La Couronne de Cuivre

Personne n'avait l'air d'avoir remarqué son manège : le vent soufflait fort, générant un tintamarre de grincements, chocs et autres sifflements qui avaient couvert les mots murmurés de l'incantation. Le recoin sombre où le barde s'était réfugié n'avait attiré aucun regard, à moins que... oui... là, à bord même du bateau, quelqu'un l'avait vu... un être un peu difforme, plus animal encore qu'un demi-orque, velu, ventru, les crocs dépassant d'une gueule baveuse. Peut-être une engeance d'hobgobelin, difficile à dire. Le pirate contemplait Taliesin d'un regard torve, sans bouger, vaguement surpris, mais comme incapable de savoir quoi en penser. Après tout, pour l'heure, la gesticulation du barde paraissait sans résultats pour un homme perché sur le pont encore tranquille de la caraque. Mais il verrait certainement l'elfe disparaître, si celui-ci décidait de mener son plan à terme. Vu l'intelligence apparemment limitée de la créature, ce n'était peut-être pas dramatique...

Mais l'elfe préféra modifier ses plans. Abandonnant toute idée d'incanter à nouveau dans l'immédiat, il adopta l'attitude de qui vaque à ses occupations et quitta le renfoncement comme si de rien n'était. Ainsi la créature cesserait-elle peut-être de s'intéresser à lui... Bien sûr, rien ne l'en assurait, et il prenait également le risque d'être repéré par d'autres pirates. Mais il comptait sur le fait qu'ils seraient trop occupés pour cela et espérait que l'incendie du navire, s'il se produisait, focaliserait toutes les attentions...

Brûle tout ce qui se trouve autour de toi, lança-t-il mentalement à l'élémentaire avant de s'éloigner.

Il comptait gagner la prison par un chemin détourné. Avec un peu de chance, il trouverait sur le trajet un nouveau coin abrité pour se rendre invisible.

Il n'avait fait que quelques pas lorsqu'un premier cri de surprise retentit. C'était celui d'un homme resté à terre, qui avait aperçu une lueur rougeoyante à l'intérieur du navire. Ce n'était pas encore un hurlement de panique, mais il y résonnait déjà une certaine urgence. La passerelle du Crève Panses venait d'être remontée, des matelots affairés larguaient les amarres. La mer agitée écarta la proue du navire du quai alors que la poupe restait encore entravée. Il y eut un second cri.
"Bon sang d'bouse, l'entrepont flambe !" s'exclama soudain un autre homme, juste à côté de Taliesin.
Puis il commença à y avoir un semblant de commotion à terre : des hommes se mirent à cirer en adressant de grands gestes aux marins du Crève Panses, d'autres s'égayèrent un peu au hasard, sans réellement savoir quoi faire. Il y eut un grand craquement, de mauvaise augure, et le vent hulula.
Le barde n'en vit pas grand chose, occupé à contourner le comptoir pour aborder la prison par un autre angle. Il se trouva bientôt hors de vue du quai. Malheureusement, vu la panique qui commençait à gagner les pirates restés sur le port, il n'était pas certain que l'un d'entre eux ne surgirait pas à l'improviste.

Taliesin espérait que le navire serait entièrement détruit et qu'avec lui disparaitrait une bonne partie de son équipage. Mais pour l'heure, il avait une préoccupation autrement plus urgente : se rapprocher de la prison et trouver un lieu assez discret pour pouvoir lancer un nouveau sortilège. Son manège était ardu, car il devait le mener à bien en arborant la mine paniquée des forbans... et en allant à contre-courant de la grande majorité d'entre eux. Toutefois, il ne voyait pas comment il aurait pu procéder autrement...

Il parvint à trouver un recoin entre le mur de l'auberge et sa réserve de bois où il pourrait incanter sans être vu. Personne ne s'était vraiment soucié de lui, imaginant sans doute qu'il courait prévenir un officier ou chercher un seau d'eau pour éteindre le brasier. S'il ne pouvait voir le navire en feu, Taliesin avait l'impression que l'air autour de lui s'était réchauffé (c'était sans doute une illusion). Ce qui était certain, c'est que l'air s'était chargé une forte odeur de brûlé, que le vent dispersait dans toutes les directions. Avec un peu de chance, un tison irait mettre le feu à la caraque voisine... ou à un bâtiment de Mersant, pourquoi pas ?
Une fois invisible, il put revenir vers les quais, évitant avec peine la foule qui se massait sur le quai. Du Crève Panses s'échappait une fumée dense et noire, mais le pont semblait encore épargné par l'incendie. Le barde n'avait cependant pas le temps de s'arrêter pour apprécier la situation : la prison l'attendait. Les deux gardes en faction n'avaient pas bougé, même si leurs regards étaient braqués sur le grand feu de joie. La porte, entre eux, était close et les fenêtres fermées.

Le barde jeta un regard circulaire, afin de se rendre compte de l'affluence à proximité de la prison. Il entendait se glisser derrière les gardes, en abattre un puis profiter de l'effet de surprise pour éliminer le second. C'était risqué, cela requerrait rapidité et habileté mais comment agir différemment, puisque du baratin ne serait sans doute pas suffisant pour pousser les hommes à quitter leur poste ? S'il réussissait, il faudrait qu'il pénètre dans la prison, qu'il tue l'officier et qu'il traîne les corps à l'intérieur, afin de se ménager un petit délai : un forban de passage pourrait penser que les gardes s'étaient rués sur les quais pour voir de quoi il retournait... Tout cela impliquait cependant qu'il n'y ait pas trop de monde aux alentours. Et, au cas où, il chercha à repérer Guéric : s'ils étaient deux pour tenter le coup, ce serait tout de suite moins hasardeux...

De Guéric, malheureusement, nulle trace. Si les pirates tournaient le dos aux bâtiments, accaparés par le désastre en train de se jouer sur les flots, ils n'étaient cependant pas très loin des façades et il y avait un risque pour que l'un ou l'autre entende les bruits d'une éventuelle lutte. Mais Taliesin n'eut pas à décider : la porte de la prison s'ouvrit sur l'officier. C'était un homme de grande taille, au visage d'un blanc presque crayeux et aux yeux bleu sombre. L'elfe devina qu'il n'était pas complètement humain. Son regard traversa le barde invisible pour se poser sur le Crève Panses et il lâcha un juron dans une langue étrangère avant de se précipiter vers la source de l'incendie. Taliesin eut tout juste le temps de faire un pas de côté pour l'éviter. Derrière lui, la porte, pour quelques secondes encore, demeurait ouverte...

Le barde faillit se précipiter à l'intérieur. Mais il se ravisa. Se ruer ainsi serait le meilleur moyen pour que les gardes le repèrent : ils risquaient de l'entendre, voire de sentir un frôlement. De surcroît, était-ce vraiment une bonne idée de se retrouver enfermé dans la prison ? D'abord, si les captifs étaient enchaînés, il ne pourrait pas les libérer, puisqu'il ne disposait d'aucune clef. Ensuite, s'il devait attendre une opportunité pour sortir, l'ébullition causée par l'incendie du Crève Panse aurait peut-être cessé, entretemps. Enfin, s'il n'attendait pas et usait de ruse pour pousser les soldats à ouvrir la porte, ceux-ci se méfieraient, ce qui lui ferait perdre l'effet de surprise...
Pas de hâte inconsidérée, donc. Taliesin préféra tirer son épée et s'avancer aussi vite que la discrétion le lui permettait. Il espérait pouvoir jeter un coup d’œil dans le bâtiment, pour se rendre compte de la situation. Il n'était pas impossible que ce qu'il découvre le pousse, une nouvelle fois, à modifier ses plans. Et si ce n'était pas le cas, il tenterait d'éliminer les deux gardes : le fait que l'un d'entre eux soit occupé à fermer la porte lui fournirait peut-être une chance supplémentaire de se débarrasser d'eux promptement, sans qu'ils aient l'occasion de crier. Il pourrait alors les traîner à l'intérieur, pousser l'huis... et aviser.
L'opération lui paraissait bien hasardeux. Cependant, toute ses actions ne le seraient-elles pas, désormais ? Et puis, ce n'était pas comme s'il disposait de beaucoup de temps pour agir...

Les gardes ne semblaient pas décidés à refermer la porte dans l'immédiat... Ils contrôlaient après tout les environs immédiats, main sur le manche de leur épée, et le spectacle devant eux était nettement plus intéressant. Taliesin put donc se pencher par l'embrasure et constater qu'il s'agissait de l'entrée toute simple d'une maison, laquelle avait dû, autrefois, être habitée par l'un des habitants de Mersant. Peut-être Goran, le responsable du comptoir, ou alors Harold le pêcheur... Impossible de le savoir. En tout cas, les lieux n'avaient rien d'une prison. Mais s'il devait en croire les traces de pas qui jonchaient le plancher, on en utilisait à la fois le rez de chaussée et les étages. Le silence ne le renseignait pas sur la direction à emprunter, et le temps s'écoulait, traître...

Une ultime hésitation et Taliesin franchissait le seuil. Tuer les sentinelles aurait par trop risqué d'attirer l'attention d'autres pirates, d'autant qu'elles se tenaient sur leurs gardes et ne faisaient aucun geste pour refermer la porte. De plus, à en juger par ce qu'il voyait, la demeure n'avait guère changé, son aménagement en prison n'était que superficiel, si bien qu'il devrait pouvoir s'en échapper sans trop de mal, le cas échéant. Restait à s'y infiltrer sans se faire remarquer. Aussi prit-il grand soin de ne faire aucun bruit, de regarder là où il mettait les pieds... Bref, plus que jamais, le barde était aux aguets.

En réalité, Taliesin aurait pu sauter à pieds joints sur le plancher en poussant des hurlements, tant le vacarme qui régnait au dehors était assourdissant. Mais si la cohue sur le port lui permettait de progresser sans grand danger d'être repéré, elle avait aussi le désavantage de masquer tout son qui aurait pu provenir des étages ou des pièces qui s'ouvraient devant lui. Il n'avait fait que quelques pas lorsqu'il entendit un des gardes en faction pousser un juron, puis l'autre s'encadra un instant dans l'embrasure de la porte et la ferma. Le niveau de bruit et de lumière baissa : il avait le champ libre. Il perçut alors une plainte sourde, à peine audible, qui semblait émaner du plafond. Puis, sans prévenir, l'odeur le frappa de plein fouet. Une odeur qu'il ne connaissait que trop bien, mêlant urine, sang et sueur. L'odeur de la torture et de la détention.

Il serra les dents. Bien sûr, en s'introduisant dans les geôles de pirates sanguinaires, il savait à quoi s'attendre. Mais savoir n'était pas voir et ne rendrait pas le choc moins pénible, lorsqu'il découvrirait ce que les hommes du Squale avaient fait à ses compagnons d'armes. Il devrait garder son sang-froid, se concentrer sur ce qu'avait dit le capitaine à propos des blessés... et même des morts. Il devrait aussi se réconforter en songeant que la situation aurait pu être encore plus douloureuse, si Val et Benoit avaient compté parmi les prisonniers. Les concernant, restait malgré tout à espérer que Jonas ne s'était pas trompé...
Quoi qu'il en soit, Taliesin choisit d'être méthodique. Il explorerait d'abord le rez-de-chaussée, pièce par pièce, puis monterait ensuite à l'étage pour se lancer dans la même opération.

La maison n'était pas très grande et la première pièce dans laquelle Taliesin pénétra s'avéra être la salle de séjour. Une grande table rectangulaire en bois en occupait le centre et quelques chaises avaient été repoussées contre les murs. A première vue, il n'y avait personne, mais l'usage qu'on avait fait des lieux ne laissait pas planer grand mystère. On avait attaché des lanières de cuir aux quatre pieds de la table et la surface de celle-ci était marbrée de taches de sang séché. Il ne restait cependant nulle trace d'instruments et le barde put constater que les marques sinistres qui maculaient le chêne dataient probablement d'un certain temps. L'âtre était froid et la cuisine déserte avait été pillée. Les reliefs d'un repas traînaient sur une table basse, sauce figée et pain rassis, abandonnés depuis plusieurs jours. Les volets avaient simplement été fermés, il serait donc assez facile de les rouvrir pour sortir. Au dehors, les clameurs continuaient à résonner mais Taliesin eut l'impression qu'elles se faisaient moins pressantes, moins alarmées.

Espérant que l'incendie aurait malgré tout causé quelques dégâts, sans quoi ils se seraient donnés beaucoup de mal pour un résultat ridicule, l'elfe se dirigea vers l'escalier menant à l'étage. Son invisibilité n'allait pas tarder à se dissiper mais, pour l'heure, cela n'avait guère d'importance : il doutait que le moindre pirate se trouve à l'intérieur de la maison. Il garda cependant son arme à la main, pour parer à toute éventualité, et tenta de se préparer à ce qu'il allait découvrir sous peu. Il y avait au moins un survivant parmi les prisonniers, il le savait. Mais dans quel état serait-il ? Pas brillant, assurément : l'officier n'était pas venu ici pour le simple plaisir de discuter...

L'elfe perdit son invisibilité sur l'avant-dernière marche de l'escalier, puis déboucha sur un petit palier. Il y avait des portes de part et d'autre, et un étage supérieur. La pestilence avait refait son apparition, presque suffocante, et Taliesin resta pétrifié une seconde, luttant contre la nausée. Puis une nouvelle plainte retentit, plus sonore cette fois, juste à sa droite.
C'était la chambre d'un enfant. Autrefois. Dans une autre vie. La barde reconnut un petit lit qu'on avait redressé contre le mur, des jouets épars, certains en miettes, les pages d'un livre déchirées sur le sol, et puis des vêtements chiffonnés, imbibés de... substances qu'il valait mieux ne pas identifier. Il y avait aussi un homme au sol. L'odeur qu'il dégageait était indescriptible, mais elle rappela à l'elfe un lieu enfoui dans sa mémoire, un endroit où il était mort, où il était né, ou un autre peut-être. Les effluves d'un charnier. Ce n'était pas l'esclave elfe. Ce n'était pas non plus une femme. Il dut faire un pas en avant, un second, pour s'approcher de la créature. Car on discernait à peine l'être humain dans cet entrelacs de chairs à vif, purulentes, touchées et vaincues par un germe anonyme. Il était attaché au sol, lié par des chaînes rivées à même le bois du plancher. Ce qu'on lui avait fait exactement... Mieux valait ne pas s'interroger. Son visage paraissait défoncé, comme s'il avait reçu un choc violent du côté gauche. Ses yeux étaient clos, la bouche entrouverte sur un râle. C'était le chef de la galère mélandienne, et il était manifestement mourant.

Le barde fut saisi de nausée et dû faire un violent effort pour se contrôler, pour se concentrer sur le choix difficile auquel il était confronté. Car que devait-il faire, pour ce malheureux tourmenté de si odieuse manière ? Dans l'absolu, les clercs étaient capables de triompher de tous les maux, de toutes les blessures. Mais il ne pourrait assurément ramener le Mélandien dans les tunnels, et le laisser ainsi, dans son état, confinait au sadisme pur... Le tuer, alors ? Ce serait charitable. Toutefois...
Taliesin hocha la tête pour lui même. Si l'homme pouvait le comprendre et lui répondre, c'est à lui que revenait la décision.
-Messire Durgold ? lui lança-t-il à mi-voix. Vous m'entendez ? C'est Belenn : nous avons combattu ensemble ces maudits pirates. Je suis venu vous libérer mais je ne pourrai vous transporter, vu vos blessures. Des alliés sont arrivés, ils comptent dans leurs rangs des clercs qui pourraient vous soigner ; cependant, ils n'ont pas encore débarqué et il vous faudrait attendre encore un moment... Alors, si... Si vous le préférez, je peux abréger vos souffrances.

Durgold leva une main tordue lorsque Taliesin prit la parole, éprouvant mollement la solidité de ses liens. Ses doigts étaient repliés dans des angles peu naturels et l'elfe ne put s'empêcher de voir qu'il lui manquait plusieurs ongles et sans doute une bonne partie de la peau de sa paume. Un gargouillis s'échappa de sa gorge et une mousse sanglante perla à la commissure de ses lèvres, avant de couler sur sa joue creusée. Il essayait manifestement de dire quelque chose, mais le comprendre tenait du jeu de devinettes. Si les pirates l'avaient torturé, ce n'était certainement pas pour en obtenir des informations... Comment auraient-ils pu récolter sa confession ?
"Fi... Fi..."
Le Mélandien répétait sans cesse la même syllabe, comme une litanie, entre deux râles. Taliesin dut s'approcher encore pour percevoir un infime filet de voix... Le souffle du prisonnier était court, chaque inspiration manifestement douloureuse. Sans doute n'avait-il plus toute sa tête...
"Fi... Fi... Fiss... Fiss..."

-Je ne suis pas certain de vous comprendre, messire, répondit-il d'un ton apaisant. Mais si vous voulez parler de votre fils Philibert, je puis vous assurer qu'il est sain et sauf. Et qu'il se trouve en lieu sûr, hors d'atteinte des pirates.
Ce n'est pas tout à fait vrai, puisque lesdits pirates, s'ils faisaient une sortie, pouvaient croiser par hasard la frégate sur laquelle se trouvaient ses compagnons. Toutefois, comme les Hélonniens l'avaient placée à l'écart, les chances qu'une telle rencontre se produise étaient infimes. Et dans tous les cas, le fils du commerçant mélandien était en bien meilleure posture que son père. Ou que le barde.

La déclaration du barde arracha un profond soupir à la poitrine du blessé. Il renversa ensuite la tête en arrière, exposant sa gorge meurtrie, et prit plusieurs profondes inspirations.
"Tue... Tue... moi..." siffla-t-il.
C'était ténu mais sans équivoque.

Taliesin soupira à son tour.
-Bien, messire. J'aurais aimé trouver une autre solution mais, au regard des circonstances, celle-ci est sans doute la moins pire. Et je vous promets de faire tout mon possible pour que les pirates répondent de leurs crimes.
Il se pencha sur l'homme, approcha la lame de son cou.
-Puissiez-vous reposer en paix. murmura-t-il.
Il lui tranché la gorge d'un geste rapide et précis. C'était là un acte de miséricorde, et pourtant, il lui laissait un goût amer dans la gorge. Toutefois, il n'avait pas le temps de s'abandonner à ses scrupules. Il devait poursuivre son exploration, trouver les autres prisonniers... et les aider à s'évader, si c'était en son pouvoir. En espérant que cette évasion les conduirait vers l'extérieur du bâtiment, et non vers l'au-delà, comme pour le commerçant mélandien...

En se relevant, le barde découvrit une large éclaboussure écarlate sur ses frusques. Le Mélandien terminait de se vider de son sang, désormais inerte, et le barde dut prendre garde à l'endroit où il posait les pieds pour ne pas tremper ses bottes et laisser une piste humide sur le palier. Il referma la porte sur la petite chambre profanée et gagna la seconde pièce du même étage. En poussant la porte, Taliesin fut à nouveau assailli par un parfum épouvantable, mais cette fois, il comprit immédiatement que le prisonnier était déjà mort. Son corps pendait encore au plafond, retenu par des épaules disloquées, la tête basse, et ses pieds effleuraient à peine le sol : il avait dû se soutenir un moment avant de craquer, épuisé, et de mourir asphyxié. Il semblait globalement moins abimé que le Mélandien, mais il portait encore une tunique tachée qui le dissimulait des épaules aux genoux. Taliesin mit davantage de temps à l'identifier, et pour cause : c'était Galeran, un des Luméniens qui avaient embarqué sur la Liberté, à la recherche de son fils. Et c'était aussi un membre du groupe de Valaellyn.

En d'autres circonstance, il aurait détaché le corps pour l'étendre au sol. Cette pensée lui traversa même l'esprit. Mais elle ne s'y attarda pas, chassée par d'autres plus pressantes, plus angoissantes. Il essaya de se rasséréner en se disant qu'il en était allé pour Galeran comme pour Ruyven, que le malheureux avait été séparé de son groupe suite au tremblement de terre et qu'il s'était fait capturer pour s'être imprudemment aventuré à la surface. Le résultat ne fut guère probant, toutefois, car cette hypothèse pourtant vraisemblable ne suffit pas à museler ses craintes. En effet, n'était-il pas tout aussi possible que le groupe entier ait été pris, soit en même temps que l'homme, soit après que la torture lui ait arraché des aveux ?
Taliesin sentit la panique le gagner. La panique et une haine violente, farouche. Tentant de dominer l'un et l'autre sentiment, il tourna les talons et entreprit d'ouvrir les portes suivantes. Il doutait de plus en plus de trouver le moindre survivant. Surtout, il redoutait de découvrir les cadavre de Val et du petit Merlu. Mais il devait savoir. Et vite.

Il grimpa donc les escaliers vers le second étage. Les marches aboutissaient à une trappe et Taliesin dut s'arcbouter pour parvenir à l'ouvrir. Au moment où elle retombait, il entendit un mouvement dans le grenier obscur, mais pas de cris, pas de murmures. Peut-être état-ce simplement des rats. Il faisait terriblement noir et même l'infravision de l'elfe peinait à distinguer quoi que ce soit. Il devina cependant un rai lumineux à l'endroit où on avait obstrué une lucarne. L'odeur qui l'avait poursuivi jusque là était nettement moins forte, et cela sentait davantage la sueur et la poussière que le sang. Au moment où il prenait appui sur le plancher pour se hisser dans la pièce, il entendit distinctement un autre son : quelqu'un venait d'ouvrir la porte, deux étages plus bas.

Quelle guigne ! L'incendie avait dû être bien modeste pour que l'officier - ou quelque autre pirate - repense si rapidement à la prison. Évidemment, le visiteur pouvait aussi être Guéric mais, bizarrement, il en doutait. Peut-être parce que le halfelin n'était pas du genre à faire une entrée si peu discrète...
Il y avait toutefois question plus cruciale : comment devait-il réagir ? En redescendant ? Trop risqué, car il pourrait tomber nez-à-nez avec l'individu... Rester où il était et tenter de deviner où celui-ci comptait aller ? Hasardeux quoiqu'un soupçon plus prudent, peut-être. Du moins, si le ou les occupants du grenier se tenaient tranquilles...
-Je sais qu'il y a quelqu'un, souffla-t-il. Par pitié, ne faites pas le moindre bruit. Je suis venu vous tirer des griffes des pirates mais je dois d'abord me débarrasser de l'intrus qui vient d'arriver...
Il avait fini de se hisser sur le plancher. Dans cette position, il pourrait promptement - et discrètement - refermer la trappe si l'indésirable visiteur s'approchait trop près. Si ce dernier n'en faisait rien, il serait toujours en mesure de descendre l'escalier pour essayer de l'attaquer par surprendre.

Il y eut à nouveau un mouvement, sur sa gauche, derrière une sorte de paroi opaque, qui pouvait être un pan de mur, un paravent ou simplement une grande armoire. Mais rien de plus. De son côté, l'intrus avait commencé à gravir les escaliers d'un pas rapide. Puis il s'arrêta et ce fut le silence. Un silence oppressant. Comme si le visiteur avait subitement disparu. Dans cet instant de vide, Taliesin ne perçut que le vent qui soufflait entre les tuiles disjointes du grenier. Le cri d'une mouette, peut-être. Mais rien d'autre.

Soit l'intrus s'était arrêté, alerté par quelque indice. Soit il s'était rendu silencieux - et sans doute invisible -, ce qui pouvait le désigner comme l'un de ces maudits natifs de Kara-Tur... ou comme Guéric. Taliesin n'aimait pas ce rebondissement, comme il n'aimait pas le silence qui l'avait suivi. Le pire, c'est qu'il ne pouvait se permettre de le briser en refermant la trappe, comme il l'aurait voulu, ou même en ne faisant que se déplacer : le moindre bruit risquait de trahir sa présence. Aussi dût-il se contenter de demeurer parfaitement immobile, l'oreille tendue et la main fermement serrée sur la garde de son épée.

Il y eut finalement un petit craquement, puis le bruit d'une porte qui s'entrouvre, juste en dessous de lui. Si l'intrus n'avait pas encore repéré l'elfe, il n'allait pas tarder à réaliser que le Mélandien n'avait pu s'égorger tout seul. Le visiteur ne se déplaça cependant pas pendant plusieurs secondes, puis Taliesin entendit une marche craquer. Loin de monter à sa rencontre, l'autre avait manifestement l'intention de ressortir... sans doute pour chercher du renfort.

Il songea à se lancer aux trousses du pirate mais y renonça : il l'aurait entendu et se serait précipité à l'extérieur, hors d'atteinte. Il envisagea aussi de le héler pour le dissuader de parler de ce qui s'était passé, sous quelque prétexte fallacieux : mais ses mensonges auraient-ils prise sur un officier, si c'était bien celui-ci qui était revenu ? Sans doute pas... Bref, l'elfe préféra le laisser sortir. Avec un peu de chance, l'intrus ne saurait que penser, tergiverserait un moment, irait demander l'avis d'un confrère... Ce délai bienvenu lui permettrait de tenter une évasion avec celui ou ceux qui se terraient dans le grenier.

Il finit par entendre la porte se refermer. Il demeura cependant immobile quelques secondes, le temps de s'assurer que l'intrus était réellement parti, qu'il n'avait pas tenté de le tromper en faisant mine de sortir. Mais le silence régnait désormais dans la petite maison saccagée et l'elfe put s'écarter de la trappe pour gagner les profondeurs des combles. Ses yeux s'étaient quelque peu habitués à l'obscurité et il distinguait maintenant les contours des objets que le propriétaire de la maison avait entreposés sous son toit. Quelques coffres ouverts, sans doute fouillés par les pirates, leur contenu répandu sur le sol, des vêtements sur une tringle, des meubles mal assortis, certains démantibulés, une pile de livres en équilibre instable, un gros poisson empaillé la gueule ouverte. Puis une énorme garde-robes appuyée contre une poutre et derrière, un lit à l'imposant cadre de fer forgé. Une silhouette en occupait le centre, dissimulée par un drap. Seuls ses bras et son visage en dépassaient, les premiers parce qu'ils étaient attachés à la tête du lit. Taliesin ne put identifier le prisonnier dans l'ombre, mais c'était immanquablement une femme. Elle bougea mais ne dit rien, repliant ses jambes vers son ventre comme pour protéger ce qui pouvait encore l'être.

Le barde ne chercha pas à identifier la prisonnière avant de prendre la parole : le temps manquait par trop.
-Vous n'avez rien à craindre, dit-il d'une voix douce. Je suis Belenn. Ou Taliesin. Je ne sais plus qui me connaît sous quel nom, à force d'en changer. Je suis venu vous libérer mais nous devons nous hâter de quitter les lieux avant que les pirates ne reviennent. Me permettez-vous d'avancer pour couper vos liens ?
Il restait aux aguets, guettant avec appréhension le moment où il entendrait la porte se rouvrir...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant