La Couronne de Cuivre

-Ah.
Décontenancé, ce fut tout ce qu'il trouva à répondre. En même temps, à quoi s'était-il attendu ? Des livres à l'eau de rose écrits par une Sunite !
-Est-ce que... Est-ce que vous n'êtes pa sun peu jeunes pour ce genre de lectures ? avança-t-il prudemment.
Il avait bien dit "vous" : vu la manière dont en parlait Victor, il en avait déjà beaucoup lu.

" C'est rien que des histoires zonzons. Ça fait pas peur, tu sais. Plein de beaux sentiments, tout ça. Moi je trouve ça rigolo. La manière dont ils parlent et dont ils se regardent, tout ça... Mais en fait... Faut pas que tu le répètes mais... avec Jehan et Benoît, quand Baptiste est pas là... on les lit à voix haute en faisant les voix, tout ça... et ça nous fait mourir de rire. Mais ne le répète pas. Si Baptiste trouve ça chouette, c'est son problème."

Il hocha la tête.
-Bien sûr. Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas, et on se doit de respecter ceux des autres.
Il marqua une pause.
-Mais quand je me demandais si vous n'étiez pas trop jeunes pour ce type de livres, je faisais plutôt références aux... trucs dégoûtants que tu as évoqués.
Avec un peu de chance, il ne s'agissait que de baisers...

" Ah... Je dois dire que les trucs dégoutants, je les survole. D'abord, j'comprends pas la moitié des mots, ensuite je suis pas sûr que je veux savoir. Et puis y'a pas de dialogues, c'est pas tellement comique."
Il sourit.
" On va voir ? Tu pourras juger par toi-même !"

Bon, Victor sautait les passages les plus crus quand il lisait pour lui-même ou pour les Merlus : c'était toujours ça de pris. Et il n'était pas impossible que les livres soient juste un peu olé-olé : sinon, on n'aurait pas autorisé Baptiste à les acheter ou à les emprunter, pas vrai ?
-D'accord. En tant que barde résidant sur Helonna, il est de mon devoir de faire connaissance avec l'une de vos plus grandes célébrités littéraires.
Et, en tant que père, il était de son devoir de s'assurer que ses enfants ne lisaient pas des ouvrages trop adultes pour eux.

Ils grimpèrent donc jusqu'à leur chambre et Victor se fit un plaisir de déballer les affaires de Baptiste. Il y avait là quatre livres dont trois de magie et un petit volume enluminé, de couleur cramoisie, qui portait le nom charmant de "Pour l'amour d'une Barbare".
" Ah, je l'ai lu, celui-là. C'est Djenn Yphair, la videuse de la taverne, avec le fils du chef de la pègre... Il est rigolo. L'auteure, elle a essayé de faire sonner son texte comme si c'était de l'argot, mais c'est complètement raté. A mon avis, c'était trop sale, dans les taudis, pour qu'elle aille faire de vraies recherches."

Très mal à l'aise de mettre ainsi son nez dans les affaires de Baptiste en son absence - et sans qu'il ait donné son accord -, Taliesin décida de ne pas faire traîner les choses.
-Bon, je vais jeter un œil à ce livre puis on remettra tout en place. Baptiste n'apprécierai pas qu'on fouille ainsi dans ses affaires et il aurait raison.
Même si c'était pour la bonne cause...
En tout cas, joignant le geste à la parole, l'elfe se mit à feuilleter l'ouvrage afin de s'en faire une idée générale et, surtout, pour voir si les scènes les plus osées étaient vraiment... osées.

Les scènes osées l'étaient relativement, mais filaient rapidement dans le lyrique fleuri, sans s'appesantir sur l'anatomie des protagonistes. Il y avait quelques mots choisis, un peu rudes, mais pour le reste, le pire était éludé. En tout cas dans ce tome-là.
Victor, couché sur son lit, attendait que Taliesin en finisse : il avait toujours l'intention de se payer une bonne tranche de rire.

Bien qu'il ait eu des circonstances atténuantes - une auteure sunite, tout de même ! -, l'elfe s'était comme de coutume trop inquiété pour pas grand chose. C'était osé, d'accord, mais sans aller trop loin. Et puis, Baptiste n'était plus si petit que ça.
-Bon, ç'aurait pu être bien pire, dit-il en tendant le volume à Victor;[color=#FFF66] Par contre, la prochaine fois, demande à Baptiste s'il est d'accord pour que tu lui empruntes ses affaires : ce serait plus courtois. Ou, mieux encore, pense à amener tes propres bouquins ! Tu n'as plus d'aventures de Lavebrise en réserve ? Tu rirais tout autant...[/color]
...sans compter que ce serait davantage de son âge, et plus correct que de s'esclaffer sur quelque chose qu'appréciait l'autre garçon.

" C'est compliqué, Lavebrise. Y'a plein de mots alambiqués. Je lis pas si bien que ça, tu sais ? Tandis que ça... ça demande pas beaucoup de vocabulaire... et puis c'est tout aussi comique ! On apprend plein de choses sur les adultes, en plus. Avec ça, je comprends mieux tous les petits secrets entre toi et Galathée, ou entre Mathilde et Elliot, ou entre Guillhem et la dame aux cochons sauvages..."
Il gloussa et feuilleta rapidement le petit volume.
" Mais ne t'en fais pas. Je ne me moque pas de Baptiste. Je me moque de ses lectures. C'est pas la même chose."

-C'est vrai.
Du moment qu'il accepte que Baptiste puisse aussi se moquer de ses propres lectures...
-Cependant, n'oublie pas qu'il s'agit de romans. Je ne sais pas si cette écrivaine est réaliste dans la manière dont elle décrit les relations entre ses personnages mais même si c'est le cas, ça demeure malgré tout différent de ce qui se passe dans la vraie vie. Alors, ne prends pas tout ce que tu lis pour des vérités absolues !

" Non, non..."
Il avait commencé à lire et se tut, menton dans une main, le livre entrouvert devant lui. Ses yeux filaient sur la page signe, qu'effectivement, ce n'était pas une prose très complexe. A moins qu'il ne lise en diagonale, à la recherche des passages truculents qu'il affectionnait tant.

Après avoir remis les autres affaires de Baptiste là où elles se trouvaient précédemment, Taliesin abandonna Victor a sa lecture et alla s'installer dans l'un des fauteuils du salon. Il n'avait pas amené de livres, ne sachant pas s'il aurait le temps pour cela. Pour autant, il ne manquait pas de choses pour s'occuper l'esprit : en effet, il entendait se remémorer ce qu'il savait des traditions elfiques, afin d'être en bonne condition lorsque viendrait le moment d'accomplir la mission pour laquelle il était ici.

Il fut tiré de ses réflexions par un ronflement sonore. Victor s'était endormi sur le livre, tranquillement, entre deux pages. Il y en avait d'ailleurs une méchamment repliée sous sa joue. Au dehors, le jour avait décliné, il commençait à faire sombre. Taliesin eut l'impression d'entendre des pas dans l'escalier.

Si Victor n'avait pas révélé le pot-aux-roses, il n'aurait rien fait de particulier. Mais puisqu'il était au courant de l'affaire, il choisit d'agir. Après avoir doucement secoué le petit garçon par l'épaule, pour le réveiller, il récupéra le livre, le referma et le remit à sa place. Baptiste remarquerait forcément la page pliée mais... il règlerait ça avec son comparse - il était même possible qu'il sache déjà parfaitement que son cadet piquait en douce les fameux volumes. Quoi qu'il en soit, lui-même regagna sa place au salon, songeant déjà au programme de la fin de journée.

Baptiste parut quelques secondes plus tard, plein d'entrain.
" Désolé d'être en retard, dit-il, essoufflé, mais je me suis un peu perdu... et puis c'est pas facile d'estimer l'heure, rien qu'avec le soleil... surtout qu'il descend vachement vite, à cette heure-ci."
Victor, tout chiffonné, avait la marque du bord du livre en travers de la joue gauche, mais Baptiste ne sembla rien remarquer.
" Vous ne voulez pas allumer le feu ? Des lampes ? Il fait drôlement noir dans votre antre. Enfin, j'imagine que pour dormir, c'est mieux."
Il s'agenouilla aussitôt près de l'âtre et commença à y empiler du petit bois.
" C'est une chouette ville, il y a pas mal de choses à voir. Un chouette parc marécageux, avec des nénuphars magnifiques. Et puis il y a un temple d'Eldath, je n'en avais jamais vu. Et un élevage d'écrevisses, où ça grouille drôlement. Et puis aussi, Victor, tu devineras jamais.
— Quoi ?
— Ils ont la plus grande paire de bottes de l'île.
— La quoi ?
— La plus grande paire de bottes. Je te jure. Même qu'on pourrait se mettre tous les deux dans le même pied sans soucis."

Et bien, Vallonsec offrait décidément pas mal de curiosités. Mais ce n'était guère étonnant, pour une destination touristique...
-J'ai hâte de voir tout ça, fit-il, souriant. Si tu en es d'accord, tu seras notre guide, demain.
Si les bottes géantes étaient assurément pittoresques, sa curiosité était surtout piquée par le parc, le temple, l'élevage d'écrevisses : ce serait intéressant de découvrir comment la cité avait réussi à faire d'un handicap, à savoir sa localisation dans un secteur marécageux, une force pour son économie, pour attirer les visiteurs...

La journée touchait à sa fin et il leur fallut bientôt descendre pour souper. La salle de l'auberge était comble, mais des tables étaient réservées aux pensionnaires, aussi Taliesin, Victor et Baptiste trouvèrent-ils sans problème un endroit où s'asseoir. Cette fois-ci, tandis que le plus jeune en demeurait à des plats simples, roboratifs, testés et approuvés, le second se lança dans une découverte gastronomique. En effet, il négocia avec le tenancier — amusé*— de pouvoir goûter un peu de chacun des dix plats proposés à la carte. Le résultat fut une assiette disparate de poissons divers, cuisses de grenouille, écrevisses, lièvre, canard et ragondin à la broche, que le gamin attaqua avec enthousiasme tandis que Victor dévorait sa potée avec un entrain similaire.

Optant également pour la découverte gastronomique, l'elfe se composa un menu totalement différent de celui choisi à midi. Le seul point commun entre les deux fut en fait le verre de vin qu'il s'accorda.
Tout en mangeant avec appétit, tout en savourant chaque plat comme il se devait - le cuisinier était un véritable cordon bleu -, il fut à nouveau saisi par le sentiment d'irréalité qui l'avait accompagné en début de journée. C'était tout de même étrange de se retrouver ainsi à déguster un bon repas en compagnie de Victor et de Baptiste, au sein d'une auberge jusqu'ici totalement inconnue !
La vie réservait décidément bien des surprises.
Bien des bonnes surprises.

Une fois qu'ils eurent réintégré leur chambre, puis gagné leur lit, les deux garçons supplièrent le barde de leur raconter une histoire. En la matière, leurs goûts n'étaient pas très différents : ils voulaient un récit épique, avec des péripéties et de grands sentiments. Leur seul désaccord fut sur le héros... Baptiste voulait que ce soit un magicien, Victor un guerrier. Finalement, ils estimèrent que les aventures d'un duo dissemblable était peut-être l'idéal, pour autant qu'aucun des deux personnages ne prenne le pas sur l'autre, ce qu'ils entendaient bien surveiller...

Surveillance qui, à son humble avis, serait interrompue par un prompt endormissement alors qu'il serait loin d'avoir fini son histoire.
Néanmoins, il fit son possible pour les satisfaire. Épique, le récit le fut plutôt deux fois qu'une. Quant aux héros, ils s'avérèrent aussi efficaces, aussi déterminants l'un que l'autre : souvent, c'était la combinaison de leurs talents et de leurs efforts qui leur permettait de venir à bout de périlleuses situations ; et si d'aventure le guerrier ou le mage brillait plus que son compère, celui-ci se rattrapait seulement quelques instants plus tard...

Mais ils ne s'endormirent pas. Pas du tout. Et lorsqu'il clôtura son récit, ils étaient surexcités.
" Demain, on va jouer à Corwin et Brand. Moi je serai Corwin !
— Qui l'eut cru ! gloussa Baptiste en s'enfonçant sous ses couvertures. Mais ça va... On fera ça...
— On pourrait dire que la dune, c'est le mont du Kolvir et alors, on devrait l'escalader pour atteindre Ambre et ensuite...
— Les troupes du chaos sortiraient de la mer... glacées et sans pitié...
— Je trouverai bien une épée sur la plage. On pourrait fabriquer des démons en sable... Tu leur lanceras des coquillages pour faire les boules de feu."

-Content de voir que ce récit vous inspire à ce point ! dit le barde d'un ton léger. Mais dans l'immédiat, vous devriez essayer de dormir : vous aurez besoin de forces pour mener la bataille à venir !
Et lui pour les surveiller...
-Bonne nuit, conclut-il avant de s'esquiver.
Il ne comptait pas les ennuyer s'ils continuaient à discuter - à moins, bien sûr, qu'ils ne fassent trop de bruit et ne risquent de gêner les autres clients. Mais pour sa part, il pensait qu'il ne tarderait pas à sombrer.

Victor avait peut-être pris des forces avec sa petite sieste de l'après-midi, mais Baptiste était fatigué aussi leur conversation tourna-t-elle court et le plus jeune ne chercha pas à empêcher son aîné de dormir. Ils s'assoupirent un peu avant le barde, leurs respirations tranquilles emplissant l'air tiède de la chambre, que le feu crépitant avait bien réchauffée.
Au petit matin, ils réveillèrent le barde au beau milieu d'un rêve bucolique qu'il oublia aussitôt.
" C'est le matin, messire le loir, dit Victor. Les preux veulent petit-déjeuner !
— Mais on peut y aller sans toi, si tu préfères paresser un peu. C'est les vacances, après tout. Ça nous change de la traite avant l'aube."
Ils frissonnèrent d'horreur et de concert.

Passés les premiers instants troubles durant lesquels il reprit péniblement pied dans le monde réel, Taliesin se sentit frais, dispos et plein d'énergie : la nuit avait été bonne. Très bonne, même.
-Paresser ? Pourquoi paresser, alors qu'il y a tant de choses à voir et à faire ! lança-t-il en s'arrachant à ses couvertures. Le temps de m'habiller, et on descend !

Pendant qu'il passait ses vêtements, les deux gamins commencèrent à discuter de leurs aventures à venir. Il était clair qu'ils avaient l'intention de partir pour la plage dès qu'ils auraient terminé d'ingurgiter la nourriture nécessaire à l'énergie de leurs jeux. Si le barde avait d'autres plans, ils devraient passer en second lieu... ou se passer des enfants.

Mais il préférait de loin qu'ils profitent ensemble de ce séjour et aller à la plage le matin ne le dérangeait en rien - la visite du bourg pouvait tout à fait attendre l'après-midi. Il veillerait juste à ce que les gosses ne se mouillent pas avant que le soleil ne soit haut dans le ciel et ne réchauffe l'atmosphère. Il prendrait soin, aussi, d'amener des serviettes - au cas où -, de l'eau - ce qui serait facile, vu qu'ils avaient pris une gourde pour étancher leur soif durant la chevauchée -, voire de quoi grignoter, s'il étai possible d'obtenir quelque chose des cuisines.

Ils petit-déjeunèrent rapidement puis assaillirent le Kolvir. En réalité, cela leur prit plus d'une heure, car il fallait lutter pied à pied contre une armée invisible qui cherchait à les jeter à bas de la pente, et ils dégringolèrent plus d'une fois dans le sable et les herbes sèches. Ils rampèrent dans les buissons épineux, se dissimulèrent sous une butte, contournèrent un rocher, combattirent vaillamment et gagnèrent enfin le sommet, où Taliesin les attendait depuis un certain temps. Ils coururent ensuite dans la descente, terminant en roulades hilares. Il leur fallut alors s'armer. Baptiste se dénicha un beau bâton, au bout duquel il ficha un coquillage ramassé sur la plage. Ensuite, il se constitua une bonne réserve de cailloux et d'autres coquillages, qu'il se fourra dans les poches. Il s'improvisa aussi un turban avec une algue sèche. Victor, de son côté, fouinait dans le bois flotté pour se trouver une épée et peut-être un bouclier, avant d'opter pour le combat à deux armes.
Ce fut le signal : Brand et Corwin s'élancèrent dans leurs aventures folles qui, pour un observateur extérieur, parurent particulièrement difficiles à comprendre.

Si Taliesin s'assit à quelque distance, pour ne pas être pris dans la mêlée ou recevoir un "sortilège" perdu, il ne manqua pas d'observer les deux garçons. Il était vraiment ravi de les voir jouer ensemble, de les voir si complices. Cela lui permettait de mesurer le chemin parcouru depuis l'arrivée de Baptiste à la ferme, l'été dernier. Cela lui permettait, aussi, d'être confiant pour le futur, y compris le futur proche : lorsqu'il serait en prison, lorsque Galathée viendrait le voir, les enfants arriveraient sans doute à se serrer les coudes, à se soutenir l'un l'autre... L'épreuve en serait bien moins rude.
Mais elle n'était pas pour tout de suite. Tout de suite, c'étaient les vacances, et il ferait en sorte qu'aucune pensée noire ne vienne les gâcher.

Les combats et autres péripéties aventureuses durèrent jusqu'à la mi-journée. Les garçons estimèrent alors qu'il était grand temps d'aller assouvir la faim dévorante des héros mais ils proposèrent à Taliesin d'aller manger ailleurs en ville : ils aimaient bien la gastronomie de l'auberge, mais pourquoi ne pas tester autre chose ? Ils découvrirent alors un chemin plus facile pour aller de la plage à Vallonsec : on avait construit un escalier de bois dans une zone moins escarpée de la dune, plus au nord, et il suffisait de le gravir. Les gamins comptèrent les marches en chantonnant, puis optèrent pour des glissades sur le versant opposé. Enfin, ils regagnèrent le bourg, emportant leurs armes de pacotille avec eux (en ce compris le turban devenu collier d'algues). Trouver à manger ne fut pas difficile : il y avait plein d'échoppes ouvertes, en ce milieu de journée, et ils choisirent des petits pains fourrés chauds, au filet de poisson, qu'ils mangèrent en déambulant. Ils étaient fatigués, c'était manifeste, et Taliesin devait reprendre la direction des opérations.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins