de retrouver d'éventuels survivants.
— Mais est-ce que ça ne va pas à l'encontre de ta théorie ? S'ils étaient responsables, ils auraient justement dû vouloir retrouver les témoins pour les faire taire... Or je peux t'assurer que personne d'autre que Rumil ne s'est glissé dans ce buisson avant que vous l'élaguiez."

-Peut-être les autorités ne sont-elles pas directement responsables de la disparition de la princesse. Mais le fait qu'elles refusent de mener une enquête sérieuse et donc de démasquer les coupables ne les en rend-elles pas complices, quelque part ? Et du coup, ne devient-il pas encore plus logique de penser que les centaures ont été attaqués avec leur bénédiction et qu'elles entendent bien leur faire porter le chapeau tout en sachant pertinemment qu'ils sont innocents ? Sérieusement, j'ai beau tourner les choses dans tous les sens, j'en arrive toujours au même résultat : cette vallée est gouvernée par une bande de salopards égoïstes bien peu dignes de leur déesse, pourtant réputée pour sa bonté.

" C'est une déesse humaine, dit Dothiel. Les dieux humains s'occupent des humains, les dieux elfes des elfes, c'est de bonne guerre, je suppose.
— Mais égoïstes, sûrement. Bon. Emballons le corps et ramenons-le à Wilmarin."
Il dévisagea Taliesin.
" Sous forme humaine, ça va pas être évident."

-Je pourrais vous parler de dieux qui se préoccupent surtout des principes qu'ils symbolisent et qui se fichent pas mal de la race des gens. Mais bon, passons.
Ici, le leitmotiv de tout un chacun semblait décidément être : tu n'es pas de ma race ? Alors tu peux crever. Et en silence, si possible, afin de ne pas troubler ma quiétude.
-Si nous nous mettons directement en chemin pour la demeure de Wilmarin, nous ne pourrons jamais être de retour dans la vallée avant au moins une demi-veille. Dès lors, il y a des chances que l'aubergiste se soit débarrassé de nos affaires : en tout cas, il était très pressé de le faire avec celles de Cordélia. Mais avons-nous laissé quoi que ce soit d'utile, là-bas ?

" Pas en ce qui nous concerne, dit Dothiel. On n'avait presque rien emporté dès le départ, et on a pris nos affaires de bivouac... Mais ça va faire une disparition inexpliquée de plus...
— Bah, le porcher que nous avons croisé pourra blâmer la forêt profonde... Nous nous sommes montrés très imprudents, après tout. "

Il eut un sourire amer.
-Croyez-en mon expérience : à Champsdor, on se fiche complètement que des étrangers disparaissent du jour au lendemain sans crier gare, sans laisser la moindre trace. Si quelqu'un s'enquiert des disparus, on lui répond "Oh, rien de mal n'a pu lui arriver ! Il va revenir. Ou alors il est simplement parti ailleurs." Et si personne ne s'en enquiert, on oublie même qu'ils sont venus un jour. Pourquoi s'en soucier, après tout ? Ce ne sont rien que des étrangers.
Il jeta un regard autour de lui.
-Pour déplacer Rumil, fabriquons-lui une manière de civière. Puis mettons-nous en route. Sous nos formes elfiques, évidemment.
En ce qui le concernait, le peu qu'il avait pu emporter de la vallée, il le portait sur lui.

" Dans notre cas, cela dit, moins ils nous cherchent, mieux c'est." remarqua Caenlin.
Ni lui, ni Dothiel ne firent mine de s'approcher du corps de Rumil, mais ils reprirent par contre leur forme originelle.
" Dans quoi on l'emballe ? On sacrifie la tente ?"

-Oui. C'est le mieux que nous avons à notre disposition et nous pouvons survivre à quelques nuits à la belle étoile.
Si les jumeaux ne voulaient pas se charger de cette nouvelle opération sinistre, et bien... il le ferait, lui. Et ce, sans tarder : puisqu'ils en étaient quittes pour un énième trajet, autant ne pas lambiner.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile