La Couronne de Cuivre

" Mais qui pourrait avoir une idée aussi stupide ? s'étonna le gamin. Les gens de la Vallée ont l'air très contents de leur sort... Tu ne crois pas que si les elfes ont tué les elfes, c'est justement pour ne pas qu'on puisse impliquer les humains ? Je veux dire... Comment tu sais qu'il y a eu sortilège ? J'imagine que ça doit être plus ou moins impossible à prouver... Ou bien c'est juste parce que toi... ou Wilmarin... Vous pensez impossible que des elfes en aient trahi d'autres ?"

-En ce qui me concerne, je sais très bien qu'il peut y avoir des traîtres parmi les elfes comme il peut y en avoir parmi totues les races. Mais ce ne semble pas être le cas ici. Tu sais, j'étais comme incarné dans le défunt, comme... dans sa peau, en quelque sorte. Et j'ai donc ressenti ce qu'il a ressenti avant de tirer son arme : ses sens se sont brouillés, il avait une très violente douleur au crâne et s'il a frappé son voisin, c'était en réponse à un ordre mental... Par ailleurs, d'après les recherches que nous avons menées sur la scène de crime, les seules traces qui en repartaient se dirigeaient vers la vallée, non vers la forêt.
Il soupira.
-Pour le reste... Je ne vois pas non plus qui pourrait vouloir déclencher une guerre. Mais pour l'instant, je n'ai rien réussi à comprendre, dans toutes cette affaire, et mes hypothèses se sont avérées soit fausses, soit invérifiables. A présent, je m'efforce de continuer sans trop me poser de questions, sous peine d'être découragé. Car avancer si lentement, sans avoir la moindre idée de ce qui se passe, c'est assez éprouvant.

" Hum, dit simplement Victor. Il doit bien y avoir une explication. Les gens qui s'entretuent... Ils ont toujours une raison. Même complètement stupide. Sauf quand ils sont pris de folie, je suppose."
Il haussa les épaules.
" Après, j'espère que ça a quand même un rapport avec Cordélia."

-Je l'espère aussi. Parce que dans le cas contraire, nous n'aurons aucun moyen de la retrouver. Nous n'avons pas pu suivre la piste des cavalier et en dehors de celle-ci... Disons qu'il est impossible d'apprendre quoi que ce soit de la part des habitants de Champsdor qui se fichent complètement des étrangers. Nous nous sommes par ailleurs renseignés sur le seul endroit, en ville, où on aurait pu l'envoyer de force mais... Non, pas de nouvelles têtes là-bas.
Il soupira derechef.
-Ah, quel fichu bourbier... Je te jure que je me méfierai la prochaine fois que Tim me décrira un endroit paisible et charmant.

" Oh, j'imagine que si nous n'avions pas rencontré Cordélia, nous aurions continué à trouver ça paisible et charmant. C'est juste ta propension à attirer les foudres du ciel." railla le garçon, sans méchanceté.
Il glissa les mains dans ses poches.
" Je ne crois pas que Baptiste viendra te voir. Est-ce que je dois lui passer un message ?"

Taliesin grimaça.
-Il est furieux contre moi ?
Quel fiasco, quand même... Il était parti, à la base, pour examiner des ruines et passer du temps avec ses fils. Au final, il avait dû faire des fouilles à peine deux jours et, concernant ses fils, il était contraint de les abandonner des veilles entières quasiment livrés à eux-mêmes - et il ne fallait pas compter sur le chemin du retour pour rattraper cela car, vu le retard accumulé, il devrait songer à payer un mage pour qu'il les téléporte directement à Luménis, sous peine de voir Galathée s'inquiéter au point de leur envoyer une expédition de secours.

" Furieux, non, je dirais pas. Mais je crois que... qu'il préfère te revoir quand tu seras revenu pour de bon. C'est un stressé, qu'est-ce que tu veux ?"
Il haussa les épaules.
" Mais je lui dirai que tu vas bien, que vous progressez, ce genre de choses. Ça lui suffira."

Ce n'était pas pour rien qu'il n'avait pas cherché à aller vers eux : lui aussi aurait préféré les retrouver une fois toute cette foutue histoire terminée. Mais Victor était venu et lui-même ressortirait plus déprimé que jamais de cette rencontre. Quel gâchis, tout de même... Une chose était certaine, cependant : compte tenu de sa "propension à attirer les foudres du ciel", pour reprendre les mots du petit Desmoulins, il ne leur proposerait plus jamais de partir en voyage avec lui. Car cela n'avait aucun sens de partir en expédition ensemble pour, finalement, ne les voir que durant l'aller et, le reste du temps, les obliger à camper quasiment tout seuls dans les bois et dans des conditions plus que précaires. A ce compte là, mieux valait qu'ils restent à la ferme où ils avaient de quoi s'occuper, des amis...
-Dis-lui aussi que je serai très prudent. Et que je suis vraiment désolé qu'on en soit arrivé à cette situation. Mais avec un peu de chance, nous terminerons rapidement notre enquête, l'issue sera heureuse pour toutes les parties concernées et nous pourrons enfin rentrer à la maison.
Il s'arracha un sourire un peu triste.
-Bon courage pour la suite du séjour, Victor. Et à bientôt.
L'instant suivant, désireux de ne pas éterniser les adieux, il se détournait et regagnait l'endroit où il était entré en transe, l'humeur grise et chagrine.

Victor n'ajouta rien et repartit de son côté. Taliesin l'entendit écarter les branchages puis son pas s'éteignit dans les feuilles mortes. Le barde ne demeura pas seul longtemps, cependant. Wilmarin revenait dans sa direction, un sac sur l'épaule. Il se déplaçait silencieuse, sans bousculer la nature autour de lui, et on aurait dit que les arbres s'écartaient pour le laisser passer. Il sourit à Taliesin en l'apercevant.
" L'impatience humaine. Elle est en vous, si profondément."

" C'est vrai, dit l'elfe. En même temps... Si l'impatience se mue en souffrance, elle ne vaut pas grand chose. Et elle mène à l'erreur. Vos fils ne se souviendront même pas d'avoir attendu d'ici trois ou quatre ans. Dans dix, ils auront oublié le nom de cette Vallée."
Il sourit doucement.
" Mais vous pouvez réveiller les jumeaux, ils ont assez rêvé."

-Avec tout le respect que je vous dois, les humains ne souffrent pas d'amnésie concernant tous les événements remontant plus loin que quelques jours ou quelques mois, répondit-il tranquillement. Donc ils se souviendront, malheureusement. Et quand bien même ne s'en souviendraient-ils pas... Dans l'instant présent et pour encore des jours, sinon des veilles, ils sont tout sauf heureux. Le plus jeune est furieux d'être laissé en arrière, sans compter qu'il doit commencer à sacrément s'ennuyer ; le plus âgé, lui, angoisse à l'idée qu'il m'arrive malheur et que se reproduise un drame qu'il a déjà vécu et qui l'a pour le moins traumatisé. Quant à moi, je m'en veux de leur imposer ça, de les laisser en arrière dans une situation qui n'est pas agréable pour eux, de faire passer ce que je considère comme mon devoir avant eux, avant leur bien-être... Un jour, Baptiste m'a dit que je ressemblais un peu à sa mère, avec mon sens du devoir. Je n'ai cessé, depuis, de lui répéter que ce ne serait plus le cas, que ma priorité irait à lui, aux autres membres de ma famille... Aujourd'hui, il doit me considérer comme un fieffé menteur ou penser que je suis comme beacuop d'autres adultes qui assomment les enfants de promesses vides et de paroles creuses.
Il soupira.
-Dire que nous étions partis pour ce qui devait ressembler à des vacances, pour passer du temps ensemble... Au total, si je fais le bilan, nous n'aurons partagé que le trajet aller : depuis, je ne cesse, contraint et forcé, de les remiser de côté.
Il secoua la tête.
-Enfin, ce qui doit être fait... doit être fait.

" Ou pas." dit l'elfe.
Il croisa les bras.
" Vous pouvez décider de rentrer chez vous. Avec les enfants. De laisser la Vallée et ses turpitudes derrière. De laisser les elfes gérer tout ça sans votre intervention."

-Pour être franc, je suis assez tenté, d'autant que cette affaire ne me concerne en rien, que les espoirs de retrouver Cordélia saine et sauve sont pour ainsi dire inexistants et que, en toute objectivité, je ne suis pas très utile pour ce genre de mission.
Nouveau soupir.
-Mais voilà, je me connais : si je pars maintenant et si j'apprends que les choses ont mal tourné, je ne me le pardonnerai pas. Et il n'est pas improbable que cela tourne mal, compte tenu de la gravité des crimes commis et... disons... de la méfiance réciproque entre les peuples. Par ailleurs, je n'ai pas envie qu'il arrive malheur aux habitants de la vallée chez qui j'ai logé, et je ne suis pas sans souhaiter que justice soit rendue pour les elfes assassinés.
Il eut un triste sourire.
[color=#FFFFF66]-Je vais donc continuer ce que j'ai commenc[color=#FFFFF66]é[/color]. Ensuite, je vous demanderai sans doute de m'aider à regagner rapidement Luménis : nous devrions déjà être sur le chemin du retour et mon épouse va finir par vraiment s'inquiéter à force de ne pas nous voir revenir et de ne recevoir aucune nouvelle. Enfin... je me garderai bien de proposer à nouveau pareille excursion à mes fils. De toute façon, je doute qu'ils aient envie de retenter le coup.[/color]
D'autant que d'ici peu, très peu de temps, l'adolescence aidant, ils seraient horrifiés à la seule idée de voyager avec leur père.

Son sourire se fit amusé.
-Et comment pourrai-je les inciter à bannir le mensonge, si j'en use moi-même ? Comment leur expliquerai-je, aussi, ce trou dans le calendrier, cette période qui se sera écoulée, dont ils auront conscience qu'elle se soit écoulée mais dont ils n'auront gardé aucun souvenir ? Non, je vous sais gré de réitérer cette proposition mais... je préfère faire les choses en toute transparence. De toute façon, le mal est déjà fait.
Il redevint sérieux : il était à nouveau temps de mettre ceux qu'il aimait de côté pour faire son devoir envers... de purs inconnus.
-Je vais réveiller les jumeaux.

" C'est vous qui rendez cette solution complexe. Je pourrais vous effacer la mémoire, à vous aussi, et vous ne sauriez jamais rien. Mais c'est vous le seul juge. Et ma proposition tiendra toujours au moment où vous reviendrez."
Il déposa le sac qu'il avait préparé sur un tronc abattu, puis salua le barde et s'éloigna vers l'un des chênes. De leur côté, Dothiel et Caenlin émergèrent, frais et dispos, de leur songe.
" Quelle mine ! Ce vieux Wilmarin t'a fait la morale, je parie !"

-Même pas.
il réprima un soupir - bigre, qu'il avait envie de soupirer, pourtant, et de laisser toute cette panade en plan, aussi...
-Quoi qu'il en soit, nous pourrons partir dès que vous le souhaiterez.

" Nous sommes prêts." dit l'elfe en parlant pour sa soeur.
Dans le paquet que Wilmarin avait apporté se trouvaient des victuailles pour le trajet, mais aussi des vêtements pour que Taliesin puisse se changer. Ils étaient de bonne facture, en bon état, très elfique de coupe, beaucoup plus que ce que le barde avait pu porter ces dernières années. Il pouvait les revêtir dès à présent, ou plus tard, avant de gagner la Vallée. Les jumeaux estimaient plus raisonnable de reprendre la piste qui menait aux lieux de l'échauffourée : c'était celle qu'aurait empruntée n'importe qui arrivant réellement des Tombes.

Ils atteignirent donc la Vallée, ses prés, ses champs, ses potagers, sa route. Ils prirent immédiatement la direction de Champsdor, où ils avaient l'intention de rallier la demeure d'Amrod, l'elfe qui avait accueillit la princesse entre ses murs.
" Allons-nous jouer franc jeu avec Amrod ? demanda Caenlin alors que les murailles de la cité étaient de plus en plus proches. Ou bien penses-tu que nous devons lui cacher les véritables raisons de notre visite ?"

Taliesin - qui avait depuis pris le temps d'enfiler les frusques prêtées par Wilmarin - fronça les souricls, surpris.
-Comment pourrais-je savoir ? Dans l'absolu, je serais pour aller droit au but mais... Je ne le connais pour ainsi dire pas, ne l'ayant rencontré qu'une seule et unique fois. C'est vous qui le connaissez et qui êtes donc le plus à même de juger de la meilleure approche.

Les jumeaux s'entreregardèrent.
" Nous ne l'avons plus vu depuis très longtemps. Trente ans, au moins.
— Je ne suis pas sûr de savoir ce que j'en pense...
— Mais si tu as l'impression qu'il faut y aller franco... Faisons ça, oui."

Taliesin était déstabilisé, il devait bien l'avouer.
-La dernière fois que nous avons parlé de lui, vous m'avez assuré qu'il n'y avait aucune chance pour qu'il soit un traître, qu'il s'était dévoué en s'installant à Champsdor et qu'il avait dû être parmi les premiers à harceler les autorités pour savoir ce qui était arrivé à la princesse... Dès lors, je ne vois pas de raison de lui mentir...
Si c'était à lui de décider ce qu'il convenait de faire envers un individu qui lui était totalement étranger alors que les personnes le connaissant ne savaient qu'en penser, ils étaient bien mal engagés.

Il leva les yeux au ciel.
-Je lui ai rendu un petit service quand je me suis présenté chez lui pour rencontrer la princesse. Trois fois rien, juste un avis concernant un instrument qu'il avait acquis... Mais peut-être cela suffira-t-il à nous assurer ses bonnes dispositions quoi que vous ayez pu lui faire par le passé.
Il fallait l'espérer, en tout cas. Parce que si le marchand refusait de les aider, ils devraient renoncer à leur enquête, puisqu'il était le seul à pouvoir la faire avancer.

" Tu vas te présenter à lui sous ta véritable identité, alors ?" l'interrogèrent les jumeaux.
Dothiel pinça les lèvres.
" Ou alors tu changeras d'identité chaque jour ? Comment imagines-tu agir ?"

" C'est certain que le fait que tu te sois volatilisé pendant plusieurs jours ne plaide pas en ta faveur...
— Sans compter que, mine de rien, tu es un elfe. Même si ta loyauté n'est pas acquise à notre peuple, ce n'est pas ce que supposeront les gens, par défaut."
Caenlin avait énoncé cela sans la moindre hostilité.
" Il faut néanmoins que tu te trouves une identité... Ne fut-ce que pour franchir ces portes... Nous avons déjà été repérés par plusieurs humains sur la route et je ne serais pas surpris que les gens de Champsdor nous attendent déjà... D'une manière ou d'une autre."

-Désolé, mais la tentative de meurtre dont j'ai été l'objet, sans parler du fait que les assaillants considéraient comme un "dommage collatéral" ne les émouvant nullement la possible mort d'un de mes fils, ça ne m'a pas exactement donné envie de m'attarder par ici. Pour le reste...
Il haussa les épaules.
-Disons que je m'appelle Finrod et que je suis de votre clan. De toute façon, je vous laisserai parler. Comme vous vous présentez en ville sous vos véritables identitées, c'est préférable.
Finrod, un nom d'emprunt qu'il avait déjà utilisé, à Mélandis, alors qu'il s'efforçait de sauver Baptiste. C'était un peu ironique de l'employer à nouveau alors qu'il était forcé de laisser le même Baptiste se ronger les sangs pour une durée indéterminée mais... c'était tout ce qui lui était venu à l'esprit.