La Couronne de Cuivre

La tâche s'avéra aussi pénible que prévu, et il lui fallut près d'une demi-heure pour rassembler tous les morceaux de l'elfe à l'intérieur de la toile. Ensuite, il lui fallut confectionner une sorte de support et cette fois, les elfes lui prêtèrent main forte, sans toutefois toucher le suaire de leur congénère.
" Ça ne nous dit pas où sont les autres, dit Caenlin tout en travaillant. A présent que nous avons repris notre forme, nous devrions attendre la nuit et retourner examiner les lieux."

-Très bien, dit-il simplement.
Quitte à être venus sur la scène de crime, quitte à avoir repris leurs formes réelles... autant pousser les recherches jusqu'au bout.
Et en attendant la tombée de la nuit... Hormis défendre la dépouille contre de nouveau charognards, ils en seraient réduits à se tourner les pouces. Des heures durant.

Mais Dothiel et Caenlin ne restèrent pas oisifs. Ils étaient ravis d'avoir repris leur forme elfique et profitèrent d'un peu de temps pour s'exercer, grimper aux arbres, tirer à l'arc. Finalement Caenlin — c'était peut-être Dothiel, ils étaient beaucoup plus difficiles à différencier sous leur apparence habituelle et Taliesin avait l'impression qu'ils avaient échangé certains de leurs vêtements — vint s'asseoir près du barde.
" Tu pourrais déjà repartir chez Wilmarin. Nous te rejoindrons quand nous en aurons terminé."

Il secoua la tête.
-C'est très gentil de proposer mais... il ne vaut mieux pas. D'abord, je ne connais pas cette forêt et je risquerais de m'égarer. Ensuite, si nos sens elfiques nous permettent de déceler une piste qu'il est possible de suivre... mieux vaut que nous soyons trois pour le faire.
La situation lui pesait, c'était certain. Pour autant, il n'entendait pas lâcher le morceau. Ne serait-ce que pour ne pas avoir de remords, ensuite.

" Comme tu voudras." dit l'elfe avec un haussement d'épaules.
Ils reprirent leurs exercices. A midi, ils avaient chassé et cueilli de quoi les nourrir. Dans l'après-midi, ils partirent en expédition dans les bois, vers une destination inconnue, puis reparurent au crépuscule et reprirent la piste de Rumil à l'envers.
" Sept morts, il en manque quatre." murmurait Caenlin à mi-voix.
Ils atteignirent les lieux de l'embuscade, il faisait désormais complètement nuit. Les jumeaux se mirent à fouiner, retournèrent jusqu'à l'orée des bois, circulèrent sans parler, les yeux au sol, puis en l'air, frôlant les troncs, les herbes, les cailloux de la paume, repartant en arrière.
" Pas d'autre fuite. Ils ont emporté les quatre autres. La princesse, et qui ?
— Par la plaine, assurément. Mais la pluie a tout pris."

-Je suis quand même surpris de la facilité avec laquelle des groupes entiers d'assassins et de ravisseurs peuvent se déplacer dans cette vallée sans que jamais personne ne les remarque, lâcha-t-il. Non, décidément, on ne m'ôtera pas de l'idée que même s'ils n'en sont pas originaries, ils y bénéficient de soutiens et de complicités.
Il soupira.
-Bon, direction la demeure de maître Wilmarin, à présent.
Les rares informations glanées lors de ce second examen semblaient bien peu de choses en comparaison de la journée perdue. Mais au moins, ils avaient été méticuleux et savaient ne plus rien avoir à chercher ici.

Ils repartirent vers le coeur de la forêt.
" Soit effectivement, certains savent ce qui se trame ici, soit ils sont simplement tellement persuadés que rien de tout cela ne peut arriver ici qu'ils ne sont pas vigilants. Après tout, hormis les trois bourgs, toute cette campagne est complètement déserte à la nuit. Je suis prêt à parier que la plupart des gens ont un mode de vie réglé sur le soleil : on se couche, on dort, on se lève, et entre temps... ce n'est pas un moment pour se promener."

-Des groupes de cavaliers, surtout quand ils sont composés de plusieurs dizaines de membres, ça ne passe tout de même pas inaperçu, surtout dans le calme de la nuit. Mais admettons. Reste que les ravisseurs sont étonnamment bien renseignés. Pour Cordélia... allez, disons qu'elle est arrivée au mauvais endroit au mauvais moment. Mais la princesse ? Comment ont-ils su quand elle repartirait ? Comment ont-ils su l'itinéraire qu'elle prendrait ? Comment-ont-ils obtenu toutes ces informations suffisamment longtemps à l'avance pour monter une embuscade ? Car s'ils n'avaient pas attaqué le groupe par surprise, les gardes du corps de la princesse auraient sans doute réussi à faire en sorte qu'elle s'enfuie. Bref, soit ils ont des informateurs, soit on les laisse poster des guetteurs qu'on prend bien soin de ne pas déranger.

" Peut-être qu'un serviteur de la maison d'Amrod a appris à quel moment ils repartaient... Aisément, d'ailleurs : pourquoi auraient-ils voulu se cacher ? Nous savons peu de choses. Après, je ne serais pas surpris que ces humains soient coupables, pas du tout... Simplement, d'un point de vue... politique... Ça me semble complètement absurde.
— Vous pensez qu'il y avait vraiment des dizaines de cavaliers ? Leurs chevaux auraient laissé davantage de traces, même avec la pluie."

[color=#FFFFF66]-Je ne sais pas. Mais j'imagine qu'il fallait un contingent conséquent pour venir à bout de l'escorte. Enfin, vous connaissez mieux qu[color=#FFFFF66]e [/color]moi la valeur de vos guerriers.[/color]
Il secoua la tête.
-De toute façon, nous n'avons aucun élément tangible sur lequel extrapoler. Nous verrons bien si Wilmarin, lui, parvient à obtenir des informations utiles.
Et d'ici là, autant éviter de se perdre en vaines conjectures. Cela faisait des jours et des jours qu'il en était réduit à ça, faute d'avoir pu progresser dans ses enquêtes, faute d'être parvenu à obtenir la moindre donnée concrète. Et plus que tout le reste, c'était ce piétinement perpétuel, cet échec constant, cette incapacité à faire avancer les choses par lui-même qui le minait.
Bref : désormais, il fallait espérer que d'autres réussissent là où il avait échoué. Sinon, il faudrait s'avouer vaincu.

Ils continuaient à progresser dans la forêt endormie. Dothiel marchait plusieurs toises devant, ouvrant leur chemin, scrutant les bois. Caenlin et Taliesin transportaient vaille que vaille la civière et son fardeau. L'elfe mort n'était pas particulièrement lourd, heureusement, mais il fallait tout de même se frayer un passage au travers de broussailles qui n'avaient jamais vu pied d'homme.
" Je ne sais pas s'ils étaient nombreux mais ils avaient de sacrées armes, en tout cas. Pour trancher dans le cuir d'une armure elfique aussi aisément... aussi profondément... Ça n'est pas l'oeuvre de n'importe quelle arme."

-Je doute effectivement que nous ayons à faire à de simples bandits de grand chemin. Et s'ils ont été en mesure de triompher d'une escorte fournie et bien entraînée, ils ne feront qu'une bouchée de nous. Par conséquent, je commence à penser que notre rôle se limitera à les localiser. Une fois cela réussi - si jamais nous réussissons - et à moins que nous n'ayons un moyen pour libérer discrètement les captifs, il faudra appeler la cavalerie.

" Sans doute, oui." dit Caenlin.
La perspective de se heurter à une troupe bien organisée ne semblait pas plus l'émouvoir que ça.
" Si tous ces gens ne sont pas morts, bien sûr." ajouta-t-il finalement.

Il acquiesça, n'ajouta rien.
En ce qui le concernait, il avait de toute façon perdu tout espoir de connaître le fin mot de l'histoire et même, il devait l'avouer, de parvenir à sauver Cordélia ou la princesse. Au départ, il avait sans doute fauté en se laissant endormir par les rassurantes paroles des habitants de la vallée, puis en faisant montre d'une trop grande prudence. Et quels que soient les efforts qu'il ait déployé ensuite, ils évaient toujours débouché sur un cuisant échec : il n'avait pas réussi à retrouver Cordélia, n'avait pas réussi à empêcher l'assaut pourtant prévisible contre les cantaures, n'avait pas réussi à se faire accepter au sein de l'enquête officielle. Aujorud'hui, la piste était froide, un nombre incalculable de jours avaient été perdus en allers-retours, en hésitations, en vaines démarches...
Pourquoi continuait-il, dès lors ?
Parce que c'est ce qui était juste et honorable.
Parce qu'il fallait au moins tenter de faire en sorte que la situation ne dégénère pas.
Mais il était bel et bien résigné, oui. Et si finalement une guerre était évitée, ce ne serait pas en faisant triompher la vérité : non, les deux parties risquaient plutôt de repousser les éléments embarrassants sous le tapis.
Amère conclusion.

Comme le barde avait sombré dans le mutisme, Caenlin ne chercha pas à relancer la conversation : ce n'était pas la première fois que l'humeur sombre de Taliesin coupait court à leurs échanges et le jeune elfe ne s'en vexa pas plus que d'ordinaire. Après un moment de silence, il se mit à chantonner à mi-voix, enchaînant mélodies entraînantes et ritournelles plus pensives. Devant eux, Dothiel continuait à les guider dans le noir, concentrée en cette nuit sylvestre.
Ils marchèrent plusieurs heures, progressant péniblement, avant qu'elle ne signale une pause.
" C'est l'heure de la Rêverie." dit Caenlin.
Ils se choisirent ensuite des arbres, avec l'intention manifeste de s'y percher — ainsi que le cadavre — pour entrer en transe.

Le barde les imita sans hésiter : ils connaissaient bien la forêt et, s'ils jugeaient préférable de dormir dans les arbres, c'est que c'était nécessaire. Il se chercha cependant un emplacement relativement large, afin de limiter les risques de chute au cas où il passerait, comme de coutume, de la rêverie à un sommeil plus proche de celui des humains.
Il ne fut pas plus bavard que précédemment. Mais il n'en était pas, pour autant, désagréable avec ses compagnons. Ils n'étaient pour rien dans tout ce qui le déprimait. Simplement, il était las de se perdre en hypothèses, en conjectures. Depuis que les choses avaient commencé à clocher, il avait élaboré théorie sur théorie afin d'expliquer l'inexplicable. Et pour l'heure, ses élucubrations s'étaient avérées soit fausses, soit invérifiables. Dès lors, il préférait s'épargner ces inutiles efforts.

Sans doute la proximité de ses compagnons l'y aida-t-il, mais Taliesin parvint, une fois n'est pas coutume, à rester en transe pendant toute la durée de leur pause. Ils repartirent avant l'aube, Dothiel toujours devant, Taliesin et Caenlin derrière. Les jumeaux n'espéraient pas atteindre la Chênaie avant la fin de journée : la civière était encombrante et la forêt peu coopérative. Mais ils persévérèrent. Traversèrent des ruisseaux. Franchirent des ravines. Contournèrent des troncs. Escaladèrent des rochers. Enjambèrent des racines. Soulevèrent des branches basses. Ils firent une halte pour petit déjeuner dans l'aube naissante, puis une seconde à la mi-journée dans une clairière fleurie nimbée d'un soleil vigoureux.
Puis ils repartirent. Le corps de Rumil sentait épouvantablement mauvais et la toile qui l'entourait s'était marbrée de taches sombres, bientôt suintantes. Des mouches tournèrent, de plus en plus nombreuses, autour de leur fardeau. Taliesin ne reconnaissait rien de la forêt autour de lui, mais Dothiel et Caenlin savaient où ils allaient. Enfin, ils aperçurent les chênes. La nuit tombait à nouveau. Ils étaient arrivés.

Au total, leur excursion aurait duré une bonne demi veille. Et tout ce qu'ils ramenaient, c'était un corps. Il fallait espérer que Wilmarin parviendrait à converser avec le fantôme de Rumil car sinon... ils auraient perdu beaucoup de temps pour rien. D'un autre côté, si le vieil érudit échouait à glaner la moindre information, l'enquête serait terminée, se soldant par un échec.
Il suggéra aux jumeaux d'aller prévenir Wilmarin de leur retour et de lui demander où ils pouvaient installer la dépouille. Lui-même, en attendant, resterait près de celle-ci. Il n'envisageait pas d'aller voir les enfants : s'il fallait retourner rapidement dans la vallée, mieux valait éviter que ne se rejouent les scènes pénibles de leur dernière séparation - et elles se rejoueraient forcément, puisque Victor ne comprendrait toujours pas qu'il le laisse en arrière tandis que Baptiste, même s'il n'en dirait rien, montrerait assez, à son insu, qu'il préférerait de loin que tous prennent le chemin de la maison. Bref : si l'enquête était relancée, il se contenterait de s'assurer - de loin - qu'ils allaient bien et les retrouverait une fois tout cela terminé.

Dothiel et son frère ne lui posèrent pas de questions et s'en furent, lestes et prompts, entre les arbres. Taliesin demeura avec la dépouille à moitié pourrie, qui semblait se liquéfier dans son linceul. Sans sa veille vigilante, nul doute que les animaux du bois auraient fait leur retour pour s'en repaître. Il fallait espérer que Wilmarin soit capable d'en extraire quelque chose, une âme, un esprit, car la dépouille elle-même ne pourrait pas parler. Or c'était généralement la technique dont usaient les clercs pour récupérer les dernières paroles d'un défunt.
Il fallut une bonne demi-heure aux jumeaux pour ramener Wilmarin. Ce dernier salua le barde avec bonhomie avant de grimacer.
" Quelle odeur épouvantable, dit-il. Hum. Il a au moins dix jours, ce pauvre diable. On va déjà creuser la fosse pendant que je préparer le rituel."

Que Wilmarin parle de rituel était une bonne nouvelle. Une excellente nouvelle, même : il y avait donc des chances que tous leurs efforts n'aient pas été vains. Des chances aussi, peut-être, que l'enquête puisse se poursuivre grâce à de nouveaux éléments.
-Dites-moi ou trouver une pelle ou quelque chose d'approchant et je m'y mets, répondit-il.
Le travail physique ne lui faisait pas peur. Au contraire, il aimait plutôt ça, surtout quand il n'avait pas vraiment le moral.

" Une pelle ? fit Wilmarin un peu pris au dépourvu. Heu..."
Dothiel leva les yeux au ciel.
" Ça ne m'étonne pas. On trouve ici des tas de trucs au nom imprononçable, mais une pelle, ça, bien sûr, non. Bah... On va en fabriquer avec les moyens du bord, je suppose."
Le vieux mage sourit.
" Je dois pouvoir en invoquer l'une ou l'autre... Il me faut juste un peu de bois... un peu de métal..."
Il ne lui fallut en effet que quelques minutes pour transformer deux brindilles et deux rivets d'acier subtilisés sur l'armure déchirée de Rumil pour qu'il leur crée deux belles pelles.

Décidément, les possibilités qu'offrait la magie l'épateraient toujours et lui feraient toujours regretter de n'être pas plus doué en ce domaine...
Néanmoins, revenant rapidement à des considérations plus immédiates et plus terre à terre, il s'empara de l'une des deux pelles fraîchement apparues et, après avoir demandé à Wilmarin où il souhaitait que la fosse soit creusée, il se mit à l'ouvrage avec énergie.
Certes, la tâche promettait d'être fatigante, d'autant qu'il se ressentait de la longue marche du jour. Mais il s'en moquait.

La terre était riche et friable, et creuser le trou s'avéra moins éreintant que ne l'avait prévu le barde. D'autant que Caenlin l'arrêta assez rapidement : les elfes de la Lorien n'enfouissaient pas profondément leurs morts, afin qu'ils puissent nourrir la terre, mais aussi le ciel. De son côté, Wilmarin avait embauché Dothiel et ensemble, ils avaient dégagé un espace de mousses et de feuilles mortes où ils avaient déposé la civière. Le mage avait placé de l'encens un peu partout, sans davantage par pragmatisme que pour son rituel. Désormais, il traçait d'étranges glyphes sur le tronc des arbres. Quand il en eut terminé, il se tourna vers Taliesin et Caenlin qui revenaient de leur excavation.
" Bien. Taliesin, tu vas entrer en transe elfique. Tu seras témoin de ce que Rumil veut nous raconter. Souviens-toi que même si tu t'incarnes dans cette vision, tu n'y es pas présent, c'est juste un mirage, un souvenir, sans doute teinté par la mort, désormais."

Le barde n'était pas ravi à l'idée d'assister, en première ligne, à une scène de tuerie : il avait l'impression d'en avoir vu suffisamment pour remplir plusieurs existences. Néanmoins, c'était pour la bonne cause et cette surprenante méthode, à laquelle il ne s'était pas attendu, fournirait sans doute davantage d'éléments sur lesquels s'appuyer qu'un simple récit.
-Très bien. Vous devez juste savoir que ma maîtrise de la rêverie n'est pas parfaite et que s'il faut quelqu'un de plus habitué, je ne suis pas la personne la plus indiquée pour cette tâche.
Ceci étant dit, et à moins que Wilmarin ne désigne finalement l'un des jumeaux, il allait faire ce qu'on lui demandait et se préparer à voir ce qu'il devait voir.

" Ce n'est pas plus mal, répondit le sage. Vous serez moins profondément affecté, je pense. Les choses devraient conserver un aspect relativement onirique... Ce sera sans doute très bref : Rumil est mort depuis longtemps, je ne sais pas ce que nous pourrons en tirer. Peut-être des fragments, rien d'autre."
Il jeta un coup d'oeil circulaire autour d'eux.
" Bon, asseyez-vous et entrez en transe. Essayez de visualiser l'endroit où a eu l'échauffourée, dans tous les détails dont vous vous souvenez. Puis laissez-vous aller et laissez-vous envahir par le fantôme... Vous verrez. Vous êtes barde. Vous avez l'habitude de jouer des rôles."

Subitement mal à l'aise, il songea à signaler qu'il avait déjà été possédé par un fantôme, à demander s'il n'y avait pas de risques que, du coup, les choses tournent mal. Mais il renonça : le cas de figure était ici bien différent.
Il s'exécuta donc, s'efforçant de se remémorer tout ce qu'il avait vu du théâtre du combat, se tenant prêt à laisser venir l'esprit étranger et... croisant les doigts pour que ce soit à la fois bref et utile.

Il s'efforça donc de visualiser l'orée du bois, la prairie fleurie qui s'étendait côté humain, les mousses et les fougères qui couvraient le sol côté elfique, tenta d'évoquer les odeurs et les sons, craquement du vent dans les branches, appel d'un oiseau, bourdonnement d'un insecte, senteurs d'humus, de champignons, de baies sauvages, des épines de sapin, des corolles des jonquilles, le frôlement d'une mouche, le bris sec d'une brindille sous la botte, de la lumière vers l'ombre, ils avançaient à pied, mais déjà il faisait noir, les yeux elfiques s'en souciaient peu.
Le groupe bavarde tranquille, peu vigilant, le temps est doux, ils seront protégés par les arbres avant les averses nocturnes, qui peut-être n'atteindront de toute façon pas la forêt. Il y a trois hommes devant, puis viennent Elwyn et Aegon, puis Cesmira et Volker, enfin les quatre derniers, dont Rumil. Ils gagnent les frondaisons, s'arrêtent un instant pour saluer la Lorien, gestes rituels et prières. La nuit est déjà magnifique, il y a mille étoiles dans le firmament.
La mère, le retour, leur coeur se serre de bonheur à l'idée d'être bientôt de retour parmi leurs semblables, de retrouver leurs chants, leurs étreintes, et la cité merveilleuse où ils sont nés.

Contrairement à ce qu'avait pensé Wilmarin, il ne s'agirait pas que de fragments, d'images ou de sensations fugitives : c'était bien une scène complète à laquelle il aurait accès.
A court terme, c'était une mauvaise nouvelle : cela n'en rendrait l'épisode que plus éprouvant.
Dans l'absolu, toutefois, c'était une bonne nouvelle. S'il parvenait à se détacher de l'horreur des faits, il pourrait à loisir glaner des indices : modus operandi des assaillants, caractéristiques physiques et vestimentaires, mots échangés...
Il se tint donc prêt d'une part à se blinder, d'autre part à ouvrir grands les yeux et les oreilles.
Car, il en avait conscience, c'était là leur ultime chance d'obtenir des informations utiles.

Mais la scène ne se déroula pas exactement comme le barde l'avait prévu. Il y eut un mouvement sur sa gauche, puis un cri de surprise, un échange d'insulte, et un choc. Tout devint confus et agité, Taliesin sentit comme un étau lui saisir les tempes. Ses mains avaient saisi la garde de son épée, il la dégaina. Sa tête lui faisait de plus en plus mal, quelque chose s'agita dans son ventre, lui comprimant les entrailles. Il y eut un autre cri sur sa droite, on se battait désormais, du sang jaillit, une douleur sourde au flanc, la lame qui s'abat, parce qu'elle le doit, c'est une certitude, une nécessité, un ordre, sur l'elfe juste à côté de lui, dont la surprise est immense, mais le trépas douloureux.
Le barde s'entendit crier de rage et de désespoir, puis ouvrit les yeux sur la clairière.
" Est-ce que ça va ?" demanda Caenlin.

Il acquiesça légèrement.
-Laissez-moi juste... quelques instants.
Il s'efforça de respirer doucement, pour chasser la tension, l'effroi...
Il se leva précautionneusement, fit quelques pas.
Afin de reprendre pied dans le monde réel.
-Les assaillants ont soumis Rumil à un sortilège de domination ou à quelque chose d'approchant pour le contraindre à attaquer ses compagnons, dit-il finalement. Le reste, malheureusement, est assez confus...
Il s'efforça de le décrire néanmoins, rappelant l'ordre de marche de l'ambassade elfe, signalant qu'ils ne se doutaient nullement de ce qui les attendait puis dépeignant la manière dont les choses avaient commencé à dégénérer...
Maigre récolte, il fallait l'admettre. Ils savaient désormais que les ravisseurs de la princesse étaient doués de magie mais... ça n'aidait pas beaucoup à les identifier.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile