[Lieu] La ferme Desmoulins

[Taliesin]

-Malheureusement, je ne sais pas du tout combien de temps ça durera, avoua-t-il. J'espère que ce sera plus court, mais mieux vaut envisager quelque chose de long, histoire de ne pas avoir de fausse joie.
Il s'arracha un sourire vaillant.
-Mais le plus important, c'est que je reviendrai. Vous ne devez pas en douter. Pour être totalement franc, si je n'avais pas eu de sérieuses assurances quant à l'issue positive du procès, je n'aurais pas remis les pieds sur Helonna. Nous aurions trouvé un moyen pour que tu nous rejoignes, Victor, puis nous serions allés nous installer loin d'ici. Je n'aurais pas pris le risque d'encourir une peine de prison ou pire encore. Je ne le pouvais pas pour Galathée, pour vous, pour les jumeaux... Mais j'ai eu ces assurances, donc. Et je reviendrai. Même si c'est dans plusieurs veilles.

[Galathée]

Victor parut incrédule.
" Tu crois que c'est possible qu'ils ne te condamnent à rien du tout ? demanda le petit garçon. Je veux dire... ça parait quand même... vachement optimiste... A quoi ça sert de faire un procès, si tout est déjà décidé à l'avance ? Ils peuvent pas juste prononcer un jugement à distance, alors ?
— Tu as eu quoi comme assurances ?"

[Taliesin]

-Kerun s'est montré très confiant et, vous pouvez m'en croire, s'il avait eu le moindre doute, il m'aurait encouragé à ne pas rentrer. Et sa certitude que l'issue serait positive est partagée par mon avocat.
Il se tourna vers Victor.
-Il y aura condamnation, tu sais. Par exemple, j'ai déjà été informé que j'aurai interdiction de me livrer à des activités politiques quelles qu'elles soient. Je pourrais éventuellement être banni des limites de la capitale mais mon avocat n'y croit pas. Bref, je ne serai pas simplement acquitté, même si la peine s'avérera légère. Par contre, il y aura des négociations, en coulisses, et là, je devrai offrir quelque chose aux Luméniens. Kerun a suggéré que je rejoigne les services secrets : personnellement, je ne vois pas comment ce serait possible, notamment parce que je suis un étranger. Néanmoins, l'idée est là : je devrai prendre des engagements, rendre des services.

[Galathée]

" Moi je trouve que tu rends déjà beaucoup trop de services à Luménis, fit Victor. Tu te coltines déjà deux fichus orphelins de cette ville, alors franchement... Faut pas pousser non plus."
Baptiste rit.
" Moi je trouve que c'est bien. Tu n'es plus vraiment un étranger. C'est une bonne ville et je suis sûr que tu peux lui apporter beaucoup."

[Taliesin]

-Ce serait aussi une juste compensation, puisque je suis l'une des causes qui y ont semé le chaos. Peut-être les conseillers ont-ils cette idée à l'esprit. Mais, surtout, ils savent que je peux rendre des services, comme ça a été le cas à Vallonsec : je serai beaucoup plus utile à la cité libre que derrière les barreaux. Tout ça pour dire que vous n'avez pas de souci à vous faire quant à l'issue du procès : je reviendrai dès qu'il sera terminé, je ne serai plus assigné à résidence... J'aurai juste pris dess engagements.

[Galathée]

" Ils n'ont pas intérêt à te garder ! S'ils le font, Corwin et Brand viendront te délivrer !
— De toute façon, si tu chantes à tue-tête, ils te libéreront rien que pour épargner tes oreilles.
— Puis tu cacheras le pipeau dans ton caleçon, d'accord ?
— Ça risque d'être dis..."
Mais Baptiste s'interrompit car une petite silhouette venait d'apparaître sur le chemin. Pendant une seconde, Taliesin pensa qu'il s'agissait d'un des deux ouvriers agricoles que Guillhem avait embauchés, mais alors que l'homme approchait, il réalisa que ce n'était pas le cas.
" Salut les jeunes ! On bronze pendant que ça trime à la ferme, je vois !"
Bronzé et les cheveux un peu trop longs, Guéric leur sourit de toutes ses dents.

[Taliesin]

Ah, quelle guigne !
Il était heureux de revoir son ami, là n'était pas la question. Mais savoir qu'il revenait à la ferme pile quand lui-même s'apprêtait à aller moisir dans un cachot qu'il ne pourrait donc profiter de sa présence, cela ne rendrait le départ que plus difficile.
D'un autre côté, avec sa bonne humeur et son entrain, Guéric pourrait faire un bien fou, ici...
Quoi qu'il en soit, Taliesin se leva et vint à sa rencontre pour le saluer dignement.
-Paresser au soleil est une obligation professionnelle dans la mesure où si un barde a moins bonne mine qu'un marin, c'est le déshonneur assuré !

[Galathée]

Le halfelin lui serra chaleureusement la main.
" Pourtant, si tu veux conserver ton teint de pêche, t'as pas intérêt à rester trop exposé, mon gars. A moins que la peau d'elfe ne réagisse pas comme celles de nous autres, pauvres mortels. Ce qui est sans doute le cas. Les dieux sont cruels. Ou pas. Tu n'auras jamais ma belle couleur caramel."
Il se tourna vers les garçons.
" Plancton, les gars, vous voulez pas arrêter de grandir ! En hiver, normalement, on fait la pause !"
Baptiste et Victor le saluèrent à leur tour.
" Une connaissance commune dont on ne doit pas prononcer le nom m'a demandé de venir faire gardien d'enfants dans les veilles qui viennent, alors me voici. Je suis prêt à entendre toutes les directives. Mais j'ai une écriture de cochon alors... vaut mieux oublier la partie sur la classe."

[Taliesin]

C'était gentil de la part de Kerun d'avoir eu cette idée. Et gentil de celle de Guéric d'avoir accepté.
-Alors ce sont eux qui te feront école ! En échange, tu pourras leur apprendre à faire des nœuds, leur montrer comment tu travailles le bois, leur donner d'intéressantes leçons de géographie en leur décrivant les contrées lointaines que tu as visitées... Quant aux consignes, je n'en ai pas vraiment : de toute façon, c'est Guilhem le capitaine !

[Galathée]

" Je pense que je devrais parvenir à servir sous ses ordres." dit le halfelin avec un clin d'oeil.
Victor sourit.
" On a des halfelins qui viennent travailler, tu savais ?
— J'ai entendu dire, oui. Des bouseux.
— Ce n'est pas gentil, ça, dit Baptiste.
— Bah... Je ne suis pas gentil, Baptiste, tu sais ça. Mais n'essayez pas de me classer avec ces gars de la campagne, d'accord ? Moi, les épis de blé, ça ne m'a jamais fait fantasmer."

[Taliesin]

-Jusqu'ici, non. Mais je suis sûr que si tu y penses bien, tu les considéreras désormais d'un œil différent. Leur couleur dorée te rappellera mon ondoyante chevelure et tu te diras : "Oh, mon vieux pote Taliesin me manque, il faut que j'aille lui dire bonjour !".
C'en était fini de la discussion grave et sérieuse qu'il tenait encore avec les garçons seulement quelques instants plus tôt. Mais ce n'était pas grave : à son sens, ils s'étaient dit l'essentiel.

[Galathée]

" Misère, parfois j'ai envie de me cacher derrière un buisson." souffla Baptiste, suite aux dernières paroles de Taliesin.
Guéric rit de bon coeur.
" Baptiste, mon vieux, avoir honte de ses parents... ça fait partie de la vie, malheureusement. L'important, c'est d'être fier au moins autant."

[Taliesin]

Nullement honteux de sa sortie - s'il ne disait pas des bêtises de temps à autre, il ne serait plus lui-même -, le barde jeta un regard en direction de la ferme.
-Bon, et si nous allions nous installer dans la salle à manger ? Ainsi, tu pourrais commencer à nous narrer tes voyages tout en buvant un petit quelque chose...
L'arrivée du halfelin avait cet autre avantage : on ne parlerait guère du lendemain. Sinon pas du tout, avec un peu de chance.

[Galathée]

Ils se retrouvèrent donc installés devant un verre de poiré, dans la salle à manger. D'autres Merlus avaient fait leur apparition et Guéric se lança dans un court récit de ses pérégrinations... Peu aventureuses, en réalité, car l'hiver n'était pas propice à la navigation. La Liberté était restée dans les environs de Luménis, descendant une fois jusqu'à Antelucas, montant une fois jusqu'à Haradhar, pour écoler un nouvel équipage. Constance envoyait ses salutations, tout comme Seskan. Pour l'heure, la Réunion n'avait pas repris ses activités : la guerre mélando-manostienne rendait toute traversée et toute activité en terre dorrandine compliquée. Il ne savait pas ce qu'il était advenu de leurs amis restés à Mélandis : ni de Perceval et Lena, qui s'étaient sans doute mêlés aux Manostiens pendant la guerre, ni des Moandrites. Sur ce dernier point, Kerun lui avait clairement fait comprendre qu'il avait plutôt intérêt à oublier même qu'ils avaient existé. Mais évidemment, le halfelin avait la langue bien pendue et n'était pas du genre à la fermer, même en compagnie de l'agent secret.
Il s'enquit ensuite de la ferme, s'extasia devant les bébés et leurs progrès, charria les gosses avec bonne humeur, comme s'il n'était jamais parti.

[Taliesin]

Un bout-en-train parmi eux : voilà exactement ce dont ils avaient besoin. Galathée, les garçons et le reste de la maisonnée pour leur mettre du baume au cœur en son absence, pour leur remonter le moral. Lui-même, pour éviter de trop songer à ce qui l'attendait dès l'aube suivante... Il pourrait, en somme, profiter de sa dernière journée de lumière avant la plongée dans l'ombre. Une plongée qui ne durerait que quelques veilles, c'est-à-dire rien à l'échelle d'une vie, à l'échelle de l'avenir. Mais une plongée qui ne s'en avérerait pas moins éprouvante, voire destructrice...
Bah, il se reconstruirait quand il serait rentré;

[Galathée]

La fin de journée se déroula dans une ambiance tranquille. Guéric déballa ses affaires dans la grange, comme la dernière fois. Les enfants voulurent tester son hamac les uns après les autres et, résigné, il supervisa leurs acrobaties. Baptiste disparut dans la cuisine de bonne heure, embauchant deux marmitons pour l'occasion. Galathée apprit à Taliesin qu'il aurait intérêt à faire honneur au souper en préparation : le garçon avait l'intention de "lui donner des forces et des réserves."
Ce fut plantureux et délicieux. Puis la soirée se déroula sur la ferme et les deux garçons vinrent lui souhaiter la bonne nuit. Il y avait de fortes chances qu'ils ne soient pas levés quand il devrait partir, le lendemain.

[Taliesin]

Il fut tenté de les serrer contre lui mais n'en fit rien : il ne fallait surtout pas que la scène prenne les contours d'adieux... Il se contenta donc de leur sourire et de leur souhaiter bonne nuit, tout simplement. Pour autant, il n'en menait pas très large et savait que cela ne ferait qu'empirer au fil des heures. Enfin, il se croyait malgré tout en mesure de donner le change. Sans doute cela ne tromperait-il personne, mais cela aurait au moins l'avantage de l'obliger à tenir bon, à ne pas laisser libre cours à l'angoisse et aux idées noires.

[Galathée]

Les garçons n'essayèrent pas de faire traîner les choses. Ils montèrent ensuite les escaliers à la suite des Merlus qui les avaient devancés. Callie et Guillhem se chargèrent de la mise au lit, tandis que Galathée s'occupait des jumeaux — non sans leur avoir obtenu un baiser de leur père, à eux aussi.
Taliesin demeura donc à table avec Guéric. Celui-ci ne le laissa pas s'abimer dans ses réflexions grises et reprit le récit de ses aventures automno-hivernales, jusqu'au retour des autres adultes. Guillhem déboucha une bouteille d'eau de vie et ils discutèrent un moment autour d'un verre. Galathée manifestait de légers signes d'impatience, cependant, et le barde comprit que l'heure d'aller se coucher sonnerait bientôt...

[Taliesin]

Le barde n'était pas particulièrement pressé d'aller au lit car il savait pertinemment qu'il dormirait très peu, voire, plus probablement encore, pas du tout. Néanmoins, il fut sensible aux signaux envoyés par sa compagne et ne chercha pas à prolonger la veillée : sans doute souhaitait-elle lui parler, lui dire au revoir d'une manière ou d'une autre. Il aurait préféré qu'ils agissent exactement selon leurs habitudes, sans rien changer, en faisant comme si rien de particulier ne se produirait le lendemain. Pourtant, il devait aussi assumer face à Galathée, accepter qu'elle lui témoigne son inquiétude et son soutien, à sa façon.

[Galathée]

L'angoisse qu'elle avait refoulé toutes ces veilles émergea quand ils furent en tête à tête. Elle peinait à retenir ses larmes et finalement, il lui sembla que seule une étreinte pourrait la calmer. Ils firent donc l'amour et Taliesin sentit que sa compagne — son épouse en réalité — se donnait avec plus d'abandon que d'ordinaire, lointain écho de leurs premiers ébats, autrefois, quand la mort n'avait pas encore pris le pas sur la vie...
Elle finit par s'apaiser et se nicha dans ses bras pour s'endormir, sans rien lui demander, sans rien dire, glissant peu à peu dans le sommeil à l'abri de sa chaleur.

[Taliesin]

Lui-même ne bascula pas. pas un instant. Le sommeil le fuyait, le fuirait longtemps encore, sans doute plusieurs nuits d'affilée. Il fut tenté de se lever, de s'habiller, de guetter l'aube sinistre en se promenant dans le domaine, profitant du grand air avant d'y être soustrait pour des veilles entières. Il n'eut cependant pas la force de s'éloigner de Galathée, du réconfort qu'il puisait dans sa présence, dans sa chaleur. Réconfort auquel il n'aurait bientôt plus droit, dans la solitude de sa geôle... Alors il ne bougea pas, tentant de concentrer son attention sur la respiration de la jeune femme, sur les bruits familiers et rassurants de la maison assoupie, tentant de conjurer son anxiété croissante en mobilisant les lumineuses images de souvenirs heureux et d'un avenir qui le serait également, du moins l'espérait-il.

[Galathée]

L'aube vint, grise et froide, et Taliesin entendit le trot de chevaux pénétrant dans la cour. Galathée bougea dans son sommeil, sans s'éveiller. L'elfe perçut ensuite le bruit des bottes foulant la terre battue. Dans quelques secondes, les visiteurs frapperaient à la porte, et il serait l'heure de partir pour Luménis. Il était encore très tôt, il était probable que tout le monde dormait encore dans la ferme.

[Taliesin]

Ils auraient quand même pu opter pour une approche plus discrète, songea-t-il en se levant précautionneusement. Envoyer une personne, à pied, pour éviter de réveiller tout le monde... Qu'est-ce que ça leur aurait coûté ? Avaient-ils craint qu'il n'essaie de s'échapper au dernier moment ?
Bah, s'il se mettait martel en tête pour la moindre vexation, il n'était pas sorti de l'auberge, car le pire était encore à venir, et de loin. Et il pouvait déjà se satisfaire qu'ils n'aient pas traîné le chariot jusqu'ici...
Tout à ses réflexions - et tout en essayant de ne pas les pousser trop loin, afin de ne pas rendre les choses plus difficiles encore -, il se vêtit promptement, jeta son sac sur son épaule et quitta la chambre sans un bruit. Sans un regard en arrière, aussi.
Il reverrait Galathée. il reverrait tous les autres. D'ici quelques veilles, quand tout serait enfin terminé.
En attendant, il espérait atteindre la porte avant qu'on n'y toque.

[Galathée]

Le capitaine Rivecendre parut surpris de voir la porte s'ouvrir juste sous son nez et, après un instant d'incrédulité, sourit au barde.
" Bien le bonjour." dit-il à mi-voix.
Il jeta ensuite un coup d'oeil derrière l'épaule de l'elfe, un peu perplexe.
" Vous ne voulez pas saluer les gens avant de partir ? C'est sûr qu'il est tôt mais..."

[Taliesin]

Il secoua la tête.
-Je les ai salués hier soir. Je préfère leur épargner un deuxième service qui serait forcément beaucoup plus difficile.
Il sortit dans le froid de ce petit matin sinistre, referma doucement la porte derrière lui.
-Nous pouvons y aller, si vous en êtes d'accord.
Autant franchir le pas le plus vite possible, sans réfléchir.

[Galathée]

" Comme vous voudrez." dit Rivecendre avec un léger haussement d'épaules, avant de repartir vers son cheval.
Un second garde se trouvait en selle et un troisième cheval harnaché attendait. Dès que Taliesin fut monté, ils repartirent — au pas, cette fois — vers l'arche, puis sur le chemin qui menait à la sortie du domaine.
" Ne vous effrayez pas de l'escorte, lui dit le capitaine. Nous sommes nombreux à pouvoir attester de votre bonne volonté, mais voilà... Nous ne pouvons plus vous obtenir de traitement de faveur, désormais."
Taliesin comprit ce à quoi il faisait référence en gagnant la route principale. Outre le chariot sombre qui se tenait sur le bas côté, une troupe d'une douzaine de cavaliers attendaient. A leur tête se trouvait un homme que Taliesin n'avait jamais vu et qui ne paraissait pas enchanté de se trouver en rase campagne à une heure aussi matinale.
" Bon courage." dit simplement le capitaine en prenant les rênes du cheval.

[Taliesin]

-Merci. Bonne journée à vous, répondit-il, machinal.
Bigre, douze cavaliers, alors que trois fois moins aurait suffit à le maîtriser sans mal !
Mais s'étonner était aussi inutile et déconseillé que s'indigner : ça ne lui amènerait rien de bon, surtout au moral.
Il s'avança donc sans plus attendre vers le fourgon cellulaire. Vu le déploiement de forces, vu les précautions qu'on prenait, il aurait sans doute droit aux fers et peut-être même à un collier pour l'empêcher d'incanter.
Bah, il ferait avec. N'était-il pas un meurtrier et un tortionnaire ? Le moment était venu de répondre de ses forfaits et d'accepter d'être traité comme le criminel qu'il était.

[Galathée]

Il se trompait car le chariot, s'il n'était pas luxueux, n'était pas pour autant inconfortable. Il était en bois renforcé de métal, sans fenêtre sinon quelques petites ouvertures grillagées, mais à l'intérieur, il trouva une couchette placée dans le sens de la marche, propre et rembourrée, ainsi que de quoi se sustenter. Dès qu'il fut à l'intérieur, on verrouilla la porte et il fut plongé dans une pénombre que ses yeux d'elfe percèrent aisément. Une seconde plus tard, des ordres étaient donnés et le chariot s'ébranla à vive allure en direction de Luménis...

[Taliesin]

Le son de la porte qu'on verrouille résonna en lui comme un glas et il lui fallut un violent effort de volonté pour ne pas rester sur cette délétère impression. Elle ne se dissipa pas totalement, néanmoins et, assis sur sa couchette, il demeura un moment immobile, déchiré entre de violentes émotions contradictoires qu'il peinait fort à refouler. Il tenta de reprendre le dessus, de trouver quelque chose à faire. Dormir ? Impossible. Manger ? Il avait l'estomac trop noué pour cela. Alors quoi, rester à être balloté par les cahots de la route, à écouter le lugubre pas des chevaux dans le petit matin blême ? Pas très recommandé... Aussi, en désespoir de cause, tenta-t-il de recourir à la transe elfique. S'il parvenait à se réfugier dans son monde intérieur, dans de chaleureux souvenir, peut-être le réel aurait-il moins d'emprise sur lui. C'était une manière de fuite, il en était conscient. Une attitude lâche. Toutefois, il ne voyait pas comment agir autrement s'il ne voulait pas sortir complètement détruit de ce douloureux épisode. Car il se savait très fragile. Plus fragile que même ceux qui le connaissaient bien ne pouvaient le soupçonner. Le lent travail de reconstruction après sa terrible chute lors de la guerre civile était à peine entamé et il en faudrait bien peu pour tout jeter à bas.

[Galathée]

Le chariot chemina sans ralentir dans la lumière grise de l'aube qui finit par devenir dorée et emplir peu à peu sa cellule mouvante. Par un jeu de miroir, il y fit bientôt jour, car les Luméniens n'aimaient pas l'ombre, même pour leurs condamnés semblait-il. Taliesin entendit petit à petit les bruits de la nature autour de lui, puis les bruits de la civilisation. La terre battue de la route devint pavés de pierre, ils croisèrent d'autres véhicules, d'autres cavaliers, l'elfe perçut des voix, le meuglement d'une vache, puis ils durent passer au pas, malgré les cris de l'un des hommes de l'escorte, qui exigeait qu'on s'écarte pour les laisser passer. Taliesin devina qu'ils entraient dans Luménis quand le bruit devint trop intense, quand l'ombre regagna son chariot comme les façades des demeures masquaient le jeune soleil.
Cette fois, le chariot s'immobilisa quelques secondes, puis repartit, s'immobilisa encore, chemina lentement, tourna à droite, à gauche, à droite encore, petit à petit, contraint par la populace qui se fichait sans doute comme d'une guigne de l'urgence.
Au bout d'une bonne demi-heure en milieu urbain, le chariot s'arrêta une nouvelle fois, des paroles s'échangèrent à l'extérieur, et Taliesin entendit le grondement de lourdes portes qui s'ouvrent. Les chevaux firent un ultime effort et enfin, ils furent rendus...

HRP : je double poste