[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

-Je m'en tire plutôt bien, je crois, répondit le clerc d'un ton léger. Paradoxalement, j'ai l'impression qu'ils m'apprécient davantage depuis que j'ai assommé l'un d'entre eux !
Il se fit plus grave.
-Quant à la manière dont ils vivent ce qui se passe... Je comptais attendre d'en être certain avant de t'en parler mais puisque tu demandes... Il semble que si leur tribu à quitté ses terres ancestrales, c'est à cause des Ithiliens.

[Galathée]

" Oh..." fit Albérich.
Les cannibales loin de leur territoire, il se souvenait de ce qu'en avait dit Varamyr.
" Ils ont reconnu les uniformes, alors... T'ont-ils... dit ce qui s'était passé, exactement ?"

[Taliesin]

Gabriel secoua la tête.
-Pas encore. Ils les ont juste qualifiés d'"ennemis".
Il jeta un regard à sa petite troupe, sagement installée dans un coin.
-J'ai l'impression que ça a été un épisode assez humiliant pour leur peuple et qu'ils ne me font pas encore assez confiance pour m'en parler. Mais j'ai bon espoir que cela arrive avant longtemps. Pour être sérieux un instant... Je crois que c'est de réaliser que les Ithiliens s'en sont aussi pris à nous qui les a poussés à ne pas faire de vagues. Quelque chose du genre "les ennemis de nos ennemis sont nos amis".

[Galathée]

Albérich sourit.
" Faire front commun est effectivement une bonne manière de créer du lien... Mais je ne voudrais pas que ces gosses imaginent que nous allons les armer pour courir sus à ce fameux ennemi. Tu les entraînes sur la voie de la civilisation depuis des jours et des jours... Nous devons les protéger d'un retour à la barbarie. Je sais que c'est facile à dire mais... J'espère que nous pourrons leur montrer que nous sommes forts sans être... forcément violents."
Il grimaça, conscient que son discours ne plairait pas forcément à son jeune collègue.
" Sinon, tout sera à recommencer."

[Taliesin]

-Je suis bien d'accord pour ne pas les armer. Le faire serait par trop horrible. Mais je pense qu'ils perdront toute estime pour nous s'ils ne nous voient pas... prendre d'énergiques mesures contre nos ennemis.
Il sourit.
-Mais nous en prendrons forcément ! On ne va pas rester les bras croisés pendant qu'Etienne et la moitié des nôtres sont prisonniers des Ithiliens... Bref, il n'y a pas de souci à se faire.

[Galathée]

" Non. Bien sûr."
La réaction de Gabriel n'avait rien de surprenant : ce serait la réaction de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce, à l'exception de quelques uns, trop traumatisés par la nuit précédente pour imaginer se relever. Le Luménien tâcha de ne pas y songer dans l'immédiat. Marthe reviendrait, ils discuteraient, il ferait valoir ses arguments et il serait sans doute minorisé. Mais c'était de bonne guerre. Il espérait juste que leurs pulsions vengeresses ne résulteraient pas en un massacre. Gagner pour le principe lui semblait vain.
" Bon. N'hésite en tout cas pas à dire si et quand tu es dépassé."

[Taliesin]

Il opina du chef.
-Bien sûr, je n'y manquerai pas.. Mais honnêtement, je ne m'inquiète pas. D'abord, pour l'heure, ils sont étonnamment disciplinés. Ensuite, je sais pouvoir compter, en cas de besoin, sur l'assistance d'un certain quatuor. Enfin, j'ai bon espoir que certains de nos compagnons finissent par proposer de m'aider. Je crois que nous aurons tous besoin de nous occupe, que l'oisiveté nous serait néfaste et que beaucoup ne tarderont pas à s'en rendre compte.

[Galathée]

" Je sais."
Six mois de cellule sous Nwalk lui avait appris tout ce qu'il avait besoin de savoir sur les dangers de l'oisiveté contrainte. Mais l'être humain était résilient. Ils prévaudraient.
" Si jamais tu en apprenais davantage sur la manière dont les Ithiliens ont chassé leur tribu... Je suis intéressé. Mais je vais te laisser... Bonne nuit, si nous ne nous recroisons pas d'ici là..."

[Taliesin]

-Je mènerai ma petite enquête, compte moi. Sinon, je vais rester ici : j'ai l'impression que les gens qui sont aux thermes ont besoin de calme et, du coup, je n'y emmènerai ma troupe que demain matin. Donc voilà, si tu as besoin de moi dans les heures qui viennent, tu sais ou me trouver.
Il étouffa un bâillement.
-Bonne nuit, Albérich.

[Galathée]

Mais la fatigue rattrapait petit à petit les colons. La nuit précédente avait été courte, la journée difficile, même s'ils n'avaient finalement pas beaucoup bougé pendant l'après-midi, et le Luménien n'imaginait pas que leur sommeil serait serein. Des images, des sons, la violence à nouveau. Il abhorrait la violence. Pourquoi finissait-il toujours par se retrouver en son coeur ? Pourquoi les êtres humains étaient-ils incapables de cohabiter sans heurts, pourquoi devaient-ils se comporter comme des animaux sauvages désireux de marquer leur territoire et de s'arroger la plus grosse part du butin ?
Interrogations stériles, il était fatigué. Mais la convoitise pour des lieux comme Clairétoile n'aurait jamais de fin. Il faudrait vider les bâtiments, épuiser les mines, et alors seulement la paix serait possible. Etienne n'avait-il pas vu qu'une petite bourgade rurale était beaucoup plus prometteuse, quand on voulait créer un paradis ?
Il s'assit dans un coin et laissa son esprit dériver.
Ce n'était pas complètement vrai. Même Combeloup avait attiré des convoitises. Des bergers et un petit donjon de pierre.
Il y avait toujours un fou pour désirer, contraindre et prendre.
Il se frotta le visage des deux mains. Les jours à venir seraient complexes et il espérait que Marthe arriverait avant que quelqu'un ne lui demande de décider de la suite.
Mais il savait qu'il ne pouvait pas encore dormir : il fallait d'abord qu'il prête son épaule à Hubert, quand il reviendrait des thermes.

[Taliesin]

Peut-être ne tarderait-il pas à le faire.
En effet, dans les fameux thermes, personne ne semblait désireux de se prélasser.
Pourtant, les lieux étaient splendides, quoiqu'à la seule lueur des élémentaires et d'une poignée de torches, on ne put qu'avoir un aperçu très limité de leur magnificence.
Pourtant, l'eau chaude était on ne peut plus agréable, tout comme la possibilité de se décrasser.
Mais... L'humeur n'était pas à la détente, tout simplement.
Même les Sunites ne se délassaient pas. C'était dire...

[Hubert de Maleval]

Hubert se décrassa rapidement. Les soins dont il avait bénéficié au coeur de la bataille n'avaient pas effacé les étoiles sanglantes qu'avaient laissées les carreaux d'arbalète en le transperçant. Il en compta sept, dont deux qui auraient pu le tuer s'ils n'avaient été freinés par sa cotte de mailles. Cette vision le paralysa un moment, comme il tentait d'en prendre la mesure. Comme bien des colons rescapés, il était menacé par ces instants de pause, quand son esprit avait la liberté de vagabonder et de revenir sur la nuit passée...
Il se reprit, sortit de l'eau et alla rapidement se sécher près d'un des élémentaires. Ensuite, il repartit vers la salle qui leur servirait de dortoir.

[Taliesin]

Il la trouva bien plus silencieuse qu'à son départ : ne subsistaient plus que quelques conversations murmurées, ici ou là.
Il la trouva bien plus sombre, aussi : la plupart des torches avaient été masquées.
Il remarqua aussi que le groupe avec qui il avait dormi la veille s'était reconstitué. Peut-être pour être prêt à se rendre utile immédiatement si on avait besoin de lui, Giovanni s'était installé non loin d'Albérich, en compagnie de ses apprentis. Ses écuyers étaient là, eux aussi, et ils ne manquèrent pas de lui souhaiter la bonne nuit avant de s'étendre. Alban resta même à l'observer quelques instants, comme s'il hésitait à lui parler. mais peut-être son expression l'amena-t-elle à penser que ce n'était pas le bon moment car il se coucha finalement sans rien ajouter.
Autour d'eux, l'on sombrait lentement dans le sommeil. Du moins, on en donnait l'impression.

[Galathée]

Comme Hubert s'approchait, Albérich se leva et lui sourit doucement. Il franchit rapidement la distance qui les séparai, retourna dans le couloir et mit le cap sur la cour intérieure la plus proche, espérant que la douce chaleur des jardins contribuerait à détendre son ami.
Hubert ne protesta pas, le suivit d’un pas lent, et dès qu’ils furent hors de vue du groupe, Albérich glissa son bras dans le creux de son coude et posa la tête contre son épaule. Il n’en obtint qu’un soupir encore plus misérable.
« Dis-moi ce qui te mine, murmura-t-il finalement, alors qu'ils commençaient à entendre le chant des grillons.
— Ah ! Par où commencer... »
Albérich l’arrêta, l’obligeant à se tourner vers lui.
« Hubert, je suis prêt à l'entendre. Même si nous devons y passer la nuit. Je vais avoir besoin de toi... Nous allons tous avoir besoin de toi dans les jours à venir... Or... Tu es... tellement troublé que j’ai l’impression que le moindre instant de silence t’aspire dans un tourbillon... Et je n’ai pas envie que tu sombres. »
Le paladin pinça les lèvres. Le couloir obscur masquait ses traits mais Albérich devinait son expression dans les ombres.
« J’ai encore failli, n’est-ce pas ? J’ai été me brûler. Ils auraient pu me tuer ou me capturer... Sans ton intervention, c’est ce qui ce serait produit...
— Oui. Mais je suis intervenu.
— Comme hier, et avant-hier encore... Albérich, je ne suis plus jamais... fiable, n’est-ce pas ? J’en ai honte et dans le même temps... J’ai tellement l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait... ce que je devais... Demain... demain, je recommencerai. Tout ce feu, en moi, je ne le maîtrise pas. Et je ne suis pas sûr que j’en ai envie... Ah... Je ne sais plus où j’en suis.
— Hubert. Ton sens du sacrifice... Je sais qu’il est... profondément ancré en toi. Mais tu dois pouvoir choisir tes combats.
— Il y avait des civils, là haut... En me portant à leur secours, j’ai permis à trois ou quatre personnes supplémentaires de s’enfuir. Ces trois ou quatre personnes... justifient ma décision et mon acte. Tu vas me dire que je devrais penser à plus long terme, que ma contribution dans les jours à venir est plus importante que la vie de trois personnes. Mais non, Albérich, non. Je ne peux pas décider de sacrifier trois individus pour le bien du plus grand nombre. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas moi. Comme avec Alban, hier... Je ne peux pas laisser quelqu’un derrière et sauver ma propre peau. Un paladin ne fait pas ce genre de choses. Ces gens sont sous ma responsabilité. Les deux paladins sunites ont donné leur vie, et personne n’estime que c’était stupide...
— Tu es le chef militaire de cette expédition, Hubert...
— Je ne l’ai jamais voulu. J’ai quitté Solarcis... en espérant retrouver la liberté d’être... ce que je suis... »
Le Luménien lui toucha la joue, puis posa les lèvres sur les siennes, une seconde. Le paladin lui rendit son baiser, le serrant brusquement contre lui, avant de le relâcher et de s'écarter en direction du jardin. Albérich le rattrapa en quelques pas.
« Je suis désolé que tu sois à nouveau... contraint. Mais...
— Je dois assumer, oui. Je sais. Je n’y arrive pas. »
Le clerc songea à la nécessité qu’il y aurait à préserver Hubert contre son gré. Ni Edgar, ni Gaspard n’avaient la carrure pour prendre sa place dans l’immédiat. Il devait, oui, se faire violence. Et il faudrait y veiller.
Ils se glissèrent sous la verrière, dans la tiédeur du parc assoupi.
« Et puis il y a Louis... Je n’arrive pas à... faire la part des choses.
— Dans quel sens ?
— La trahison... Je veux dire... C’est un chevalier... Il a prononcé des voeux... Il a vécu avec nous. Nous avons partagé des repas, une tente... Il connaissait chacun d’entre nous, les hommes qui sont tombés sous ses yeux... Il m’a désigné à leurs tireurs, Albérich. En sachant ce qui allait se produire... Nous n’étions pas amis, mais... A quel point faut-il être dévoyé pour... infliger sciemment ce genre de souffrance à autrui ? »
Il secoua la tête.
« Je n’ai jamais aimé Louis, mais je ne l’aurais jamais cru capable... Jamais. Et maintenant je pense à Etienne et... C’était son amant, tu sais ?
— Non, je l’ignorais. Mais tout compte fait... ça ne me surprend pas. Ah dieux...
— Une part de moi imagine qu’il sanglote dans le fond d’une cellule... et l’autre... l’autre part de moi imagine qu’ils sont de mèche.
— Quoi ?! Mais tu ne peux pas penser une chose pareille d’Etienne !
— J’essaie. Mais en même temps... Je crois Gaspard quand il dit que jamais Louis n’aurait trahi l’homme qu’il aime.
— Il espère peut-être le gagner à sa cause... le convaincre que c’est la meilleure issue pour Clairétoile... ou Gaspard se trompe.
— Non. Je ne sais pas. Réfléchis. Louis a dû entrer en contact avec les Ithiliens hors de la colonne, pour les mener jusqu’à nous. Or, sans les cannibales, ce contact n’aurait jamais eu lieu...
— Tu ne vas pas imaginer que les cannibales sont... liés à un plan, maintenant ? Ce serait incroyablement... tiré par les cheveux..."
Mais pas impossible, pas du tout, compte tenu de ce que lui avait révélé Gabriel. Il choisit de ne rien en dire, cependant. Hubert n'avait pas besoin d'incertitudes supplémentaires.
" Souviens-toi que Louis n’était pas enchanté à l’idée de retourner à Grand Estuaire. Or, s’il avait su que c’était nécessaire pour son plan, il aurait dû le faire sans grincer des dents. C’est Etienne qui a estimé qu’il était le mieux placé pour ce travail.
— Tu y vois la patte d’Etienne et moi j’y vois la preuve que Gaspard est probablement tombé sur les Ithiliens par hasard, qu’il est leur otage, et qu’il est contraint à les aider. On lui a peut-être promis d’épargner Etienne s’il collaborait. L’amour peut pousser à ce genre de choses. »
Hubert pâlit et se détourna.
« Si jamais nous devions nous retrouver dans la même situation...
— Chut. Tu n’as pas besoin de dire, ni d’imaginer ces choses. Nous savons tous les deux ce qu’il adviendrait, et je ne voudrais pas qu’il en soit autrement. »
Hubert relâcha sa respiration.
« Je nous ai mis en danger. Tu avais foi en moi et...
— Hubert. Non. Nous n’y reviendrons pas. »
Le paladin lâcha un léger gémissement.
« Louis a pu vouloir gagner du temps, en imaginant que nous triompherions...
— Il n’avait aucune raison de m’identifier, Albérich. Il l’a fait parce qu’il voulait le faire. Rester silencieux ne lui coûtait rien !
— Tu n’en sais rien. Peut-être est-il sous l’emprise d’un sortilège de domination. Les Ithiliens n’ont sûrement pas laissé les choses au hasard : ils savaient à quoi s’en tenir nous concernant. Ils n'ont sûrement pas constitué une force purement guerrière...
— J’espère qu’il n’est rien arrivé à Frida. C’était quelqu’un de bien, fiable... Elle ne méritait pas... et Louis... Il était ambivalent dès le début. Attaché à ses privilèges. Je me souviens du foin qu’il a fait quand il a fallu qu’il cède son destrier pour l’atteler aux chariots...
— Ecoute, Hubert. Même si tu doutes de Louis... Ne doute pas d’Etienne. Rappelle-toi que Chauntéa nous a dit qu’il n’y avait pas d’âme noire dans ton état-major.
— Lothar et Louis étaient tous deux dans mon état-major. Voilà qui me fait une belle jambe ! »
Albérich grimaça : le paladin n’avait pas tort. Mais sans doute ni l’un ni l’autre n’étaient-ils vraiment mauvais... Le mercenaire était vénal et égoïste, sans principes moraux. Le chevalier... Albérich était de plus en plus persuadé qu’il agissait sous la contrainte. Etienne avait mis toute sa vie, toute son énergie dans ce projet, il se souvenait encore de son angoisse lorsqu’ils en avaient parlé quelques jours plus tôt. Non. Louis n’avait pas pu jeter tout ça aux orties.
« Je persiste à croire que Louis a été piégé... et qu’Etienne est... probablement dans un sale état. »
En imaginant qu’ils soient toujours vivants, l’un et l’autre.
« Mais tu sais, dans le fond, ça n’a pas grande importance. Le pourquoi ne nous aidera pas à en sortir.
— Je n’ai pas encore sondé les hommes de Louis qui font partie des rescapés. L’un d’entre eux peut avoir décidé de nous accompagner pour mieux nous frapper dans le dos. »
Albérich soupira.
« Fais ce que tu dois, mais ne deviens pas méfiant de tous, Hubert.
— Si c’est nécessaire pour notre salut, je le deviendrai sans hésitations. »
Il passa une main sur son visage.
« Dieux, si tu savais combien je regrette de nous avoir embarqués dans cette histoire...
— Ne regrette rien. Nous pouvons aider ces gens. Tu les aides déjà, beaucoup, depuis le début. Ensemble, toi, moi, d’autres, nous ferons la différence, quelle qu’elle soit.
— Tu es tellement plus solide que moi, Albérich. Tu as vu l’ombre, et elle t’a meurtri... Mais elle t’a rendu incroyablement fort, en même temps...
— Si c’est le cas, c’est une belle revanche, et je l’embrasse bien volontiers. Mais tu es fort, toi aussi. Simplement tes moments de désoeuvrement sont à la hauteur de tes moments de foi.
— C’est la nuit. Je suis toujours sensible, la nuit. Je ne m’en étais jamais rendu compte, avant ce voyage... Est-ce que c’est Lathandre ? Est-ce que c’est mon sang ? Je n’en sais rien...
— La journée a été difficile. Mais tu dois te purger d’hier. Il y a toujours une nouvelle aube. Tu dois avoir foi."
Le paladin acquiesça puis l'étreignit brusquement, avec fièvre, et ils s'embrassèrent un long moment. Albérich savoura l'instant sans retenue, mais le rompit lorsqu'il perçut les ferments d'une émotion plus extrême chez son compagnon. Pulsions de vie contre visions de mort. C'était tentant. Mais ce n'était pas le moment. Hubert soupira en le relâchant, gardant une main dans ses cheveux, une autre enserrant sa taille pendant encore de longues secondes. Albérich lui sourit dans la pénombre, n'ignorant pas qu'il pouvait le voir.
" Nous profiterons du futur, je te le promets.
— Je vais avoir foi en ça, alors." répondit le paladin.
Il était tentant de s'allonger dans l'herbe odorante et de passer la nuit sous les étoiles, mais les deux hommes retournèrent vers le dortoir, d'abord l'un contre l'autre, puis s'écartant insensiblement au fur et à mesure qu'ils approchaient du reste des colons. Une fois rendus, ils allèrent se coucher près de Giovanni et des enfants, mais séparément, cette fois. Hubert parut s'endormir rapidement, comme si la conversation l'avait vidé. Albérich, de son côté, lorgna longuement le plafond, peu inquiet d'une insomnie qu'il avait anticipée.

[Taliesin]

Ainsi fut-il témoin de la nuit agitée de ses compagnons de mésaventure.
Ainsi put-il constater que la distribution de valériane n'avait pas été, loin s'en fallait, une vaine précaution.
Car même parmi ceux qui avaient choisi de boire l'infusion, les sommeils troublés ne furent pas rares. Ce fut plutôt l'inverse. Néanmoins, la plante limita les plus violentes manifestations de cauchemars : les cris furent peu nombreux et, lorsqu'ils survenaient, il y avait toujours quelqu'un pour intervenir promptement.
Les insomnies, elles non plus, n'étaient pas une exception.
Parmi ses voisins immédiats, seuls Ruth et les jumeaux dormirent comme des bienheureux. A l'inverse, Alban et Giovanni ne cessèrent de se tourner et de se retourner de toute la nuit. Ce fut d'ailleurs pour le Luménien l'occasion de découvrir que le barde était quasiment aussi bavard endormi qu'éveillé...

[Galathée]

Le Luménien demeura à l'écoute de la nuit. De temps en temps, il sombrait quelques minutes, puis rémergeait un moment, avant de plonger à nouveau. Instants de torpeur hachés, il serait peu reposé le lendemain, et se fit une note mentale de mémoriser le sort adéquat pour lever sa fatigue. Il ne pouvait pas être diminué, même s'il ne tentait pas de lutter contre cette fuite du sommeil.
Elle était logique.
Mais il veillait à rester dans l'instant présent, à écouter les respirations, les soupirs, les déclarations de Giovanni quand il se retournait. Se laisser glisser vers le passé ou le futur ne servirait à rien.
Il ne put s'empêcher de songer à Etienne, cependant, à Barthélémy. A Marthe qui rentrerait, qu'il avait quittée en mauvais termes, à Louis. A Ezéchiel qui tout conseiller qu'il était avait pris des risques, lui aussi, presque surpris qu'Hubert n'y ait pas fait référence. Aux enfants. Aux petits Paludiers. A la tristesse des instituteurs. A Gus qui avait survécu à Morféa pour être pris par les Ithiliens. A Oghma, maintenant. A Lathandre. Aux gemmes magiques. A Solarcis. A Combeloup. Il devait prévénir l'extérieur, il n'avait pas songé à le faire en premier lieu, mais ce serait nécessaire. Qui contacter ? Alaric ? Longuehune ?
Et encore et encore, en kaléidoscope de pensées confuses, embrumées de fatigue.

[Taliesin]

Le barde se retourna une nouvelle fois dans son sommeil et grommela... des excuses.
Des excuses adressées à Albérich ne savait qui mais qui concernaient son pourpoint déchiré.
Auparavant, il avait murmuré à propos de la fresque inachevée, de son matériel qu'il était prêt à prêter, d'une invasion qu'il fallait repousser...
Il avait même énoncé, très distinctement, des consignes de prudence. Celles adressées, la nuit précédente, à sa fine équipe ?
Au moins ses bavardages inconscients distrèrent-ils le clerc au cours de cette longue, très longue nuit...
Une très longue nuit qui touchait enfin à son terme. Il ressentit, en lui, l'approche de l'aube.
Hubert devait la ressentir aussi, car il commença à bouger, annonce d'un prompt réveil.
Le premier à se redresser fut toutefois Alban, qui jeta sur son maître et sur le Luménien un regard hésitant.

[Galathée]

Albérich lui jeta un sourire un peu somnolent, tandis qu'Hubert émergeait, complètement chiffonné. Le Luménien eut même l'impression qu'il lui fallait quelques secondes pour se remémorer où ils se trouvaient. Il remarqua lui aussi la mine du petit garçon.
" Ça va ? demanda-t-il d'une voix encore un peu rauque. Tu veux venir prier avec nous ?"

[Taliesin]

Le môme vira immédiatement au cramoisi.
-Je... C'est sans doute idiot, parce que je n'ai plus fait ça depuis longtemps, parce que je ne suis même pas sûr de vraiment savoir comment on s'y prend...
Il baissa les yeux.
-Mais je me dit que... Enfin... Peut-être que, je ne sais pas, ça pourrait me faire du bien. Et je promets... De me faire tout petit, de ne pas vous déranger...

[Galathée]

" Il n'y a aucun risque que tu nous déranges, chuchota Hubert en se mettant debout. Quand Albérich prie, le plafond pourrait lui tomber sur la tête qu'il ne broncherait pas.
— Très drôle." souffla le Luménien en leur faisant signe de le suivre.
Il fallait qu'ils trouvent une pièce ouverte vers l'est, aussi se dirigea-t-il dans cette direction, au jugé.
" Et il n'y a pas de manière de s'y prendre. Tu fais comme tu veux, comme tu peux. L'important, c'est que ça vienne du coeur. Et même si ça ne dure que trois minutes, ça n'a pas d'importance. Mémorise peut-être le trajet, cela dit... Albérich et moi devons prier une heure pour retrouver notre énergie divine, tu pourrais t'ennuyer."

[Taliesin]

A quelque distance derrière eux, Gabriel était également en train de se lever.
-Je pensais mémoriser le trajet, messire, souffla le gamin. Je voudrais essayer d'aider pour le petit-déjeuner.
Il marqua une nette hésitation, prit une profonde inspiration puis ajouta en baissant le ton :
-Messire... Je ne sais pas si... Si les paladins et les clercs prient comme nous. Si vous... adressez des mots ou... des pensées à Lathandre. Mais si c'est le cas, est-ce... est-ce que vous pourriez... Lui dire que je suis désolé d'avoir dû tuer des gens ? Que je suis désolé, aussi, pour leurs familles qui vont souffrir à cause de ça ?

[Galathée]

Le paladin grimaça et s'arrêta en milieu de couloir. Albérich hésita un instant, puis s'immobilisa à quelque distance, pour ne pas être indiscret. Cela concernait Hubert et son écuyer, il ne voulait pas s'immiscer dans leur relation. Il interviendrait si on le lui demandait, mais il était persuadé que son ami pouvait gérer la situation, à sa manière, peut-être un peu maladroite mais sincère.

***

Hubert pinça les lèvres.
" Alban. Je suis vraiment désolé que tu aies dû... faire ce que tu as fait l'autre soir. J'aurais préféré... j'aurais préféré que vous soyez restés en dehors des combats. Même si tu aspires à devenir chevalier... Tu es encore bien trop jeune pour tout ça, mais... tes regrets sont tout à ton honneur et tu dois savoir que Lathandre... sait que tu n'as pas eu le choix... Je le lui dirai encore, dans mes prières, je te le promets... Mais tu ne dois pas porter ça sur tes épaules... Tu as fait ce que tu pouvais, quand il le fallait, tu ne dois pas t'en vouloir."

[Taliesin]

-Je ne sais pas si je m'en veux vraiment... souffla Alban d'une voix mal assurée. Je ne suis pas content de l'avoir fait mais... Ça a permis à des gens de ne pas être tués, de ne pas être capturés. Donc... C'était utile et songer que ça l'a été... me réconforte. Mais malgré cela, je n'arrête pas de penser... A ceux que ces soldats laissent derrière eux. Je sais trop bien comme c'est douloureux de perdre ceux qu'on aime.
Il s'interrompit et s'essuya les yeux d'un revers de manche.
-Enfin... Voilà. Je suis désolé de vous ennuyer avec ça, je me doute que vous avez bien d'autres soucis en ce moment... Mais justement, je me disais que comme... Comme j'ai de la peine pour tous ceux qui n'ont rien demandé mais qui vont quand même souffrir, comme je ne peux pas le leur dire directement et comme je n'ai pas envie d'embêter qui que ce soit avec ces histoires... Prier pour eux est peut-être la meilleure solution...

[Hubert de Maleval]

Hubert fronça les sourcils. Ce gosse avait l'art d'emprunter des chemins tortueux...
" Alban. Fais ce qui te semble juste. Tu ne peux pas te tromper, en ces matières. Mais les hommes que tu as tués ont choisi la vie de soldat, et leurs proches savaient qu'ils partaient au devant d'un danger. Cela n'atténue pas toujours la souffrance, mais... elle fait partie du contrat."
Il lui pressa doucement l'épaule, en lui imprimant un mouvement pour qu'ils repartent vers Albérich, qui les précéda sans les attendre.
" Tu dois moins te charger, mon garçon... mais si tu as besoin de parler, tu peux toujours venir me trouver. J'ai des choses en tête, c'est vrai, mais j'aurai toujours de la place pour toi. Et si je n'en ai pas... Tu as le droit de me rappeler à l'ordre, et je t'en ménagerai."

[Taliesin]

-Messire, je ne vous reprochais rien, je suis désolé si c'est l'impression que j'ai donnée, souffla l'écuyer en se remettant en marche.
Il demeura quelques instants silencieux.
-Pour le reste... Ces soldats ont choisi leur métier, oui. Et leurs conjoints savaient ce qu'il en était quand ils les ont épousés. Mais... Je pensais surtout à leurs enfants qui eux, n'ont jamais eu leur mot à dire et ont juste été mis devant le fait accompli. Alors penser que j'ai pu leur infliger ce qu'on m'a infligé à moi.. même si ce n'est pas tout à fait la même chose... ça me rend malade.
Il soupira.
-Avoir pu le dire, c'est déjà bien. Et je vais essayer de le dire d'une autre manière quand nous serons arrivés. On verra bien ce que ça donne.

[Hubert de Maleval]

Hubert aurait bien aimé savoir quoi en dire. Bien des soldats avaient des enfants, et certains de ceux-ci devenaient orphelins. C'était la loi de la guerre. Sans doute ceux qui risquaient leur vie auraient-ils dû avoir la générosité de ne pas avoir de progéniture, mais ce n'était pas aussi simple... Se reproduire était fondamental pour bien des gens, et si Hubert ne le comprenait pas vraiment, il ne serait jamais permis de juger.
" C'est sage."
Il ne put s'empêcher de se demander si, avec ce genre de scrupules, le gamin était vraiment taillé pour devenir un combattant.

[Taliesin]

Les salles donnant à l'est ne manquaient évidemment pas, mais vu la manière dont étaient disposées leurs fenêtres - c'est à dire en hauteur -, vu qu'elles étaient constituées de vitraux, les clercs et le paladin n'auraient pas de vision directe sur l'horizon, sur l'aube naissante... Restait la possibilité de gagner les étages, cependant.
Toutefois, s'ils optaient pour cette solution, ils devraient se hâter car, à voir comme la luminosité avait tendance à croitre rapidement, l'aurore ne tarderait plus...

[Hubert de Maleval]

Albérich était déjà en train de commencer ses prières, aussi Hubert l'imita-t-il, non sans avoir jeté un coup d'oeil encourageant à Alban au préalable. Le soleil se répercuterait dans les vitraux au fur et à mesure de son lever, et de toute façon, c'était l'intention qui comptait. Ils trouveraient une meilleure salle, à l'étage, pour le lendemain.
Mais toute considération pratique s'effaça dans la communion entre le paladin et son dieu. L'énergie pulsa dans son corps, emplissant chacune de ses fibres d'un chant ténu et irrépressible, d'espoir et de force, et le temps et l'espace furent abolis.
Quand il émergea, il croisa le regard d'Albérich et lui sourit. Alban avait disparu mais Gabriel était non loin. Le Luménien attendit que son jeune collègue ait terminé, et ils repartirent tous trois dans les couloirs.
" Vu ce qu'il est arrivé... Je me demande si je devrais organiser une cérémonie officielle chaque jour pour aider les gens à retrouver l'espoir... mais dans le même temps, ce serait peut-être profiter de la situation... et la communauté me parait globalement peu religieuse."

[Taliesin]

-En même temps, dans les situation de crises, rares sont les hommes à ne pas se tourner vers les dieux pour trouver du soutien, du réconfort.
Gabriel, évidemment radieux, eut un large sourire.
-Je trouve donc ton idée excellente, d'autant que je comptais aborder le sujet avec toi... Et puis, qui mieux que Lathandre pour insuffler dans nos rangs l'espoir qui pourrait nous faire défaut ? De surcroit, du moment que nous n'obligeons personne à venir, du moment que cela reste sur la base du volontariat, aucun risque que l'initiative soit prise pour une manœuvre opportuniste...

[Galathée]

" Alternativement, je pourrais proposer à Thibault de l'animer avec moi... avec nous, en fait. Je n'aimerais pas qu'il se sente marginalisé et il n'est pas novice en matière de culte... Evidemment, on ne célèbre pas Sunie comme on célèbre Lathandre, peut-être sera-t-il impossible de nous accorder... Mais peut-être qu'en l'invitant à... organiser quelque chose, lui aussi... Je ne sais pas. Je ne veux pas froisser de susceptibilités. Je ne veux pas décevoir les gens, non plus. Prier peut leur insuffler du courage, mais c'est toujours nous, à notre échelle, qui devrons changer les choses."