La Couronne de Cuivre

Giovanni, qui avait l'air fatigué - comme à peu près tout le monde -, hésita quelques instants.
-Albérich, sincèrement, c'est comme tu préfères. Si tu as envie de t'en charger toi-même, je reste ici. Si tu souhaites me déléguer l'opération, je m'en chargerai dès que j'aurais terminé de manger.
-Dans les deux cas, je ne bouge pas, pour ma part, et je m'efforcerai de veiller au grain, fit Thibault. Je me dis que si je suis bien sage, j'aurais peut-être la permission d'aller prier aux thermes demain matin.

" Je dois avouer que je n'ai même pas poussé jusque là, dit le Luménien, pensif. Je ne sais même pas s'il y a de l'eau chaude. Cela nous permettrait déjà de réchauffer certains aliments."
Il sourit à Thibault.
" De toute façon, ta déesse prime. Tu peux la prier où tu le désires."
Il se tourna vers Giovanni.
" Je me disais que c'était toi qui avais examiné la gemme du fort... Tu es un peu notre spécialiste... Mais nous pouvons aussi descendre tous les trois. Ça réduira le temps de travail et Thibault s'occupera de distribuer des infusions en notre absence."

-Moi qui espérais qu'on pourrait distribuer les alcools que, selon la rumeur, vous avez découverts dans les caves... fit Thibauld, l'air désespéré. Ah, ma vie est décidément une éternelle déception !
-Même avec ce palais dont tu me disais, il y a à peine quelques instants, que c'était l'une des choses les plus merveilleuses qui t'ait été données de voir ?
-Oh mais quel délateur, je rêve ! Empêcheur de se victimiser en rond, va !
Giovanni lui sourit puis se leva, son repas à la main.
-Bon, le temps de récupérer de quoi écrire et je serai prêt à descendre.

" Prends ton temps, je n'en ai pas encore parlé à Hubert."
Il se tourna vers Thibault.
" Mais pourquoi ne les accompagnes-tu pas, Thibault ? Je peux rester ici et pendant qu'ils s'occupent des gemmes, tu n'as qu'à prendre quelques alcools. Je suis sûr qu'un sortilège de purification de nourriture les rendra parfaitement propres à la consommation, s'ils sont altérés. Je n'en ai pas mémorisé aujourd'hui, cela dit, mais il doit t'en rester... ou à Gabriel, sûrement. Franchement ça ne me gêne pas, si ça te fait plaisir... Giovanni peut copier les symboles seul, et moi je tiendrai le fort."

Le Sunite secoua la tête.
-C'est gentil, Alby, mais... Je plaisantais. Servir de l'alcool ce soir... Cela donnerait l'impression soit que nous voulons boire pour oublier, ce qui serait une très mauvaise idée, soit que nous célébrons quelque chose, ce qui serait indécent puisqu'il n'y a rien à célébrer. Non, gardons ces crus millénaires pour le jour où nous aurons bouté les envahisseurs hors de nos murs.
Il esquissa un sourire.
-Mais si ça t'arrange que je les accompagne je le ferai.

" Je n'avais pas songé à cela... Tu as raison."
Même si un petit verre donnait parfois du courage... Mais Albérich avait un passé nébuleux dans le registre des spiritueux, et Thibault était clairement le plus sage des deux.
" Mais non, je ne veux pas particulièrement que tu les accompagnes... C'était si tu en avais envie..."

-Bah, j'aurais d'autres occasions de voir cette fameuse salle. Pour l'heure, il nous faut penser utile. Or, utile, je ne le serais en rien...
Il eut un sourire mutin.
-A moins que tu ne juges utile que j'expose à Hubert mes théories à propos des gemmes, des portes, du fait qu'il soit le seul à pouvoir les ouvrir... je te préviens juste que, chez moi, la fatigue a le même effet que l'alcool, ce qui augure mal de la pertinence de mes réflexions.

" Je pense que tu fais mieux de garder ça pour une autre fois, quand tu seras plus reposé et qu'il sera dans de meilleures dispositions, dit le Luménien. Mais je vais rester ici pendant que tu vas voir s'il y a de l'eau chaude aux thermes. Si c'est le cas, je veux bien que tu m'en ramènes... Ça te permettra de faire un repérage des lieux... Sans compter que certains colons seront peut-être motivés par un petit décrassage avant de se coucher."
Il s'écarta d'un pas.
" Je vais aller prévenir Hubert que Giovanni l'accompagnera dans les caves, puis je reviens."

Le Sunite acquiesça.
-Très bien. De mon côté, je vais aller récupérer quelques récipients puis j'irai voir ces fameux thermes. Et je t'en ramènerai rapidement de l'eau chaude, j'en suis certain. Ceux du fort en avaient, ceux de la forteresse en avaient, alors il n'y a pas de raison que ce soit différent ici. Au contraire !
Et, sur un sourire, il s'esquiva.

Sauf si la gemme est dans la mauvaise niche, songea Albérich, mais il n'en dit rien et rejoignit le paladin.
Celui-ci se leva à son approche, comme s'il l'avait pris en défaut, et pendant une seconde, le Luménien eut envie de l'étreindre, de lui dire que tout irait bien, et qu'il ne devait pas s'inquiéter, tant sa mine reflétait son incertitude.
" Peux-tu redescendre aux caves avec Giovanni ? J'aimerais qu'il fasse une copie des symboles qui se trouvent au-dessus des niches, histoire de ne pas devoir y retourner pour les étudier ensuite.
— Bien sûr. Dès qu'il est prêt...
— Parfait."

-Me voilà ! fit un barde dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'avait pas mis longtemps à se préparer.
Il sourit joyeusement aux deux hommes.
-Réflexion faite, tu as eu une excellente idée, Albérich. En effet, à chaque fois que je fais équipe avec Hubert, il se passe des événements incroyables m'inspirant... pour écrire des chansons, ce qui est assez rare pour être souligné. Alors, après celle concernant ses fesses magiques grâce auxquelles il a réussi à ouvrir des coffres hermétiquement clos, il n'est pas imposible que j'en compose une autre sur sa capacité à se faufiler absolument partout...

Hubert manqua avaler sa dernière bouchée de travers. Les paroles du barde étaient pour le moins... équivoques. Légèrement empourpré, il se détourna et fit quelques pas vers la sortie de la pièce.
" Viens donc, maître-chanteur. On ne va pas y passer la nuit." grommela-t-il en repartant en direction des caves.

-J'arrive !
Il se tourna vers Albérich et souffla :
-A notre retour, soit il sourira, soit il m'aura assassiné. C'est un jeu risqué mais... Il fait trop peine à voir, je ne peux pas le laisser comme ça.
Et, sur un clin d’œil, il s'engagea à la suite du paladin.

Celui-ci ne l'avait pas attendu et avançait déjà dans l'obscurité du couloir, sans avoir songé à emporter de torche. Il s'immobilisa cependant quelques mètres plus loin, pour que le barde puisse le rejoindre. Il n'avait aucune raison d'en vouloir à Giovanni, qui s'était montré exemplaire depuis le début du désastre, et qui n'était responsable en rien de ce qui s'était produit. Une fois que le Sunite l'eut rejoint, il sourit doucement.
" Alors, Albérich a décidé de te faire trimer toute la nuit ?"

-Effectivement. Tout ça parce qu'il est jaloux de la capacité des Sunites à remonter le moral des troupes. Alors il nous écartes, entendant bien profiter de notre absence pour regagner le terrain perdu...
Son sourire s'atténua.
-En réalité, il a bien raison de me donner des choses à faire. Je crois même lui l'avoir demandé. Pour être franc, j'ai l'impression que si je m'arrête... Je n'arriverai pas à repartir de l'avant.

" Je pense que nous sommes un peu tous dans cet état, dit Hubert à mi-voix. Et pourtant nous serons bien obligés, tôt ou tard, de faire face, sans quoi... Nous allons faire n'importe quoi."
Il soupira.
" Cela dit, cet endroit est suffisamment grand pour nous occuper des jours et des jours... et nous aurons sans doute encore de nombreux problèmes logistiques à résoudre..."

-M'est avis que nous n'en aurons plus aucun sitôt que nous aurons percé les mystères de cette... salle de contrôle.
Son sourire revint, bravache.
-Ensuite, nous pourrons préparer la contre-attaque. Et à ce propos, je me porte candidat pour jouer les éclaireurs : hormis Ruth et moi, personne ne connaît la plupart des passages secrets dont est truffée la forteresse. Je n'ai pas fait de la rétention d'information, je t'assure : je voulais juste prendre le temps de dessiner un plan. Mais je n'en ai pas eu l'opportunité et en l'occurrence, c'est une bénédiction. Car je peux m'infiltrer là-bas et repartir sans que les Ithiliens ne s'en rendent compte.

" La contre-attaque ? dit Hubert en secouant la tête, un léger sourire sur les lèvres. Que comptes-tu faire, exactement ? Exfiltrer tout le monde, personne par personne, à travers les murs ?"
Il s'engagea dans l'escalier qui menait au sous-sol.
" Mais tu as raison... Il va falloir penser à quelque chose, de toute façon. Mais j'ai l'impression qu'Albérich a des intentions... beaucoup moins radicales que la plupart d'entre vous."

Le barde haussa les épaules. Manifestement, cela ne l'inquiétait guère.
-Si tel est le cas, nous le convaincrons de devenir raisonnable, dit-il. De toute façon, il serait inhumain de demander aux gens de rester les bras croisés pendant que leur conjoint, leurs enfants, leurs parents, leurs amis ou tout simplement la moitié des membres de la Communauté sont entre les griffes des Ithiliens.

Hubert ne répondit rien, progressant vers le bas d'un pas tranquille, mais néanmoins aux aguets.
" Le problème, c'est que l'impulsion première n'est pas toujours la bonne solution. Les émotions parlent, on leur obéit, et puis on échoue, alors même qu'on pensait avoir le bon droit de son côté. Ensuite, il n'est pas toujours possible de revenir en arrière."
Il était tellement, tellement bien placé pour le savoir, depuis si longtemps.
" Il y aura peut-être moyen de faire plier Albérich. Assez facilement, sans doute, car il aura à coeur de laisser la majorité s'exprimer et il se rangera à ses décisions par conviction... Mais est-ce que ce sera raisonnable ? Je n'en sais rien."

-Raisonnable ? Je ne sais pas non plus. D'un autre côté, tout notre projet peut être jugé déraisonnable. D'aucuns ne se sont pas privés pour nous le dire tout au long de notre trajet jusqu'aux Landes et pourtant, nous avons réussi. Du moins, nous avions réussi jusqu'à ce que nous soyons victimes de ce terrible coup du sort... De surcroit, je ne vois pas quelle autre option nous avons. Attendre de l'aide ? Bigre, elle risque de ne pas arriver avant des mois et des mois...
Il soupira.
-Je ne dis pas que nous devons assaillir la forteresse à la première occasion, sans prendre aucune précaution. Mais je pense qu'en prenant notre temps, en mettant toutes les chances de notre côté, en profitant des atouts de cette cité avant qu'eux-mêmes n'en profitent... Il y a moyen de leur rendre coup pour coup.
Il grimaça.
-Je sais, je suis revanchard. J'essaierai de me tempérer mais... Je ne pourrai pas rester à ne rien faire, je le crains. J'ai besoin de croire... de savoir... Que nous ferons quelque chose pour que triomphe la justice de notre cause. Pour que cette infamie ne reste pas impunie.

" Je comprends. J'ai le même... sentiment, je pense. C'est plutôt un goût, en fait, comme une amertume dans la gorge... En même temps... Il y a tellement d'otages à l'intérieur de cette forteresse, Giovanni... Nous ne savons pas combien... ni où... Même avec les listes qu'ont rassemblées les instituteurs, nous allons rester dans le flou... Qui est mort, qui a survécu... Qui est prisonnier, qui est surveillé, qui est libre ? Si tu devais nous trouver ces informations en allant fouiner dans la forteresse... Ça te prendrait plus de temps qu'il n'en faudrait à une force solarcienne pour descendre jusqu'à nous. Les Lunarons pourraient aussi être très rapidement sur place... Ah..."
Il secoua la tête.
" En fait, je n'en sais rien. Si les Ithiliens se contentent de garder nos gens prisonniers... Négocier pourrait être la meilleure solution pour tout le monde."

-Mais, Hubert, qui va négocier avec eux ? Nous ? Si nous nous montrons, ils dirons "Rendez-vous ou nous tuons les otages". Et nous nous rendrons. Les autorités des villes voisines, voire le conseil luménien ? L'argument des otages pourrait aussi les fiare plier. Et même si l'option militaire est envisagée... Avec la guerre sur Dorrandin, mobiliser des forces en suffisance prendra encore plus de temps que d'ordinaire. Et puis...
Il grimaça, fit un geste englobant le couloir.
-Quant je vois ce que les Anciens étaient capables de faire, ce dont nous n'avons eu pour l'heure qu'un aperçu infime mais impressionnant, je n'ai pas envie que tout cela tombe entre les mains d'Ithilion. Nous leur avons pris des livres rares, certes. Nous avons investi cet endroit, d'accord. Cependant, la cité est immense... Quelles armes, quels pouvoirs s'y cachent encore, prêts à être récupérés par des gens malintentionnés ?

" C'est autre chose, ça, dit Hubert. Nous pourrions très bien décider d'empêcher les Ithiliens de mettre la main sur la technologie des Anciens sans nous soucier... Non, ce n'est pas le mot... sans nous consacrer à la libération des otages."
Il secoua la tête.
" Toutes ces choses se discuteront au conseil, puis en assemblée, de toute façon. Et Marthe sera de retour dans les jours qui viennent. Albérich se pliera fatalement à ce que Marthe décide. Il a trop à se faire pardonner, et elle est la conseillère légitime qu'il n'a fait que remplacer. Si Marthe veut la confrontation, tu auras ce que tu veux, n'aie crainte."

-Ce n'est pas ce que je veux.
Le barde s'était brusquement immobilisé et sa voix était moins assurée.
-Je déteste la violence, Hubert. Jusqu'ici, je n'y avais jamais été confronté. j'étais juste un artiste bohème à la mode, habitué depuis son plus jeune âge au luxe et à la facilité. Jusqu'ici, je ne m'étais servi de mon arbalète que pour faire le malin lors de stupides concours d'adresse.
Il prit une profonde inspiration.
-Les morts-vivants, c'était horrible mais... Il ne s'agissait que de monstres, de monstres tellement moches, de surcroit, que les abattre était accomplir l’œuvre de ma déesse. Les cannibales, c'était rude, mais... Ils étaient tellement sauvages et... primitifs qu'on pouvait presque les déshumaniser sans y réfléchir, presque oublier qu'il s'agissait d'êtres pensants comme nous... Mais les Ithiliens...
Il ferma les yeux. Inspira profondément.
-Je ne veux pas les combattre. J'ai juste l'impression que c'est ce que nous devons faire.

" Je comprends. J'ai beau être paladin... vivre par les armes depuis longtemps... J'ai tué très peu d'êtres humains, au cours de ma carrière. Et je suis formé pour combattre le mal. Les Ithiliens... les Ithiliens ne sont pas mauvais. Sans doute certains d'entre eux sont-ils dévoyés, et il y a Lothar, bien sûr, et les mercenaires qui nous ont trahis..."
Il ne voulait pas mentionner Louis, pas maintenant.
"... Mais les autres, ce sont juste des soldats qui ont obéi aux ordres, et une cité-nation qui estime probablement que Clairétoile lui revient. Je n'ai pas envie de me battre, moi non plus, même si je n'ai pas peur de le faire. Mais je ne suis pas certain que ce soit la solution la plus... prudente... Je n'en sais rien. Vraiment, je n'en sais rien. Dans le feu de l'action, je chargerais probablement... mais là... ici... maintenant... Non. Les choses ne me semblent pas claires."

-Hubert...
Songer à l'assaut ennemi lui était visiblement difficile. Très difficile.
-Cette nuit, j'ai été touché par deux carreaux, et frolé par une demi-douzaine d'autres. C'était l'expérience la plus douloureuse de toute mon existence. Et pourtant, je suis heureux d'avoir été atteint. Parce que...
Il déglutit péniblement.
-Parce que quand j'ai déboulé en vitupérant, j'ai très nettement vu les arbalétriers viser plus haut. Pour me cibler moi. Ce qui implique qu'auparavant, ce sont tes écuyers qu'ils visaient. Tes écuyers qu'ils allaient abattre.
Il toussa dans son poing.
-Hubert, tous les soldats sont-ils prêts à massacrer des enfants ?

Hubert ne put s'empêcher de ressentir un élan de compassion pour le barde, pour ce qui paraissait être son premier sang. Giovanni avait raison : il n'était pas taillé pour l'aventure. Dans le même temps, il s'en sortait superbement bien, avec une résilience remarquable.
" Pas tous, non. Mais dans le feu de l'action... la plupart tenteraient d'arrêter la progression de deux gosses qui veulent manifestement en découdre, surtout s'ils ont des objets non identifiés à la main. Les enfants... sont parfois aussi dangereux que les adultes... C'est quelque part presque surprenant qu'ils aient finalement décidé de tirer vers toi, tous, plutôt que de diviser leurs tirs pour vous arrêter tous les trois."
Il soupira.
" Nous les avons reçu avec violence... A partir de là, l'escalade était inévitable..."

-Encore heureux que nous les avons reçus avec violence ! Nous n'allions pas les accueillir à bras ouverts, tout de même !
Il secoua la tête.
-Mais allez, laissons là ce sujet : je n'ai pas envie que nous nous disputions et de toute façon, discuter de pareilles choses en étant épuisé, ça n'est pas une très bonne idée.

Hubert fut surpris que Giovanni ait vu dans leur échange le ferment d'une dispute. Dans le même temps, il était conscient de la tension qui animait le jeune homme, de sa révolte émanant de la stupeur, du contraste entre la vie protégée qu'il avait menée jusqu'alors et la réalité de leur situation. Dans le même temps, Etienne l'avait averti, comme il avait avertit tous les colons, des risques inhérents à leur entreprise. Mais Etienne lui-même n'avait pas mesuré la menace ithilienne. Hubert se souvenait qu'Albérich avait soulevé le problème avant même de signer le contrat, et que le chevalier avait écarté le danger en affirmant que les Ithiliens n'oseraient rien.
Il frissonna tout en approchant de la porte de métal. Des pensées désagréables prenaient forme dans son esprit, des pensées dont il ne voulait rien savoir...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue